Coup d’œil dans le rétroviseur. L’ouvrage voulu par Jean Heinen — qui nous a récemment quittés —, et réalisé en collaboration avec Marie-Thérèse Coenen, Jean-François Dumont, Luc Roussel et Paul Wynants retrace les faits marquants de la vie du journal La Cité lancé le 1er octobre 1950 puis rayé définitivement du paysage médiatique le 28 décembre 1995. Une occasion exceptionnelle de suivre les péripéties d’une publication reconnue comme une émanation des organisations ouvrières chrétiennes jusqu’alors privées de droit de parole. Le moment aussi de redécouvrir divers événements qui ne sont pas sans rappeler des faits qui égrènent notre quotidien.


Écrire l’histoire de La Cité, c’est une façon de revisiter l’Histoire du pays à travers l’histoire d’un organe de presse qui, tout au long de son existence « aura à cœur de mériter son nom » en se fondant sur le fait que « La Cité, c’est la communauté de tous les citoyens, jouissant de libertés fondamentales et de droits égaux, qu’ils soient civils, politiques, économiques et sociaux ». Toute occasion est bonne pour rappeler les objectifs poursuivis dans ce journal : « Informer les hommes et les femmes de notre temps pour en faire des citoyens lucides et conscients, donner une voix aux victimes de toutes les injustices d’une société qui reste à modifier profondément ». Les questions économiques et sociales, la sécurité sociale, la démocratie dans l’entreprise, l’école pour tous, l’environnement, la défense des consommateurs, le sport privilégiant le côté humain en constituent les thèmes de prédilection 1. Des centres d’intérêt qui traversent le temps et restent aujourd’hui à la Une de l’actualité comme, à titre d’exemple, le communautaire.

De transferts en scission

Dans le pays, les tensions communautaires ne datent pas d’aujourd’hui. Les 22 octobre 1961 et 14 octobre 1962, à l’instigation du Vlaams Aktiekomite, des manifestations se déroulent dans les rues de Bruxelles sur le thème « Brussel Vlaams ». Le but est d’obtenir une modification des lois linguistiques de 1932. « Une loi du 8 novembre 1962 fixe la frontière linguistique et homogénéise le régime linguistique des provinces par quelques transferts de communes, dont celui des Fourons, désormais intégrés au Limbourg. Le 5 juillet 1963, le “compromis de Val Duchesse” consacre le régime des facilités dans six communes de la périphérie bruxelloise. Ces décisions entraînent une grande crispation des Wallons et des Bruxellois francophones » rappelle-t-on dans l’ouvrage où l’on reprend la position adoptée alors dans les pages de La Cité dès le 8 juillet, à savoir qu’on ne croit pas « qu’un arrangement aussi laborieusement conclu puisse être cette bonne solution » dont se réjouit alors M. Théo Lefèvre, premier ministre, en ajoutant « dans l’euphorie d’une entente immédiate, on ne saurait oublier que, pratiquement, tout encore reste à résoudre des problèmes wallons-flamands ». Alors qu’on annonce, pour le 27 octobre, une troisième marche sur Bruxelles, La Cité répète le 9 juillet 1963 : « Nous sommes loin d’être au bout de nos peines… Ce qui vient de se passer est un fameux coup de semonce. Va-t-on le prendre au sérieux ? » Et encore, le 10 juillet : « Il est trop simple de conclure des accords si, de l’une ou l’autre manière, on demeure dans l’ambiguïté. Est-on décidé à sortir de celle-ci ? » 2.
Suite à la manifestation organisée dans les Fourons, le 1er septembre 1963, pour protester contre le rattachement des six villages au Limbourg, le quotidien réaffirme son opinion selon laquelle cette démarche est une erreur et il voit en cette manifestation « un avertissement à prendre au sérieux si l’on veut, en ce pays, mettre fin à ces heurts qui ne nous ont que trop longtemps et trop stérilement opposés. L’affaire des Fourons a véritablement provoqué une crise de conscience dans l’opinion de la Wallonie. » Et de préciser que la création, en octobre 1966, d’une commission permanente pour l’amélioration des relations entre les communautés linguistiques, « soupçonnée d’ailleurs d’enterrer les problèmes », n’a pas empêché de nouvelles revendications flamandes. Une preuve ? L’Université de Louvain où, de 1965 à 1968, les incidents se multiplient du fait qu’elle propose son enseignement en français et en néerlandais alors qu’elle est située en terre flamande, une situation devenue intolérable pour les professeurs et les étudiants flamands qui réclament l’autonomie pour leur section.

Droit du sol élevé sur le pavois

Cet épisode universitaire ne manque pas de sel. Ainsi, en riposte à une manifestation annoncée par les étudiants flamands dans les rues de Louvain pour le mercredi 15 décembre 1965, les francophones décident de contremanifester le même jour à Hout si Plout, hameau du Condroz hutois minuscule à la limite du lieu-dit, et d’y créer la première université folklorique du monde ! Un « happening non violent » face à la violence revendicative des étudiants flamands. La voix de La Cité se fait entendre dès le 12 décembre en faisant observer qu’il n’y a pas « que des fils à papa francophones à Louvain, il y a aussi des démocrates et fils de démocrates. Les étudiants doivent-ils s’accommoder de n’être plus que tolérés à Louvain ? Peut-on accepter qu’au nom du futur, le droit des étudiants catholiques francophones à étudier aujourd’hui à Louvain soit contesté ? » 3.
Le 16 mars 1966, manifestation des étudiants flamands à Louvain au cri de Walen buiten. Réaction des évêques de Belgique qui constituent le Pouvoir organisateur de l’Université catholique et qui, le 14 mai 1966, publient une déclaration selon laquelle « ils garantissent le maintien à Louvain d’une section française complète disposant, à égalité avec la section flamande, du droit de vivre et de se développer ». Le 16 mai, c’est la grève des cours pour les étudiants flamands et le 22 mai, les cours sont suspendus pour les deux sections. Se déroulent alors des tractations soigneusement retracées par les auteurs : « Le 17 mai, le député CVP d’Audenarde, Jan Verroken, dépose une proposition de loi visant à réglementer l’emploi des langues dans l’enseignement supérieur. Ce texte implique le départ de la section française de Louvain. La Chambre refuse de le prendre en considération, mais la proposition est aussitôt réintroduite au Sénat et rejetée à parité de voix. Cependant, les tensions restent vives, notamment entre sociaux-chrétiens qui ne parviennent plus à s’entendre. Le Conseil d’administration de l’Université est, lui aussi, profondément divisé. Finalement, une mission de bons offices est confiée au commissaire général de l’Université, Ward Leemans, cependant que, durant l’année 1967, se poursuit la guérilla communautaire. Le 2 janvier 1968, la Chambre vote la prise en considération de la proposition de Maurits Coppieters (Volksunie) “réglant l’emploi des langues dans l’enseignement supérieur” qui reprend, en fait, l’ancienne proposition de Jan Verroken. Ni Ward Leemans, ni les évêques ne parviennent à trouver une solution qui satisfasse à la fois les francophones et les néerlandophones de l’UCL-KUL. Si bien que le CVP charge Jan Verroken d’interpeller le gouvernement. La situation s’envenime. Le jour de la Chandeleur, le vendredi 2 février 1968, fête patronale de l’Université catholique, Mgr De Smedt, évêque de Bruges, lance une bombe. Invité par le Boerenbond de Courtrai, il déclare s’être trompé, “avoir commis une erreur terrible le 13 mai 1966” et vouloir assurer l’intégrité linguistique du Brabant flamand. (…) La question ne peut que rebondir au Parlement. Elle provoque la chute du gouvernement Vanden Boeynants, suite à la démission des ministres chrétiens flamands. Fidèle à sa politique du débat, La Cité laisse la parole à ses lecteurs. Le 14 février 1968, une pleine page est consacrée à l’affaire tandis qu’à la Une, le journal rapporte les positions respectives des évêques de Tournai et de Liège : “Mgr Himmer : le soutien indispensable ; Mgr Van Zuylen : la majorité désire le maintien des sections dans l’unité fondamentale et fonctionnelle de l’université”. On sait que ces vœux resteront lettre morte et que la section francophone devra déménager : elle trouvera place à Woluwe-Saint-Lambert et dans ce qui deviendra Louvain-la-Neuve » 4. Un scénario qui, par certains aspects, évoque celui de BHV actuellement et en revoir le déroulement peut alimenter la réflexion.

Mesures de rigueur et âge de la retraite pour cibles

Les grèves de l’hiver 1960-1961 ont marqué les esprits. Le rappel des faits au travers de l’histoire du journal retient l’attention. « En place depuis le 6 novembre 1958, le gouvernement Eyskens III, une coalition de sociaux-chrétiens et de libéraux, est remanié le 2 septembre 1960, à la suite de la crise congolaise. Il est confronté à un déficit des finances publiques de 16 milliards de francs, qu’il compte couvrir par 10 milliards d’économies et 6 milliards d’impôts nouveaux, principalement indirects. La Cité n’éprouve guère de sympathie pour ce cabinet à dominante conservatrice. Elle appréhende que la chasse aux abus se cantonne dans le domaine social, sans véritable lutte contre les autres types de fraude, et que la réforme fiscale réclamée par les organisations ouvrières chrétiennes soit renvoyée aux calendes grecques. » Le projet de loi-cadre, appelée par la suite « loi unique », est élaboré pour mettre en œuvre le programme du gouvernement, il s’agit d’un projet de loi d’expansion économique, de progrès social et de redressement financier.
« José Desmarets réserve un accueil plutôt favorable au projet : selon le directeur de La Cité, un assainissement financier et une politique d’expansion économique sont indispensables, et l’équipe Eyskens fait preuve d’un courage qui tranche avec le “laisser-aller” des majorités précédentes, écrit-il le 2 décembre. Le quotidien démocrate chrétien n’en répercute pas moins les réserves de la CSC et du MOC : une régression sociale est à craindre en matière de contrôle et d’indemnisation des chômeurs, d’assurance maladie Invalidité, de recul de l’âge de la retraite dans les services publics et d’augmentation des retenues pour les pensions de survie. La Cité appuie les organisations ouvrières chrétiennes lorsqu’elles entament des négociations avec le gouvernement en vue d’obtenir des amendements au projet. De son côté, la FGTB, emboîtant le pas à l’Action commune socialiste, tire à boulets rouges sur “la loi inique” dont elle exige le retrait. Le 5 décembre, Joseph Verhoeven lui reproche d’être “prisonnière d’une option partisane” et de “vouloir faire grève contre un projet de loi par opportunisme politique.”
Le journal suit de près l’évolution des pourparlers entre la CSC et le gouvernement, en relevant les concessions obtenues par le syndicat chrétien comme il publie sur une seule colonne et sans le moindre commentaire, une déclaration du cardinal Van Roey, très mal accueillie à la CSC, qui condamne les grèves “désordonnées et déraisonnables”, souligne-t-on encore dans cette rétrospective en précisant : “Au fil des jours, la rédaction réalise un gros travail de collecte des informations nationales et régionales. Le 30 décembre, José Desmarets s’alarme de l’intention, prêtée à Renard et à ses auxiliaires, de conférer ‘une allure fédéraliste, sinon séparatiste au mouvement de grève’, ce qui reviendrait à ‘donner un contenu nouveau à une querelle linguistique déjà vive’, voire à ‘poser le problème de l’unité du pays’. Alors que le travail reprend en Flandre et dans le Brabant, le spectre d’une ‘dictature rouge en Wallonie, établie sous le couvert d’un séparatisme cocardier’ semble hanter les esprits, au moins dans une partie de la rédaction. Il est vrai que, le 2 janvier 1961, le Comité de coordination des régionales wallonnes de la FGTB donne un tour plus ouvertement politique au conflit : il met en cause les structures unitaires, en plaçant la question wallonne à l’avant-plan. ‘Fédéralisme et réformes de structure’, tel est le nouveau mot d’ordre. La Cité voit dans l’émergence de ces revendications une tentative de relance de la grève en perte de vitesse. Le 3 janvier, Renard — aussitôt condamné par le journal — agite la menace de l’abandon de l’outil. Deux jours plus tard, à la veille des incidents violents de la gare des Guillemins à Liège, le quotidien démocrate chrétien publie un article très sévère de René Javaux. Le secrétaire général de la Centrale chrétienne des métallurgistes, qui siège en cette qualité au Conseil d’administration du journal, y dénonce les moyens insurrectionnels utilisés par les leaders de la FGTB wallonne et ‘la dictature imposée par quelques milliers d’agités’. Le véritable but du mouvement est, poursuit-il, l’éclatement du pays, voulu par une poignée de dirigeants ‘dont l’ambition démesurée et l’orgueil forcené annihilent les derniers sentiments humains’. Et Javaux de pointer un doigt accusateur vers Renard, ‘cet arriviste sans scrupule, enivré de sa puissance momentanée (…), qui se voit déjà sans doute président de la République wallonne’.
Les leaders de la grève doivent renoncer à l’épreuve de force et chercher une porte de sortie honorable, estime La Cité. Le 9 janvier cependant, Renard annonce l’ouverture d’un second front politique, invitant les parlementaires wallons du PSB à démissionner collectivement. Quatre jours plus tard, à Saint-Servais, les États généraux des mandataires socialistes réclament pour la Wallonie le droit de disposer d’elle-même. La Cité y voit une manœuvre de diversion. Les 14-15 janvier, elle repousse catégoriquement la voie fédéraliste qui ‘ne se justifie pas au plan politique’ et ‘ressemblerait étrangement à un suicide économique’. Comme le MOC, elle préconise une large décentralisation administrative, économique et culturelle, avec un rôle accru des provinces. La grève reflue. Elle est suspendue le 21 janvier 1961 sans qu’aucun de ses objectifs n’ait été atteint » 5.
Une trame des événements parfaitement reconstituée pour aboutir au constat que la « grève du siècle » aiguillonne la conscience wallonne, fût-ce après coup, dans les milieux démocrates chrétiens.

Co-écrit par Florence Loriaux



1. Coenen, M.-Th., Dumont, J.-F., Heinen, J., Roussel, L., et Wynants, P., « La Cité, 45 années de combat quotidien », Bruxelles, Crisp-Carhop, 2010, p.98.
2. Op. cit., p. 68.
3. op. cit., p.69.
4. op. cit., p.70.
5. op. cit., p. 60-61.

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