Le mouvement mutualiste est né de la nécessité de faire face au risque de perte de revenu à la suite d’un accident du travail, d’une maladie ou d’un décès. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, il existe trois types de caisses: les caisses ouvrières de secours mutuels basées sur le métier, les caisses de prévoyance patronale basées sur l’entreprise et les caisses de bourgeois(es) philanthropes basées généralement sur le métier.


Les premières caisses ouvrières naissent d’ailleurs dans les métiers traditionnels des villes. La contribution aux caisses ouvrières est généralement forfaitaire et l’allocation dont bénéficient les membres aussi. Cette cotisation forfaitaire (et non proportionnelle) s’explique par le fait que les travailleurs d’un même établissement gagnent un salaire identique. La somme versée est donc la même pour tous. En cas de maladie, l’indemnité d’incapacité est versée le troisième jour et pendant trois mois au maximum. Les premières caisses mutuelles prennent peu en charge les frais médicaux et pharmaceutiques. D’autres prévoient le paiement d’une pension ou d’une indemnité de funérailles, ou même le paiement d’un salaire à une institutrice, comme à Wasmes. Certaines caisses sont des caisses de résistance et alimentent les premiers embryons de syndicats.
La cotisation aux caisses patronales se fait généralement sur une base proportionnelle, le patron prélevant directement le montant sur les salaires. Contrôlées par les patrons, ces caisses interviennent pour accorder une pension en cas d’accidents du travail aux ouvriers ou, en cas de décès, à la veuve et l’orphelin. Selon Guy Vanthemsche, elles ont peu de succès. Dans certains cas, les ouvriers ne peuvent refuser d’adhérer. Dans le cas des Charbonnages du Couchant à Mons, le règlement prévoit qu’“il sera retenu une somme équivalente à raison de un et demi pour cent sur le salaire payé aux ouvriers pour la caisse de prévoyance. La moitié de cette somme provient d’une retenue sur les salaires, l’autre moitié est suppléée par les exploitants” (1). Ce pourcentage donne droit à une indemnité aux victimes ou parents de victimes d’un accident dans la mine. L’industrie du Val-Saint-Lambert prévoit le logement, des banques d’épargne, des assurances “maisons” et diverses possibilités de détente pour ses ouvriers. Cette initiative de paternalisme patronal attire de nombreuses femmes. Dans l’industrie du verre, les femmes représentent en effet jusqu’à 32% de la main-d’œuvre.

"Philanthropes"
Certaines caisses de prévoyance pour ouvriers mineurs (initiatives patronales) prévoient le paiement d’une pension de veuve et d’une indemnité à la femme ayant perdu sa capacité à travailler à la suite d’un accident de la mine. Dans les deux cas, cette indemnité cesse d’être versée lorsqu’il y a mariage.
Bien qu’identiques en apparence aux caisses ou coopératives ouvrières, les caisses de prévoyance ne sont pas une réalisation collective et ne fonctionnent pas comme des initiatives de résistance, menées par les travailleurs eux-mêmes.
Dans les communes, les caisses de secours mutuels et les caisses de prévoyance côtoient les nombreuses initiatives bourgeoises philanthropes ou religieuses. Par exemple, en cas d’accidents dans les charbonnages, ce sont parfois des caisses tenues par des bourgeois(es) philanthropes, qui apportent un soutien aux familles endeuillées ou aux accidentés. Les caisses de bourgeois(es) philanthropes bénéficient parfois du soutien de la commune à partir du moment où elles ont demandé la reconnaissance. Dirigée par “des hommes riches et bienfaisants”, la “Société de secours mutuels des Ouvriers et Ouvrières de la Commune de Saint-Josse-ten-Noode” est décrite en 1863 par l’ambassadeur d’Autriche à Bruxelles. Cette société octroie en cas de maladie à chaque sociétaire, homme ou femme, les soins d’un médecin et les médicaments, ainsi qu’une subvention pécuniaire d’un franc et demi ou un franc en cas d’incapacité primaire. Ces sociétés ont en général deux tarifs de cotisations et, en contrepartie, deux tarifs en cas d’indemnisation de l’incapacité, ce qui permet aux hommes et aux femmes de s’y affilier. Les caisses de secours mises sur pied par les Cercles ouvriers chrétiens et la Ligue des femmes chrétiennes relèvent aussi de cette catégorie. Elles ont été initiées par un curé ou des femmes d’œuvres et s’adressent au monde paysan et ouvrier.

Participation des femmes
La participation des femmes travailleuses aux caisses mutualistes est peu connue. Une chose est certaine. Les femmes décident très rapidement de fonder leurs propres caisses. Certaines caisses ouvrières ne sont simplement pas ouvertes aux femmes travailleuses. Celles qui le sont offrent des conditions d’indemnités désavantageuses, comme le non-versement d’une indemnité journalière de maladie. Par ailleurs, le salaire plus bas des femmes constitue un obstacle important à leur affiliation aux caisses masculines . Les tarifs forfaitaires des caisses ouvrières sont en effet basés sur le montant des rémunérations masculines, plus élevées que les salaires féminins. Par ailleurs, l’obligation jusqu’en 1894, pour la femme mariée, de devoir démontrer l’autorisation du mari pour faire partie d’une caisse de secours mutuels limite l’autonomie d’adhésion des travailleuses (art. 5, loi de 1851). Cette obligation semble être un obstacle majeur au développement des caisses féminines et du mouvement mutualiste féminin. Elle explique certainement en grande partie le retard pris par les femmes dans le domaine de l’assurance.
Cependant, avant la fin du XIXe siècle, il existe incontestablement des caisses s’adressant uniquement aux femmes: “La Primevère” à Laeken, “La Fraternelle ouvrière” à Schaerbeek, “Vers le progrès féminin”. En 1887, il y aurait 2.650 femmes mutualistes contre 56.300 hommes. Ces mutuelles de femmes couvrent généralement les frais médicaux et pharmaceutiques liés à la maladie, une indemnité journalière, le service funéraire, parfois une prime de naissance et, à partir de 1889, une indemnité d’accouchement. En effet, les caisses masculines ne prennent pas en charge le repos de quatre semaines après l’accouchement, prévu par la loi de 1889 sur le travail des femmes et des enfants. Cela implique que la femme est seule à assumer le coût lié à la naissance en perdant un douzième de sa rémunération annuelle. C’est aussi un des motifs qui décide certainement les femmes à fonder leurs propres caisses.

L’intervention de l’État
Les milieux dirigeants s’effraient du développement des caisses de secours mutuels dont les ouvriers ont le contrôle. Ils sont “d’avis que l’amélioration de la position des masses ouvrières (doit) être obtenue exclusivement par leur moralisation et le développement de leur esprit de prévoyance (1)”. N. Considerant écrit à l’époque: “Rendre le travailleur plus intelligent, c’est-à-dire le rendre meilleur, lui donner envie d’épargner en lui ôtant le goût de la boisson, d’assainir sa maison, d’élever son esprit en lui permettant de voir un coin de paradis depuis sa place au foyer, lui donner sa part de droit et de responsabilité sociale, est la façon la plus efficace d’améliorer la condition de ces enfants de la façon la plus efficace” (3). Cette insistance sur l’esprit de prévoyance et le souci de l’avenir de ses enfants sont des préoccupations propres à la classe aisée qu’il ne lui coûte rien de diffuser, contrairement à l’instruction obligatoire, la limitation de la journée de travail ou simplement l’augmentation des salaires...

L’esprit de prévoyance individuelle que la bourgeoisie veut faire germer dans l’esprit de l’ouvrier est évidemment à l’opposé de l’esprit de solidarité collective qui sous-tend les différentes manifestations du mouvement social. Pour développer la prévoyance individuelle, l’État prend trois initiatives. Dès 1848, deux projets de loi sont formulés à la Chambre, relatifs à la création d’une Caisse générale d’épargne et d’une Caisse de retraite (des banques privées proposaient déjà la possibilité de dépôts) qui aboutissent en 1865. L’État y participe financièrement, pour chaque franc versé par l’ouvrier. Elles reposent sur l’épargne individuelle et sont le cheval de Troie de l’État pour tenter d’imposer le système de la capitalisation. La troisième initiative concerne les caisses de secours mutuels. En 1851, ces dernières font l’objet d’une loi qui leur offre un cadre juridique. Ce cadre légal offert par le gouvernement (qui implique un droit de regard de l’autorité communale) permet à ces sociétés d’ester en justice, d’être exemptées des droits de timbres et d’enregistrement ainsi que de recevoir des donations mobilières mais il n’est octroyé qu’aux sociétés qui assurent le remboursement des soins de santé ainsi qu’une indemnité d’invalidité. Très peu de sociétés profitent de cette loi pour obtenir une reconnaissance juridique. En 1851, il y a environ 220 sociétés mutualistes reconnues regroupant 32.042 membres effectifs, dont 4.260 membres honoraires, principalement des bourgeois philanthropes. Bien qu’elles soient difficiles à chiffrer, les sociétés non reconnues regrouperaient environ 31.000 membres.
L’intervention de l’État dans les caisses de secours mutuels est motivée par deux raisons principales. L’État est de plus en plus inquiet du recours des ouvriers à l’assistance publique. Des dirigeants politiques comme E. Ducpétiaux s’inquiètent du nombre important d’indigents qui font appel à l’aide des communes ou œuvres de bienfaisance. Cette possibilité, dit-il, les encourage à ne plus jamais rechercher leur indépendance (4). Pour les bourgeois de l’époque, imprégnés de valeurs libérales et convaincus de la vertu du marché comme principe organisateur de la société, la pauvreté est encouragée par l’aide aux indigents et elle est une question d’absence de volonté et de maîtrise de soi. L’État cherche donc à faire en sorte que les ouvriers se prennent en charge eux-mêmes. Par conséquent, il ne voit pas nécessairement d’un mauvais œil la création de caisses de secours mais il veut les façonner selon ses conceptions. Par ailleurs, le fait de subsidier -– et donc de contrôler – les caisses de secours mutuels, si celles-ci prennent en charge la maladie et l’invalidité, est une façon d’affaiblir les caisses qui prévoient de payer une indemnité en cas de grève. Les différentes initiatives bourgeoises marquent la préférence de la classe bourgeoise à l’égard de la prévoyance individuelle. C’est aussi une façon de renforcer les caisses de prévoyance (patronales) ou d’initiatives bourgeoises, et donc de proposer un modèle alternatif aux caisses de secours mutuels qui se basent sur l’assurance collective.
En 1884, le gouvernement catholique octroie des subsides aux mutuelles qui accèdent à la reconnaissance, sous des conditions moins contraignantes qu’en 1851. En 1891, le gouvernement décide d’offrir des primes aux mutuelles qui affilient leurs membres à la Caisse de retraite. En 1894, il permet aux femmes de s’affilier aux mutuelles, sauf opposition du mari. Elles ne doivent donc plus démontrer l’autorisation maritale. Ces diverses mesures contribuent à accroître les affiliations des sociétés mutuelles. En 1895 et 1896, on compte plus de 150 sociétés qui se sont fait reconnaître par an. En 1900, il y aurait 73 sociétés de secours mutuels de femmes réunissant 10.794 membres dans les paroisses de Liège, et avant la guerre de 1914, il y aurait plus de 300 sociétés féminines appartenant uniquement à la mouvance chrétienne.
Florence Degavre
FOPES-FTU

1. H. Wouters, Geschiedenis der Arbeidersbeweging. Documenten 1853-1865, Éditions Nauwelaerts, Leuven, 1966, p. 145.
2. B. S. Chlepner, Cent ans d’histoire sociale en Belgique, Institut de sociologie Solvay, ULB, Bruxelles, 1958, p. 41.
3. N. Considerant, Du travail des enfants dans les manufactures et dans les ateliers de la petite industrie, Bruxelles-Leipzig, 1863, pp. 6-7, cité par D. De Weerdt, En de vrouwen? Vrouw, vrouwenbeweging en feminisme in Belgïe (1830-1960), Masereelfonds, Gent, 1980, p. 51.
4. P. Penn Hilden, Women, work and politics, Belgium 1830-1914, Clarendon Press Oxford, New York, 1993, p. 78 et p. 97.

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