« Informer pour libérer », c’est la consigne que se donnera rapidement La Cité. Fournir aux lecteurs les clés de leurs propres choix, c’est, assurément, une grande ambition à laquelle elle s’efforcera d’être fidèle, insiste-t-on dans cet ouvrage en faisant remarquer que, dès l’éditorial du premier numéro paru le 1er octobre 1950, transparaissent les valeurs chrétiennes qui « peuvent rendre le monde meilleur ».


Ces valeurs chrétiennes « justifient l’engagement dans le combat social ». Et de préciser que « c’est là que, peu à peu, La Cité va fonder ses positions et devenir une voix pour les exclus de la société : les victimes de l’injustice, de l’inégalité, de la misère, de l’inculture, du racisme, de la violence. C’est là encore qu’elle va trouver la base de ses combats pour la paix, pour la décolonisation, pour l’émancipation du Tiers-monde, pour la démocratisation de la politique, de l’économie et de l’enseignement ». En prenant peu à peu ses marques, le quotidien fait la part belle à l’information sociale, l’enseignement, les relations internationales, les nouvelles régionales et sportives.
« Tout de suite apparaissent les éditoriaux de Mgr Cardijn, le fondateur de la JOC, un des promoteurs de La Cité et voix alors très écoutée aussi au-delà du Mouvement ouvrier chrétien. Très tôt également — en mars 1951 — les lecteurs découvrent une rubrique inédite, une revue de presse hebdomadaire intitulée “Ce que pensent les Flamands”. Elle n’a pas d’équivalent et, sauf erreur, il faudra attendre les années 2000 pour qu’apparaissent dans les quotidiens des initiatives similaires. Dès novembre de la même année, Yves Urbain, professeur à l’UCL et futur ministre-secrétaire d’État à l’Économie régionale (1966-1968), livre également à La Cité un éditorial qui est un peu le pendant de celui que l’inoxydable Fernand Baudhuin fournit à La Libre Belgique. Le journal installe solidement les rubriques qui demeureront toujours celles de sa marque : “Les travailleurs dans la cité”, “L’école au service des hommes”, “La femme dans la cité” et, plus tard, une page journalière appelée “Vie quotidienne”. Consciente aussi de son rôle en matière culturelle, La Cité propose également, dès le début, un “Panorama des arts et des lettres” qu’animeront plusieurs journalistes spécialisés de la rédaction et, à diverses époques, des collaborateurs renommés comme Pierre Berthier ou Georges Sion, futur Secrétaire perpétuel de l’Académie royale de langue et de littérature françaises. Se voulant aussi instrument de service et de participation, le quotidien crée encore des rubriques qu’il poursuivra jusqu’à la fin de sa carrière : “Questionnez, nous répondons” et “Vous avez la parole” où les lecteurs peuvent poser leurs problèmes à la rédaction et exprimer librement leur opinion. Innovation alors dans la presse belge : chaque année, au mois de mai, un important numéro spécial est consacré aux orientations scolaires et professionnelles. Mais, journal de petit tirage, distribué à Bruxelles et dans l’ensemble de la Wallonie et, dès lors, sans lectorat concentré dans une zone géographique précise, il intéresse modérément les annonceurs. Ce sera toujours un de ses handicaps » (*).

Pas comme les autres

La forme aussi s’avère particulière. Le hasard faisant bien les choses, le dessin de son titre et celui de sa maquette vont faire l’objet du travail d’un des graphistes les plus réputés de l’époque, Lucien De Roeck professeur à La Cambre et auteur des affiches de l’INR comme de celles des malles Ostende-Douvres sans parler de l’étoile aux cinq branches asymétriques de l’Expo universelle de 1958. C’est lui aussi qui, à la Libération, réalise les maquettes du journal du Palais des Beaux Arts, de La Lanterne, du Phare et du Quotidien.
« Pour La Cité, De Roeck joue, avec bonheur, avec les caractères qu’il connaît si bien et dessine ce titre particulier, d’une très grande modernité, qui inspirera encore, trente-cinq ans plus tard, celui de La Cité passant au format tabloïd. La présentation du journal est très novatrice pour l’époque. La mise en page sur sept colonnes se veut dynamique. Les titres sont plus grands que dans la plupart des autres quotidiens. Le style est vif et se veut compréhensible. Le directeur invente un personnage simple, de bon sens : “Vous écrivez pour le facteur de Florenville”, dit-il à ses journalistes. La dernière page, consacrée aux sports, se présente comme une autre première page avec ses titres quelquefois sur sept colonnes et sa présentation soignée. C’est une innovation. Le lundi matin, la vraie Une est largement occupée par des informations et des photos sportives. C’est du jamais vu et cela se remarque. La Cité, décidément, n’est pas un journal comme les autres. On a tôt fait de le constater. Et pas seulement dans la forme. Pendant toute son existence, le quotidien ne cessera de marquer le paysage médiatique par ses analyses, ses prises de position et ses initiatives. Rarement, elles passeront inaperçues. Très souvent, elles seront reprises dans la presse écrite ou audiovisuelle. À telle enseigne que, longtemps, le journal en tirera argument promotionnel : La Cité, le journal le plus cité ! ».

Combat

Faire son métier en refusant de se laisser instrumentaliser, c’est le défi relevé par l’équipe de La Cité tout au long de son existence. Parmi les moments difficiles vécus par la rédaction du quotidien figurent les lendemains des élections législatives du 31 mars 1968 organisées suite à la chute du gouvernement Vanden Boeynants — De Clercq sur l’affaire de Louvain. En résulte une forte progression de la Volksunie, du FDF et du Rassemblement wallon avec obligation pour le monde politique de se saisir du contentieux communautaire. « Formé le 17 juin 1968, le gouvernement Eyskens-Merlot (Eyskens — Cools à partir du 27 janvier 1969) ne dispose pas de la majorité des deux tiers requise pour une révision de la Constitution. Afin de débloquer celle-ci, il institue deux groupes de travail successifs, ouverts aux partis d’opposition. Des résultats importants sont engrangés à propos de l’autonomie culturelle, demandée par les Flamands, et de la décentralisation administrative et économique — souhaitée par les Wallons. Cependant, des points litigieux subsistent, en partie Bruxelles et sa périphérie. » Une fois ce constat posé, ce projet apparaît comme « une tentative de solution qui a le mérite d’exister », mais « est déséquilibré en défaveur des francophones qui, sur plusieurs points sensibles — en particulier les garanties constitutionnelles à donner à la minorité dans les institutions nationales et les limites de Bruxelles — n’y trouvent pas leur compte. Le directeur du quotidien conclut : “Nous ne sommes certainement pas les seuls à estimer que, pour en faire un compromis bien équilibré et acceptable, il faudra y apporter des retouches importantes”. Tel est, effectivement, le point de vue d’une grande majorité des élus bruxellois d’expression française. Le soir même, Louis Dereau, secrétaire de la CSC et président du Conseil d’administration de La Cité, interpelle Jean Heinen : l’analyse de ce dernier lui paraît inacceptable. Le directeur du journal demande alors la réunion du comité de rédaction, en vue de trancher le différend.
En attendant la réponse du président, Jean Heinen revient sur le plan Eyskens dans deux articles publiés les 20 et 23 février 1970. Il y réitère ses réserves, et ce, alors que le député social chrétien bruxellois François Persoons va nettement plus loin : à l’égard des propositions gouvernementales, il adopte une attitude de “réticence totalement oppositionnelle”. Le 24 février se tient la réunion bimensuelle du comité de direction. Le différend Dereau-Heinen y est évoqué. Le premier nommé propose que l’affaire soit traitée par le Conseil d’administration, instance qui lui paraît la plus indiquée et dont une séance est fixée au 6 mars. Dans l’intervalle, le 3 mars, Jean Heinen adresse une note de neuf pages aux administrateurs de La Cité. Il maintient son point de vue : “L’accord proposé manque d’équilibre, n’est pas de nature à apporter l’apaisement et il convient de le faire amender autrement que sur des détails. C’est la position qu’a adoptée La Cité et c’est celle que je propose de conserver.” Suivent une analyse fouillée de chaque partie du plan Eyskens, assortie de commentaires explicatifs, et une comparaison des acquis obtenus, respectivement, par les Flamands et par les francophones. Près de quatre décennies après sa formulation, l’argumentaire demeure pertinent, notamment à propos du “carcan” bruxellois et du sort des six communes à facilités de la périphérie ». Divers heurts émaillent la vie du quotidien pour finir, à la longue, par s’aplanir. « Les péripéties évoquées ci-dessus montrent que La Cité est réceptive à la diversité des opinions qui parcourent les organisations ouvrières chrétiennes, divisées sur l’avenir du pays. Loin d’être aux ordres des dirigeants du MOC et de la CSC, sa rédaction entend à la fois demeurer fidèle aux valeurs portées par le journal et exercer le difficile métier d’informer avec rigueur, sans complaisance. Il est inévitable qu’un tel cap déplaise quelquefois et génère des heurts. Toutefois, ceux-ci se règlent en interne, non seulement dans les instances prévues à cet effet, mais aussi dans le respect absolu des personnes ».
Des moments de fête rythment également l’existence du journal, que ce soit à Charleroi où, le week-end des 27 et 28 septembre 1975, un grand rassemblement des lecteurs et des organisations du mouvement ouvrier est organisé à l’occasion du 25e anniversaire du quotidien ; à Liège où, pour les 30 ans du journal, du 10 au 12 octobre 1980, des festivités sont proposées à toutes les composantes du MOC autour du thème « Informer pour libérer » décliné sur des milliers de pin’s ronds portés par les participants.
Lors de la fête du 25e anniversaire, des décorations, les premières dans l’histoire du quotidien, sont remises par le ministre de l’Emploi et du Travail. Une médaille du Travail de 1e classe pour Louis Bernard, véritable mémoire vivante durant toute sa carrière au Bureau de Liège, Raymond Callens et Gust Opdebeek. Sont faits chevaliers de l’Ordre de la Couronne : Lucie Bragard, Léon Delhalle, Henry Dantine et Jo Grinnaert tandis que Jean Heinen et Joseph Verhoeven sont promus respectivement chevalier et officier dans l’Ordre de Léopold. Sont aussi faits chevaliers de l’Ordre de Saint-Sylvestre Jean Petitjean (alias Pierre Wilvers) et Henri Renard, ce dernier recevant, en outre, la médaille d’hommage du ministère du Travail.

Chronique d’une mort annoncée

Les difficultés financières ont finalement raison de la grande aventure. Les tribulations sont évoquées en détail. Pourtant, aucun impact ne se marque apparemment sur la parution du journal. Au fil des ans, le quotidien poursuit son objectif. À la veille des élections du 8 novembre 1981, par exemple, « l’éditorial de Jean Heinen ne propose aux lecteurs aucune mouvance, aucun parti auquel accorder son vote — ce n’est plus d’époque — mais il les exhorte à se prononcer et à le faire pour de vrais changements : “Rarement scrutin électoral a, comme celui de demain, engendré chez les citoyens autant de lassitude, de dégoût, de désarroi, de peur. La pire des attitudes cependant serait de s’abandonner au ras le bol qui ouvre toujours le chemin aux ennemis de la démocratie.” Il faut voter, donc : “Pour un programme capable d’entraîner les changements économiques, sociaux, institutionnels et pour achever la réforme de l’État dans la voie fédérale.” Le verdict des urnes est clair : au Nord comme au Sud du pays, les sociaux-chrétiens font les frais de la crise. La Cité note aussi que la Flandre a voté plus radicalement sur le plan communautaire ».
Dans l’espoir de renverser la vapeur, un projet de réforme du journal voit le jour. L’été 1986 enclenche le compte à rebours pour la « révolution d’octobre » de La Cité dont la parution est programmée pour le 1er octobre en format tabloïd avec un nouveau lettrage du titre La Cité accompagné désormais d’un losange jaune. « Fidèle à ses engagements contre toutes les formes d’exclusion sociale, pour les droits et l’épanouissement des hommes où qu’ils vivent, La Cité de cette fin de décennie 1980 porte aussi les causes de l’écologie politique, des réfugiés et demandeurs d’asile, du monde associatif, et de ce qui préfigure déjà l’altermondialisme. Cela ne l’empêche pas de pratiquer davantage qu’auparavant l’humour, l’impertinence et le clin d’œil, qui vont se nicher jusque dans ses bulletins météo. Les prévisions du temps sont le prétexte, pour les deux secrétaires de rédaction, de se laisser aller, en alternance, à un court billet débridé, sous les pseudonymes de Micro-Climax et Superclimax. La Cité est sans doute le premier journal dont un bulletin météorologique aura été repris, un matin, dans la revue de la presse à la RTBF-radio ! ».
Un regain de vitalité momentané avant le coup de grâce le vendredi 13 novembre 1987 où le comité de direction décide l’arrêt du quotidien au 31 décembre 1987. Le personnel veut alors tenter l’impossible. « Jusqu’à son numéro ultime du 31 décembre, La Cité consacrera, en effet, chaque jour, plusieurs pages à sa propre aventure et à la folle croisade qui n’est plus seulement celle de son personnel, mais aussi celle de milliers de lecteurs ».
De leur côté, les propriétaires de La Cité ne croient pas au projet de la SDR et ils maintiennent leur intention de transformer le quotidien en hebdomadaire en recourant à mille et un stratagèmes pour arriver à leurs fins. Le 21 janvier 1988, le premier numéro de La Cité hebdomadaire paraît et le 28 décembre 1995, c’est la parution ultime accompagnée de ce commentaire de Pierre Schöffers : pour ce lancement « ce n’était plus vraiment la grande forme du petit format qui avait galvanisé les journalistes (…). C’était bien plutôt, au-delà du jeu de mots, la petite forme d’un format devenu trop grand ».

Presse d’opinion : RIP

Ce 28 décembre 1995, « L’adieu » ouvre une série de décès qui vont frapper la presse de gauche en Belgique francophone puisque, dans les six années suivantes, on assiste à la disparition de plusieurs journaux : Le Peuple, Le Journal de Charleroi, La Wallonie, Le Matin. Ce qui fait dire à Frédéric Antoine, de l’UCL, en ouverture d’un colloque organisé le 27 janvier 1996 à Louvain-la-Neuve : « La presse d’opinion ne semble pas avoir compris que le monde changeait. Et, avec lui, le rapport de l’homme à l’opinion et à l’engagement. La presse d’opinion n’a pas pu suivre cette évolution, et encore moins la précéder (…). La disparition totale de la presse d’opinion est-elle donc programmée dans les gènes d’une société post-industrielle, individuelle, consensuelle et dépourvue de lieux de débats ? ».
Dans la foulée, c’est l’avenir de la presse d’information qui se pose. De quoi faire réfléchir surtout si l’on croit qu’il est essentiel « d’informer pour libérer ».

Co-écrit par Florence Loriaux


(*) Toutes les citations de cet article proviennent de l’ouvrage « La Cité - 45 années de combat quotidien » rédigé par Marie-Thérèse Coenen, Jean-François Dumont, Jean Heinen, Luc Roussel, et Paul Wynants. Cet ouvrage est coédité par le CARHOP et le CRISP.

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