Comme on l’a vu dans le numéro précédent de Démocratie rien ne prédisposait Victoire Cappe, une jeune fille liégeoise d’un milieu social convenable mais d’une famille déchue, à devenir cette fondatrice exceptionnelle de nos premiers syndicats chrétiens féminins, des premières formes de l’éducation permanente, de l’école sociale, bref, de presque tout le mouvement social chrétien féminin. Cette éclosion pour le moins étonnante pour l’époque connaîtra malheureusement une fin beaucoup moins réjouissante… Récit d’un itinéraire hors normes.


Il est impossible de parcourir toutes les initiatives de Cappe que la biographie de Denise Keymolen décrit avec tant de vivacité et de perspicacité. Des œuvres et associations de femmes, il y en a beaucoup dès la fin du XIXe siècle. Mais des syndicats d’ouvrières, dans la partie francophone du pays, il n’y en a pas encore. Et, c’est ce à quoi s’attelle Cappe. En février 1907, elle publie dans le quotidien démocrate chrétien de Liège (La Dépêche) un appel public aux couturières avec son slogan « Aide-toi, le Ciel t’aidera ». Les demoiselles De Jaer ont fait imprimer mille cartons d’invitation… Mais le jour venu, cinq ouvrières seulement se présentent, parmi lesquelles Alix Ficher qui jouera un rôle de premier plan dans le mouvement syndical féminin. Cappe, très déçue, expose son projet et leur demande de revenir la semaine suivante avec des amies. La semaine suivante, elles sont alors 23. Elles créent une direction provisoire qui établit les statuts de l’Union professionnelle de L’Aiguille. V. Cappe, secrétaire de l’Union, est chargée d’étudier, de protéger et défendre les intérêts professionnels des travailleuses. Pour recruter des membres, elle organise dans les différents quartiers de la ville, des conférences de propagande ou des soirées avec spectacle et tombola. Les exposés de V. Cappe sont très communicatifs et le nombre de membres s’accroît régulièrement. Un noyau de propagandistes est mis sur pied. Elles se forment grâce à des cercles d’études et réalisent, sous la direction de Cappe des enquêtes auprès des ouvrières. Très vite, Cappe sent qu’il faut organiser autour du noyau syndical tout un ensemble de services (formule caractéristique des syndicats chrétiens). Bientôt, tout un réseau d’œuvres féminines – avec des cours professionnels, un secrétariat d’apprentissage, une bourse du travail, des unions professionnelles pour les divers métiers féminins, un restaurant, une mutualité familiale, un secrétariat permanent, une société coopérative – viennent étoffer ce noyau.
En 1909, L’Union démocratique chrétienne invite les associations affiliées à participer à un congrès national (Congrès de Malines) et Cappe s’inscrit comme membre de la section féminine. Elle y présente deux rapports, l’un sur la formation professionnelle et sociale des femmes l’autre sur l’utilité et le fonctionnement de l’Union professionnelle de l’Aiguille.
À partir de ce moment, (alors que jusqu’à présent l’évêque de Liège lui avait mis des bâtons dans les roues), elle bénéficiera du soutien du cardinal Mercier, qui veut l’enrôler, selon ses propres perspectives, dans ses projets relatifs au mouvement féminin. Victoire s’intègre assez facilement dans l’action sociale de l’Église. À Bruxelles, Mons, Nivelles, Laeken, Andenne, … elle utilise les cercles d’études sociales pour pousser les femmes vers l’organisation professionnelle et l’action syndicale.
Elle se sent pousser des ailes, lance le mensuel L’Aiguille, édite pour les cadres, un ouvrage collectif sur l’éducation et l’action sociale de la femme (1912), lance les premières semaines sociales féminines (1911), crée une Fédération nationale des Syndicats de l’Aiguille et une fédération des gantières ainsi que des secrétariats régionaux. En octobre 1912, elle crée le Secrétariat général des Unions professionnelles féminines chrétiennes de Belgique, à l’instar du Secrétariat général des Unions professionnelles chrétiennes, dirigé par le père Rutten. Avec Maria Baers, qu’elle s’est adjointe comme secrétaire générale flamande, elle parvient à un accord de collaboration avec la CSC. Ce Secrétariat devient ainsi le centre de coordination non seulement pour les syndicats mais aussi pour les mutuelles, cercles d’études, ligues de femmes, etc.
Pendant la guerre, Cappe continue à développer des activités syndicales et des formations. Début 1920, elle crée l’École sociale catholique de Bruxelles, première institution d’un enseignement social régulier en Belgique.

« La foi sans les œuvres est une foi morte »
Mais ses activités syndicales vont moins bien. Le clergé, les dirigeants syndicaux masculins manifestent des résistances. Les uns et les autres, pour des raisons différentes, préfèrent soutenir le développement des ligues de femmes chrétiennes qui s’occupent prioritairement des femmes au foyer et de la vie familiale. Elle ne peut s’opposer au changement de nom du Secrétariat général, qui est rebaptisé Secrétariat général des Œuvres sociales féminines chrétiennes, ce qui indique le changement de perspective du projet. Elle collabore, à contre-cœur, à la fondation de la Fédération nationale des Ligues ouvrières féminines chrétiennes.

En 1919, elle avait été exclue du comité directeur de la CSC – nous l’avons vu –, ensuite elle est tenue à l’écart de la direction générale de la Ligue nationale des Travailleurs chrétiens (LNTC). Les mutualités de femmes seront absorbées par l’Alliance nationale des Mutualités chrétiennes. La Fédération des Cercles d’Études sociales se désagrège. Les centrales syndicales féminines affaiblies finissent par fusionner avec les centrales masculines. Enfin, l’organisation de la jeunesse ouvrière féminine est prise en main par l’abbé Cardijn. Le rôle même du Secrétariat général des Œuvres sociales féminines chrétiennes se vide au profit de la Fédération nationale et des Fédérations régionales des Ligues ouvrières féminines chrétiennes. Maria Baers sa collaboratrice de toujours, l’a replacée à la CSC et, elle qui était autrefois si soucieuse de l’indépendance des organisations de femmes, adopte les projets d’organisation voulus par l’establishment social-chrétien masculin qui veut que le mouvement social féminin s’articule au sein des Ligues (LOFC) et que celles-ci adhèrent aux Ligues masculines (LNTC). Elle s’en prend de plus en plus systématiquement au travail salarié de la femme mariée. Dans ses propres rangs, ses collaboratrices proches s’alignent sur les positions masculines : les LOFC adhèrent à la Ligue des travailleurs chrétiens… Cappe se replie alors sur le développement de « son » école, de l’enseignement social et de l’Union catholique de Service social, dont elle est la co-fondatrice en 1925.

La dérive
Dans des évolutions qui traduisent de tels rapports de force comment peut-elle encore s’imaginer que le mouvement social féminin et l’apostolat vont de pair ? Sa santé physique et mentale est mauvaise, elle n’assume plus ses responsabilités avec constance, elle est un peu mise de côté, elle ne croit plus trop à la démocratie parlementaire, conteste même le suffrage universel, perd confiance dans les aspirations et revendications du féminisme, elle décroche petit à petit du mouvement social féminin. Elle adopte les idées d’un catholicisme radical que partage sa sœur Jeanne. Or, l’engagement de Victoire reposait sur trois vecteurs inextricablement liés : la foi, le social, le féminisme. Victoire s’accroche à la foi, mais elle se recroqueville sur une foi réactionnaire, sur des convictions fascisantes qui bientôt gagnent du terrain même au sein des organisations sociales chrétiennes. Elle part à la dérive.

Elle souffre depuis longtemps de dépressions chroniques et succombe maintenant à un désespoir permanent malgré l’affection et le soutien inconditionnels de quelques proches. Elle qui avait traduit le désir de Dieu par un engagement « à l’apostolat absolu, total, complet » parvient de moins en moins à rencontrer ce Dieu de l’engagement social-chrétien féminin. Elle aspire à sa rencontre dans l’au-delà. Son brusque décès, le 29 octobre 1927, met fin à cette attente. Comme elle devait prendre de la strychnine pour soigner ses états dépressifs, un doute plane sur les causes réelles de sa mort et explique peut-être la lente mise en œuvre du travail biographique.
Denise Keymolen pense que la triste fin de Victoire Cappe – qui est comme une trahison de son engagement fondamental – témoigne du sentiment d’abandon remontant à sa petite enfance que V. Cappe n’avait jamais pu assumer. Pour moi, cet abandon de ses idéaux socio-chrétiens féministes témoignent aussi de la violence des rapports sociaux. Cappe a d’abord été portée presqu’ « aux nues » par les autorités religieuses et sociales chrétiennes, mais quand il s’est avéré qu’elle conservait ses opinions en toute autonomie, elle a été assez brutalement rejetée par celles-ci et abandonnée par des collaboratrices très proches. Qui peut faire face à de tels bouleversements ?

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