Je ne reverrai plus le mondeUn récit qui commence comme un voyage dans le passé. Quarante-cinq ans exactement. A moins que ce ne soit cinq siècles. Un récit où le temps présent se fige et devient omniprésent pour un homme sans futur, condamné à la prison à perpétuité. Cet homme, c’est Ahmet Altan. Redevenu Ahmet Hüsrev Altan pour la police, ses juges et ses geôliers. L’écrivain turc, emprisonné pour avoir été accusé de participation au push raté de 2016, nous livre avec Je ne reverrai plus le monde, un témoignage d’une Turquie hors du temps avançant trop lentement pour que l’Histoire ne se replie sur elle et que l’oppression ne broie à nouveau les opposant·e·s politiques. Ce témoignage, c’est son témoignage. Celui de cet homme condamné à vivre hors du temps et qui trouve la force dans l’inexorable foi que, si on refuse de jouer le rôle que la réalité nous impose, la réalité ne peut nous conquérir.

Par une phrase improbable, le refus d’une cigarette offerte par le policier qui était venu l’arrêter, sous prétexte que « je ne fume que quand je suis nerveux », Ahmet Altan ne se libère pas, mais il reprend son destin en main. Et à l’instar de la Turquie qui retourne dans son passé en l’emportant avec elle, Ahmet Altan montre la voie aux oppressé·e·s du monde entier en revisitant l’Histoire, celle de Jules César, Saint-Just, etc. sans oublier celle de son propre père.

 

Ahmed ALTAN, Je ne reverrai plus le monde, Actes Sud, Paris, septembre 2019

WhatsApp Image 2019 12 01 at 110140Bienvenue chez Bélouga, une entreprise où quand la devise « Be happy, have fun and make money » descend du CEO successivement vers les différents managers, officers, assistants pour arriver aux « insignifiants stagiaires », elle se réduit finalement à l’essentiel : « Make money ». Quand une restructuration est annoncée, c’est en point divers du conseil d’entreprise. Mais rassurons-nous, Bélouga vit avec son temps et cette restructuration sera coconstruite avec l’ensemble du personnel... Sauf s’il n’est pas d’accord. Et la nouvelle appli RH est tellement performante, que Roger et Alfonso ne parviennent plus à y encoder leurs demandes de congé.

On l’aura compris, chez Bélouga, c’est avec un cynisme et une ironie généralisés que les Moutons d’Alsy, qu’ils soient N-1, N, N+1, voire N+0.5, survivent dans un monde où les techniques managériales se fichent de leurs conséquences sur le bien-être et la convivialité au travail. Un arrêt maladie devient une demande de télétravail occasionnel et chaque «collaborateur» fait preuve de faculté d’adaptation en s’habituant au fait que ses collègues soient débordé·e·s. Dans ce deuxième tome, au fil des soixante-et-une planches dessinées sobrement, mais avec une expressivité efficace, sont croquées avec humour des situations qui nous semblent tellement justes et réelles, qu’on en finit par se demander si Bélouga, ce ne serait pas simplement le reflet de notre société. 

 

ALSY, Les moutons, In job we trust ! Renaissance du Livre, Waterloo, 2019

content 286 A cote de nous le deluge C1 rvbBRPour beaucoup, le geste est familier. Choisir sa capsule parmi une multitude de goûts (corsé, fruité, doux...) la placer dans le petit réservoir prévu à cet effet, presser et humer l’odeur du café qui s’en dégage avant de le consommer. Un geste banal, convivial même... Sauf quand on daigne regarder l’envers du décor, celui des conditions de production de ces capsules d’aluminium. Fabriquées à partir de la bauxite extraite de gisements situés dans le sud de l’hémisphère, elles ont un coût environnemental et humain qui donneront au café un goût amer. Pour leur fabrication, des pans entiers de forêt sont défrichés, des habitats naturels détruits, des hommes et femmes exploité·e·s dans les mines...

Un simple exemple ? Un parmi d’autres que Stephan Lessenich, professeur de sociologie à l’Université de Munich, utilise pour décrire le concept d’externalisation qui caractérise les sociétés industrielles et riches du Nord. Une prospérité acquise « à travers leur capacité de transférer aux pauvres d’ailleurs le fardeau de leur développement industriel », les profits des uns correspondant aux pertes des autres. Mais cette vie aux dépens des moins bien lotis ne pourra pas se prolonger indéfiniment. Un avertissement ? Plutôt un constat. Le déluge social et écologique dont parle Stephan Lessenich est déjà là, à côté de nous. Une prise de conscience à laquelle au sortir de ce livre on ne peut plus échapper et qui ne peut que nous inciter à une remise en question du capitalisme d’abondance dans lequel nous baignons. #

 

 

Stephan Lessenich , À côté de nous le déluge, La société d’externalisation et son prix, Montréal, Écosociété, 2019, 232 pages

capital et ideologie 1318903 264 432Thomas Piketty s’est fait un nom suite à la parution, en 2013, d’un ouvrage qui fait aujourd’hui référence dans les milieux économiques et politiques progressistes. Le capital au XXIe siècle se penchait avec brio sur le creusement des inégalités des revenus et des patrimoines depuis une quarantaine d’années. Capital et idéologie poursuit le travail entamé. Remarquablement bien écrit, le livre dessine d’abord une sorte de fresque qui a pour ambition de proposer une histoire à la fois économique, sociale, intellectuelle et politique des régimes inégalitaires (système des castes en Inde, dette haïtienne imposée par la France à son indépendance, mainmise des oligarques russes sur la propriété publique...).

Mais l’intérêt majeur de l’ouvrage réside dans les solutions que propose Thomas Piketty pour réduire les inégalités et empêcher une alliance entre ce qu’il nomme l’« hypercapitalisme » et les positionnements nationalistes et identitaires. Parmi ces solutions, l’instauration d’un impôt sur la propriété « fortement progressif » pouvant atteindre 90 % pour les patrimoines les plus élevés; la cogestion des entreprises (les salariés recevant 50 % des sièges dans les conseils d’administration); le relèvement des taux des tranches supérieures de l’impôt sur le revenu et les successions (jusqu’à 90 %) ; le rééquilibrage effectif et vérifiable des dépenses éducatives en faveur des zones défavorisées; la création d’un cadastre international contre l’évasion fiscale... Ce qui frappe après avoir refermé l’ouvrage, c’est la posture résolument optimiste de l’économiste qui tend ici à prouver que, oui, une alternative est possible ! Puissent certains décideurs y trouver de l’inspiration... 

 

 

Thomas PIKETTY, Capital et idéologie, Paris, Seuil, 2019, 1232 pages

533x800 BrancoC’est l’un des ouvrages qui a marqué le milieu de l’édition en France cette année. Pour la polémique qu’il a suscitée, mais aussi pour son nombre d’exemplaires vendus (près de 100.000). Son titre : Crépuscule. Son auteur : le jeune et charismatique avocat franco-espagnol Juan Branco, fervent défenseur des Gilets jaunes. Son contenu : un pamphlet anti-Macron qui tente de livrer une cartographie des réseaux du pouvoir dans l’Hexagone. Et c’est là le principal intérêt de cet ouvrage, préfacé par Denis Robert, à mi-chemin entre l’essai et l’autobiographie.

Tout au long du récit, l’auteur décrit avec acidité la démocratie française qu’il analyse comme étant confisquée par une élite économico-politico-médiatique. Selon l’auteur, celle-ci tire les ficelles derrière le président de la République, Emmanuel Macron « Immaculée Conception, créature et instrument des intérêts de caste ». Ce même président qui « a été « placé » bien plus qu’il n’a été élu. Et la presse a agi en ce domaine avec complicité. » Les accusations se succèdent au fil des pages ; les théories avancées sont particulièrement séduisantes quand il s’agit d’analyser les différents réseaux d’influence. Mais là où le livre convainc moins, c’est que « l’enquête » promise pèche parfois par manque de consistance. Au final, même si l’ouvrage est à lire avec certaines précautions, il permet tout de même de deviner une démocratie française particulièrement malade et vulnérable. 

 

 

Juan BRANCO, Crépuscule, Paris, Éditions Au diable Vauvert, 2019, 312 pages

sorcieres mona chollet livreDans cet ouvrage, l’essayiste Mona Chollet se penche comme son titre l'indique sur la figure de la sorcière. De la mauvaise femme, repoussante, hideuse, au nez crochu surmonté d’une verrue, à l’héroïne dotée de superpouvoirs, entourée d’une aura fantaisiste qui stimule l’imagination, la sorcière est le réceptacle de représentations diverses, contrastées, contraires même. Les plus négatives sont, "sans conteste, celles qui se sont forgées à la Renaissance, lorsque le mot sorcière a pris la pire des marques d’infamie et a valu aux femmes qui se voyaient attribuer cette étiquette, la torture ou la mort".


Dans Sorcière, l’auteure s’interroge sur les archétypes féminins qui se sont construits lors de ces chasses aux sorcières et qui, selon elle, sont toujours là, enfouis dans notre inconscient culturel collectif. "Les siècles de censures, d’autocensure, d’hostilité et de violence ont laissé des traces dans les représentations que nous nous faisons de la féminité". L’indépendance et le célibat des femmes, le refus de maternité, la vieillesse restent des manières contestées ou rejetées d’être femme dans un monde pétri de patriarcat et qui méprise les formes de rationalité qui prennent en compte l’émotion et l’intuition. Un monde que Mona Chollet nous invite à mettre sens dessus dessous... non pas à coup de baguette magique, mais par une réflexion savamment argumentée et documentée. À découvrir. 

 

 

Mona CHOLLET, Sorcières, La puissance invaincue des femmes, Paris, La Découverte, 2018, 242 pages

1000949 1Les 16 et 17 avril derniers se tenait la 97e Semaine sociale du MOC. Intitulée « Le Mouvement social face à l’urgence écologique », elle a notamment accueilli des témoins de luttes et alternatives autour des objectifs et des modes d’action possibles pour mettre en œuvre une transition écologique. L’occasion de souligner à quel point la démocratie et le renforcement du pouvoir d’agir des hommes et des femmes sont au cœur de la transition écologique. Martin Hamoir, membre de la ZAD de Haren s’en est fait l’écho d’une manière particulièrement passionnante en témoignant de la richesse des interactions, activités, débats, formes d’entraide et luttes politiques qui fourmillent autour de la lutte pour la défense de ce quartier et de ce territoire et de la résistance au mégaprojet de prison que les autorités prévoient d’y implanter.


Un livre vient tout juste de paraître sur la lutte à Haren : Ni prison, ni béton. Contre la maxi-prison de Bruxelles et son monde . Il reprend une compilation des textes, tracts, photos, dessins, témoignages parus ces dix dernières années sur la lutte à Haren, ainsi que des textes et photos inédits. Résultat d’un travail collectif qui s’est étalé sur plus d’un an, ce recueil est réalisé à l’initiative de Jérôme Pelenc et avec le concours principal du comité des habitants de Haren et des membres d’une série d’associations présentes tout au long de la lutte. Pour en savoir plus sur le livre et la manière de se le procurer : http://niprisonnibetonlelivre.be/  #

 

Ouvrage collectif, Ni prison, ni béton. Contre la maxi-prison de Bruxelles et son monde, Bruxelles, maelstrÖm reEvolution, 2019

unnamedMoi, l’extrême droite, je pensais que c’était définitivement terminé, que nous avions d’autres priorités à prendre à bras-le-corps. [...] Mais je me trompais ». C’est sur cet amer constat que Guillaume Lohest entame son court – mais néanmoins dense – ouvrage Entre démocratie et populisme. Cette prise de conscience du retour de « la bête immonde » ne vient pas de nulle part. Elle est l’aboutissement d’une démarche introspective menée en août et octobre 2018. Racontée sous le format du journal, elle va de découvertes en questionnements pour établir les formes que prennent l’extrême droite et le populisme. Chez nous mais pas seulement. Au fil des jours, on voit défiler les projets de Steve Bannon contre l’Union européenne, les rapprochements suspicieux entre Poutine et l’extrême droite autrichienne, la vitalité retrouvée du Parti Populaire de Modrikamen, la montée du fascisme en Italie, le déploiement du racisme décomplexé... Mais comment éviter la propagation de ce climat fasciste et populiste ? L’auteur propose en seconde partie du livre une liste de pièges à éviter. Des pièges qui nous concernent tou·te·s, y compris à gauche, dans le camp des progressistes et chez ceux·celles qui se pensent indépendant·e·s du problème. Car de son aveu même, il suggère un regard impertinent sur toute une série de postures, d’attitudes, de discours apparemment prodémocratiques qui seraient en fait susceptibles de participer, sans doute sans le vouloir, à l’affaiblissement de la démocratie. Un livre qui résonne comme une mise en alerte des consciences et qui intéressera tou·te·s ceux.celles pour qui la démocratie n’est pas un acquis définitif et immuable... 

 

 

Guillaume LOHEST, Entre démocratie et populisme, 10 façons de jouer avec le feu, Bruxelles, Éditions Couleur Livres, 2019

Livre disponible sur demande aux Équipes populaires, 081.73.40.86 – secré­­­­­­­ta­­­­­­­riat@equi­­­­­­­pes­­­­­­­po­­­­­­­pu­­­­­­­laires.be

9782355221170Jean-Baptiste Vidalou est agrégé de philosophie. Il est aussi bâtisseur en pierre sèche. Après plusieurs années à vivre dans les Cévennes, à deux pas de la forêt locale, il s’est lancé dans l’écriture d’un ouvrage passionnant dans lequel, à travers la forêt, il part à la rencontre de ceux et celles qui construisent un autre rapport au monde. Pour l’auteur, « il s’agit de voir comment nous sommes forêts. Des forêts qui ne seraient pas tant ce bout de nature sauvage qu’un certain alliage, une certaine composition tout à fait singulière de liens, d’êtres vivants, de magie ».


Derrière cette vision presque poétique du sujet, il y a une farouche critique de notre économie capitaliste ainsi que de notre rapport au progrès. « La dévastation du monde est devenue cet objet que l’on regarde d’"en haut", depuis nos satellites », écrit-il ainsi, pointant par exemple que « Google nous dit que la Terre aurait perdu 2,3 millions de km2 de forêts entre 2000 et 2012 ». En retraçant l’histoire de différentes forêts du globe et des luttes qui s’y mènent pour la sauvegarde du vivant, Jean-Baptiste Vidalou revendique aussi un autre rapport au territoire. Il se place dans le cadre d’« une sensibilité commune qui se bâtit contre cette science militaire qu’est l’aménagement du territoire ». Dépassant le cadre purement environnementaliste, il en profite également pour se positionner contre la transition énergétique vue par le prisme des révolutions technologiques (compteurs intelligents, objets connectés...) qui réduisent tout à de l’économie.
Un livre iconoclaste qui apporte un regard différent mais riche sur les grands débats climatiques et écologiques du moment. 

 

 

Jean-Baptiste VIDALOU, Être forêts. Habiter des territoires en lutte, Paris, Éditions La Découverte, 2017, 202 pages

9782707198815Le constat de l’essayiste français Benoît Borrits est clair. Pour lui, la gauche n’a plus de projet de dépassement du capitalisme. Dans Au-delà de la propriété, l’auteur explique ainsi que la gauche a échoué à imposer la propriété collective des moyens de production, que ce soit via l’étatisation ou le modèle coopératif. Le premier de ces modèles implique une concentration du pouvoir excluant ceux.celles au nom de qui elle a été réalisée. L’idée de coopérative, quant à elle, montre ses limites car le capital tend la plupart du temps à reprendre le dessus en cas de succès de l’entreprise. Les échecs de ces deux grandes formes de propriété collective sont, selon Benoît Borrits, inhérents à la notion même de propriété. Il la considère comme excluante et centralisatice par nature : « Même collective, une propriété reste un instrument d’oppression ».


Après un nécessaire aperçu historique qui met en lumière les différents échecs de ces expérimentations, l’auteur s’attaque aux solutions. Celles-ci passent par les « communs », à savoir des ressources partagées, gérées et maintenues collectivement par une communauté. Il promeut aussi d’autres types d’entreprises, parmi lesquelles des coopératives qui appartiennent aux travailleur.euse.s, supervisées par les usager.ère.s. Des coopératives qui échappent aux lois du marché et qui doivent s’inscrire dans un autre système économique, plus socialisé et une autre forme de démocratie, ancrée dans des expériences concrètes. Selon Benoît Borrits, c’est l’articulation de ces différents communs qui permet d’envisager la disparition totale de la propriété productive.
Des idées séduisantes qui révèlent toutefois un impensé : la manière concrète d’arriver à cette économie des communs. 

 

 

Benoît BORRITZ, Au-delà de la propriété. Pour une économie des communs, Paris, La Découverte, 2018, 250 pages

Le Gavroche

Les inégalités jusqu'au bout des dents

Franck Vandenbroucke veut interdire aux dentistes de facturer «des honoraires supérieurs… Lire la suite
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