Aujourd’hui encore, quelque 250 millions d’enfants âgés de 5 à 14 ans exercent un emploi, non seulement dans les pays d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique, mais également en Europe. Cette mise au travail d’enfants prend des formes variées: de quelques heures de prestations après l’école, à l’exploitation la plus inhumaine, l’esclavage (1).



On les retrouve dans l’agriculture, dans le travail domestique (intrafamilial), dans les mines, les fabriques de céramiques, de verres, les fabriques d’allumettes et de feux d’artifice, dans le secteur de la pêche, dans la construction, dans l’industrie alimentaire et l’hôtellerie. Ces dernières années, le commerce du sexe, la prostitution et la traite des enfants se sont intensifiés et l’épidémie du sida et l’extension du tourisme exotique n’y sont pas étrangères. La lutte contre l’exploitation des enfants nous renvoie à notre propre histoire: en Belgique et en Europe, les XVIIIe et XIXe siècles ont apporté une nouvelle organisation du travail industriel où l’enfant a sa place et sa fonction. Ce sont des “petites mains”, des aidants, des gamins de course... en fait “de véritables petits moteurs”. Une seule différence dans cette exploitation qui asservit tous les travailleurs, c’est le salaire qui, quand il s’agit d’enfants, se réduit au minimum et est même parfois inexistant (sous prétexte d’apprentissage). Jean Neuville, l’un des rares historiens du mouvement ouvrier en Belgique, a d’ailleurs largement abordé, dans son ouvrage sur La condition ouvrière au XIXe siècle publié en 1976, la “misère incommensurable” qui frappe le travailleur alors considéré comme “un véritable outil qui s’use ou se rompt” sans même avoir “le mérite de la résignation”.
La question pour les historiens est de comprendre comment nous en sommes arrivés à supprimer le travail des enfants partout (ou presque) où il sévissait jadis, parfois même contre l’avis des parents. Est-ce la législation de 1889 et son corollaire l’inspection du travail? Est-ce l’obligation scolaire instaurée en 1914? Est-ce l’amélioration des salaires des adultes? L’innovation technologique, l’évolution du mode familial ou simplement une forme d’humanisme qui soutient que la place de l’enfant est à l’école? En fait, c’est sans doute une action combinée de tous ces facteurs qui a permis de mettre fin à l’exploitation des enfants. La recherche que nous avons menée apporte des éclairages à ces questions posées aujourd’hui dans les campagnes pour l’abolition du travail des enfants.

XIXe et XXe siècles
De tout temps, les enfants ont toujours participé dans une certaine mesure aux activités économiques en apportant une aide à leur famille, à la ferme, à l’échoppe ou au foyer. Ce n’est qu’assez récemment, lorsque se développe le travail industriel, que le travail des enfants, dont l’entrée dans les circuits professionnels se fait de plus en plus précocement, commence à être considéré comme un problème social, un obstacle au développement physique et psychique de l’enfant. La Belgique, alors un des pays les plus industrialisés d’Europe de l’Ouest, sera, en revanche, un des derniers États à légiférer à propos du travail des enfants.
Très vite, l’énorme besoin de main-d’œuvre que réclame le développement industriel et la misère frappant les familles ouvrières, entraînent la mise au travail de milliers d’enfants qui figureront parmi les premières victimes de l’industrialisation et sans doute parmi les plus scandaleusement exploitées, parce que les plus fragiles et les moins protégées. Effectivement, il n’existe aucune disposition légale réglementant le travail des enfants à l’exception du décret de Napoléon Ier du 3 janvier 1813 défendant de “laisser descendre ou travailler dans les mines et minières les enfants au-dessous de dix ans”. Au cours du XIXe siècle, les jeunes travailleurs de moins de 16 ans constituent une part importante de la population ouvrière. Bien qu’il soit impossible de chiffrer précisément leurs effectifs, le recensement de l’industrie de 1846 dénombre, sur un total de 314.842 ouvriers, 66.385 qui ont moins de 16 ans. Les pourcentages d’enfants travaillant dans les différents secteurs montrent que le secteur textile occupe un important contingent d’enfants. Toutefois ces chiffres ne reprennent pas la multitude d’enfants travaillant à domicile ou dans l’agriculture.

L’âge tendre
Au XIXe siècle, l’âge d’entrer au travail se situe en général vers la neuvième année, une fois la première communion passée afin d’éviter les absences au travail que nécessite la connaissance du catéchisme. Toutefois, dans le secteur de la petite industrie et du travail à domicile, le travail est admis à partir de 5 ou 6 ans. Ainsi en Flandre-Orientale, les “écoles de dentellières” font travailler les petites filles dès l’âge de 5 ans.
Les enfants travaillent autant que les adultes, en moyenne 12 heures par jour mais peuvent travailler jusqu’à 14 heures par jour sinon plus. Ils travaillent également le dimanche et la nuit et il n’est pas rare de les voir s’endormir accablés de fatigue.
On trouve des enfants dans tous les secteurs: dans les mines dès l’âge de 7 ans: “Il est une partie des travaux imposés aux enfants dans les mines de houille qui nous paraît nuisible à la santé, témoigne la chambre de commerce de Charleroi. Souvent ils sont employés à hiercher, c’est-à-dire à tirer ou pousser les chariots chargés de charbon pour les conduire depuis l’endroit où travaille le mineur proprement dit, jusqu’au puits d’extraction: c’est un travail très fatigant. Obligé quelquefois par le peu de hauteur de la galerie à ramper, le jeune ouvrier s’attache au corps une sangle, terminée par une chaîne accrochée au chariot ou wagon. Il se traîne alors, comme il le peut, sur les pieds et sur les mains, tandis qu’un autre enfant, placé derrière le chariot, le pousse devant lui avec la tête et les mains. Ceux-là sont écrasés dans les fosses, suivant l’expression des ouvriers. Ce travail est d’autant plus au-dessus de leurs forces, qu’ils sont obligés de l’accomplir dans les galeries basses et étroites, exposées tantôt à des courants d’air très frais, tantôt à une température assez élevée, et ayant constamment à lutter contre les mauvais effets de la poussière de charbon et des gaz délétères”. Ils y sont également les gardiens des portes “qu’ils doivent ouvrir aussitôt qu’un ouvrier ou un chariot se présente, et qui se referment d’elles-mêmes, ordinairement dans l’obscurité, car on ne leur fournit pas toujours de la lumière, et dans l’humidité pendant tout le temps que dure la journée de travail, ces enfants arrivent souvent à un état d’imbécillité qu’ils conservent toute leur vie, indépendamment de l’altération de leur condition physique”.
Quant aux enfants employés dans des filatures, “ces derniers sont chargés de surveiller les fils, de rattacher ceux qui se rompent, de nettoyer les bobines, de ramener le coton qui s’échappe au ventilateur, au risque de se faire broyer les doigts et les mains par les rouages des machines”.

Médecins complices
Dans l’industrie à domicile, les enfants ne sont guère mieux lotis et travaillent dans un environnement malsain comme c’est le cas pour les éjarreurs: “La matière première produit une grande quantité de poussières organiques et parfois des odeurs pestilentielles. Les peaux qui ont subi le secrétage au nitrate de mercure présentent le danger de l’intoxication par ce métal. Ces inconvénients sont d’autant plus graves que le travail se fait fréquemment dans la chambre à coucher ou dans la cuisine. On rencontre à l’ouvrage des enfants de 8 à 9 ans. Ils arrachent violemment le poil des peaux de lapin ou coupent des déchets au moyen de lourds ciseaux. Ces besognes longues et pénibles produisent sur les doigts des indurations caractéristiques. Pour expliquer cette exploitation des enfants par les parents, il faut probablement incriminer la misère dans des familles très nombreuses et l’alcoolisme, qui sévit particulièrement à Lokeren” (Chambre des Représentants, 14 décembre 1910). Ils sont également employés dans le domaine agricole et dans des industries diverses en qualité de “forces motrices” pour activer des tours, des métiers, des meules et autres machines au prix de nombreuses déformations du corps ou de graves séquelles (hernies, rachitismes, etc.). Les conditions d’hygiène industrielle sont également déplorables: les ateliers sont fréquemment installés dans des caves humides où l’air ne circule pas et où les émanations de gaz ou de produits dangereux sont fréquents. Les ateliers sont petits, vétustes, encombrés et les accidents de travail nombreux.
Curieusement, beaucoup de médecins de l’époque, plutôt que de dénoncer ces scandales, trouvent dans leur discipline des justifications à ces mauvais traitements, prétextant qu’il est important de mettre très jeune l’enfant destiné à un de ces métiers dans les conditions d’activité pour qu’il puisse s’y acclimater et que son organisme s’y adapte le mieux possible, afin qu’il souffre moins plus tard des inconvénients attachés à sa profession. “Moi je soutiens, écrit le docteur Hanot, et j’en ai la preuve, qu’il est infiniment plus dangereux de laisser commencer à descendre dans les travaux des mines un homme fait qu’un jeune enfant: je vais plus loin, et je dis qu’il est cruellement utile de faire descendre de bonne heure un enfant qu’on destine à la profession de houilleur; car, je le répète, on se fait à tout, et c’est dans le jeune âge, comme je l’ai prouvé, qu’on doit s’y prendre pour y parvenir.
Parce que les salaires sont trop bas et ne suffisent pas à faire vivre leur famille, les enfants sont obligés d’être mis au travail dès leur plus jeune âge. Toutefois, le travail des enfants, qui représente une main-d’œuvre docile et bon marché, contribue à maintenir les salaires à leur plus bas niveau. Il empêche également les parents, peu désireux de se priver d’une source de revenu complémentaire, d’envoyer leurs enfants à l’école pour échapper à leur tragique destin.

  1. Les 174 pays membres de l'Organisation internationale du Travail (OIT) viennent de se mettre d'accord, mi-juin, sur une convention internationale visant à abolir le travail des enfants. D'importantes divergences de vue subsistent néanmoins entre Etats, notamment sur la questions des enfants soldats (ndlr)

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