Le Sommet européen des 22 et 23 novembre ambitionnait de parvenir à un accord sur le Cadre financier pluriannuel. Il s'est soldé par un échec prévisible. Les États, défendant leurs intérêts nationaux, ont opposé une fin de non-recevoir aux diverses propositions de la Présidence chypriote et du président du Conseil européen. On assiste à un comportement schizophrénique de l'Union européenne qui, d'un côté, parle avec emphase de l'Europe sociale et de la croissance, et de l'autre, entend réduire les fonds de cohésion et les fonds sociaux. Pourtant, il faut joindre le geste à la parole et construire une véritable croissance sociale et durable à travers un budget européen ambitieux 1.


Les dirigeants européens ne sont donc pas parvenus à s'entendre sur le budget de l'UE. Les chefs d'État et de gouvernement des 27 États membres s'étaient réunis à Bruxelles lors du Sommet européen des 22-23 novembre dernier pour essayer de parvenir à un accord pour la période 2014-2020. Pour les politologues et les sociologues, les négociations sur ce qu'on appelle dans le jargon communautaire « le Cadre financier pluriannuel de l'UE » (CPS: voir encadré) sont la parfaite illustration de « l'intergouvernementalisme libéral ». Cette théorie postule que les relations internationales sont dominées par des stratégies menées par les (grands) États visant à maximiser leurs intérêts particuliers. Selon cette théorie, développée par Andrew Moravcsik 2, les États agissent en acteurs principaux alors que les institutions, comme la Commission européenne, n'agissent qu'en agents.

En effet, la Commission, qui avait proposé un budget de 1.033 milliards d'euros 3, est largement absente du débat actuel. Cette absence contraste avec le rôle qu'elle jouait lorsqu'elle était le moteur des négociations budgétaires. Face à une Commission muette depuis un an, le journaliste Jean Quatremer n'hésite pas à parler « d'un suicide orchestré par son président, José Manuel Barroso » 4, soulignant l'absence totale de communication de la Commission pour promouvoir et soutenir sa proposition de budget auprès des États membres récalcitrants. Le président du Conseil européen dirige dès lors de facto les négociations avec les États et le Parlement européen. On peut parler d'une fracture institutionnelle résultant de plusieurs facteurs : absence de vision politique et légitimité vacillante de l'institution qui semble de plus en plus au service des grands États. La vision d'une Commission moteur de l'Union européenne est donc de plus en plus obsolète. Notons que le Parlement adopte le budget avec le Conseil et plaide invariablement pour un budget ambitieux permettant de soutenir la croissance en Europe ; mais les députés européens n'oseront pas remettre en question l'accord entre les 27.

 

Chacun pour soi... depuis 1972

Ceci dit, les jeux politiques des États membres autour du budget européen sont loin d'être nouveaux. Ainsi, le gouvernement britannique soutint la création d'un Fonds européen de développement régional (FEDER) en 1972, car il avait besoin d'un résultat tangible pour convaincre une opinion publique et un parlement récalcitrants à une adhésion à la CEE 5. Il obtint aussi une ristourne sur sa contribution au budget européen pour pouvoir argumenter que l'adhésion à l'UE ne coûterait rien au pays. La persistance de cette ristourne, qui ne se justifie plus, est également un sujet d'opposition entre le Royaume-Uni et certains États membres qui veulent la voir disparaître.

De la même manière, la décision de 1988 de doubler les allocations financières pour les fonds structurels avait été acceptée par les États les plus prospères comme une compensation financière pour les pays les plus pauvres en échange de leur soutien à la mise en place d'un marché unique.

C'est donc sans surprise que les États membres ont continué de hausser la voix jusqu'à la dernière minute contre le projet de conclusions présenté en novembre dernier par le président du Conseil européen, Herman Van Rompuy, sur fond de silence de la Commission. Face aux mécontentements de plusieurs États – dont l'Allemagne, la France, le Royaume-Uni – vis-à-vis du projet de budget jugé trop ambitieux, la présidence chypriote avait proposé une réduction de 50 milliards d'euros. Le 22 novembre, Herman Van Rompuy avait avancé une enveloppe de 971,8 milliards 6, qui a donc été elle aussi refusée par le Conseil. Pour une série d'États membres, la réduction du budget ne va pas assez loin.

Ainsi, David Cameron, premier ministre britannique, confronté à un euroscepticisme croissant au sein de sa classe politique et de son opinion publique, menace d'opposer son véto et de geler le budget européen si le système de ristourne devait disparaître du CFP. Il plaide pour une réduction significative, à hauteur de 200 milliards, du budget européen. Plusieurs autres États membres (Italie, Lettonie, Autriche, Danemark et Suède) ont également menacé de s'opposer au budget « si l'accord nuisait à leurs intérêts nationaux ». Pour la France, la réduction proposée dans la Politique agricole commune (de 386 à 372,2 milliards suivant le dernier compromis proposé par Van Rompuy) est toujours loin d'être satisfaisante. Inutile de préciser qu'à un moment où l'Union, sous l'impulsion de la Commission qui s'avère par contre très active sur cet aspect, impose des réductions budgétaires drastiques aux pays soumis aux règles très dures de la nouvelle gouvernance économique, peu d'États membres sont disposés à contribuer de manière plus importante au budget européen.

Pas de moyens financiers

Mais qu'en est-il de la dimension sociale du budget européen ? On se souviendra que Jacques Delors, président (socialiste) de la Commission, avait défendu à son époque un budget ambitieux comme contrepartie sociale au marché unique, au profit des régions les plus pauvres. Depuis 2000, cette dimension sociale s'est développée dans le cadre de la « Stratégie de Lisbonne » relayée par la stratégie « Europe 2020 » 7. Devant la faiblesse de la dimension sociale de cette stratégie, le Parlement européen a proposé (le 20 novembre 2012) un « Pacte d'investissement social,8 comme réponse au « Pacte pour l'euro plus ». Il vise à mieux développer et coordonner les investissements sociaux au sein de l'Union. Construit à partir d'une proposition écrite en 2011 par des chercheurs 9, le Parlement demande l'élaboration de politiques ambitieuses favorables à la croissance et à l'emploi, y compris des investissements dans l'éducation à tous les niveaux. La Commission européenne a repris le défi et proposera un tel Pacte début 2013.

Dans ce contexte, on ne peut que s'étonner de voir que les scénarios sur la table des négociations impliquent une diminution considérable du budget disponible pour la politique de cohésion (dont le FEDER et le Fonds social européen). Pour le FEDER, ceci entraîne une diminution des moyens pour promouvoir la croissance et l'emploi (et donc la cohésion économique et sociale) dans des régions les moins développées de l'Union européenne, alors même que cet outil est essentiel pour réduire les inégalités au sein de l'Europe. Pour le FSE, cette diminution du budget implique que des centaines de projets valables en matière de formation, d'insertion professionnelle et de lutte contre la pauvreté sont remis en question. Même le programme Erasmus, qui favorise les actions de mobilité en Europe pour les étudiants, mais également la coopération entre établissements d'enseignement supérieur, serait menacé 10. La Commission avait proposé d'augmenter le budget du programme Erasmus pour tous à 19 milliards 11. Par ailleurs, malgré une proposition intéressante de la Commission, la recherche n'a pas été suffisamment prise en compte par le président du Conseil européen 12. C'est une contradiction fondamentale avec le paradigme de l'économie de la connaissance promu par l'Europe.

Le budget alloué à la politique régionale passerait de 339 milliards à 320,1 milliards d'euros, soit une diminution de 20 milliards d'euros. Cette coupe pénaliserait en premier lieu les pays de l'Europe centrale et orientale. Une catégorie « régions en transition » (29,1 milliards d'euros) serait créée pour les régions dont le niveau de richesse est compris entre 75 et 90 % du PNB. Cela devrait profiter à plusieurs régions des pays bloquant actuellement l'accord budgétaire : l'Allemagne, la France et le Royaume-Uni. L'histoire des « compensations » financières se répète donc. Le budget lié à la politique régionale n'est pas le seul touché par ces diminutions. En matière de coopération au développement, plusieurs ONG ont alerté les décideurs européens sur une possible réduction de l'aide au développement.

 

Aide contre activation

L'histoire se répète également en ce qui concerne la proposition de la Commission de créer un « Fonds européen d'aide aux plus démunis » (FEAPD) 13 permettant d'acheter des biens de première nécessité pour les citoyens nécessiteux. Ce Fonds tente de sauver une pratique vieille de plus de 20 ans visant à faire bon usage des excédents agricoles (plutôt que de les détruire). Cette pratique avait été récemment contestée sur le plan légal par certains États membres, dont l'Allemagne. Cette initiative contient quelques innovations importantes : ainsi le Fonds permettrait l'achat de biens durables, ce qui permettrait par exemple d'offrir des « starter kits » (comprenant des meubles de base, produits de nettoyage, etc.) aux personnes sans-abris.

Si le FEAPD est vital pour les organisations en contact avec les personnes les plus défavorisées, la proposition de création de ce Fonds reflète cependant une vision restrictive de la « politique sociale européenne ». Il est regrettable que la proposition de la Commission conditionne l'utilisation de ce Fonds à des mesures d'activation de ses bénéficiaires. Qui plus est, la proposition de la Commission s'élève à 2,5 milliards sur 7 ans (alors que les besoins étaient estimés à 4,75 milliards d'euros), montant encore revu à la baisse dans la proposition Van Rompuy, à hauteur de 2,1 milliards d'euros. Comme l'a expliqué le président Barroso lors du débat devant le Parlement européen, il serait franchement impossible d'expliquer aux citoyens européens que « lorsqu'il y a des sommets à Bruxelles pour trouver des centaines de milliards d'euros pour sauver les banques, on arrive à un accord. Mais quand il s'agit de quelques millions pour aider les plus pauvres, on entend beaucoup plus de voix négatives que de voix positives ».

Garder les mains libres

Le Fonds social européen (FSE) a un rôle fondamental sur le plan social comme levier financier soutenant non seulement la lutte contre la pauvreté, mais aussi tout ce qui concerne la politique de l'emploi (formation, reconversion socioprofessionnelle). Au niveau national, le FSE finance une myriade de projets et d'associations actives dans l'économie sociale. Une question en suspens concerne la proposition – assez osée – de la Commission d'allouer 25 % du budget de la Politique de cohésion au FSE, et au moins 20 % du FSE à la réduction de la pauvreté et de l'exclusion sociale. Cette initiative pourrait donner un élan à l'ambition (largement négligée) que les États membres se sont fixée dans le cadre d'Europe 2020 de réduire de 20 millions le nombre de personnes en situation de pauvreté d'ici 2020 (soit 16 %). En dépit du lobbying intensif des organisations comme le Réseau européen des associations de lutte contre la pauvreté (EAPN) (14), la plupart des États membres ne veulent pas de cette pré-affectation d'une partie du FSE. Une fois le budget réparti entre les pays, ils veulent avoir les mains libres pour dépenser cet argent comme ils le souhaitent. Chacun pour soi, encore une fois.

Le sort du Fonds européen d'ajustement à la mondialisation (FEM) est encore pire que celui du FSE puisqu'il arrive à terme en 2013 et que rien ne garantit qu'il soit reconduit. Plusieurs États – l'Allemagne, le Royaume-Uni, la Finlande et sept autres – s'opposent à sa reconduction, alors qu'il s'est avéré être un instrument utile pour aider les travailleurs licenciés à trouver un nouvel emploi et acquérir de nouvelles compétences suite aux restructurations d'entreprises, qui se sont dramatiquement accrues en cette période de profonde crise économique. On soulignera que parmi les pays opposés à la reconduction du FEM plusieurs ont néanmoins eu recours à ce Fonds depuis sa création, montrant encore une fois la position paradoxale de certains pays. Entre 2007 et 2011, ce sont près de 90.000 travailleurs européens, issus de 20 pays, qui ont été soutenus par le FEM, et nombre d'entre eux ont pu ainsi retrouver un emploi.

À l'heure où des restructurations sévères continuent à s'opérer au sein de l'UE peut-on vraiment priver les travailleurs européens d'un tel soutien ? La Présidence chypriote a plaidé pour le maintien du FEM pour la période 2014-2020, mais propose de réduire le budget de ce fonds (1,7 milliard sur 6 ans au lieu de 3 milliards d'euros actuellement). Le Parlement européen a récemment rappelé l'importance du FEM et la nécessité de le reconduire jusqu'en 2020. Dans le contexte de crise profonde que connaît l'Europe, la disparition d'un tel instrument ne ferait que saper un peu plus la crédibilité sociale de l'UE, déjà largement entamée.

 

Joindre le geste à la parole

Bernadette Segol, Secrétaire générale de la Confédération européenne des Syndicats (CES) a bien résumé l'enjeu de cette négociation budgétaire : les dirigeants européens peuvent « arrêter les politiques de récession, les politiques d'austérité qui nous ont conduits à la récession où on est maintenant et peuvent mettre en pratique les mots qu'ils emploient pour la croissance, pour une croissance durable » 14. Il ne suffit pas de remettre l'idée de la croissance sur la table, comme il ne suffit pas de lancer un « Pacte d'investissement social ». Il faut des financements pour, et savoir se donner les moyens de son ambition. La très forte pression européenne en faveur d'une réduction des budgets des États membres contraste de plus en plus avec les objectifs sociaux d'Europe 2020 et ce nouveau discours en matière d'investissement social. Les débats et les signaux émis jusqu'à présent ne vont guère dans le sens d'une dimension plus sociale de l'Europe, bien au contraire.

Les tensions et blocages autour de l'adoption du budget européen pour la période 2014-2020 donnent l'impression d'une Europe de plus en plus schizophrène, dotée d'une double personnalité contradictoire. Dans bon nombre des sujets évoqués ici, l'attitude des États membres, du moins de certains d'entre eux, revient à scier la branche sur laquelle l'Europe (sociale) est assise. L'échec du Conseil de novembre montre que les tensions et contradictions inhérentes à la méthode intergouvernementale sont à leur paroxysme, la possibilité d'un retrait de l'UE étant pour la première fois clairement évoquée, notamment par le gouvernement Cameron au Royaume-Uni. Les chefs d'États et de gouvernements ont encore quelques semaines pour se doter d'un budget ambitieux et social. Espérons qu'ils y arrivent, car il s'agit là d'un enjeu vital pour l'UE, si elle veut être autre chose qu'un simple marché économique aux yeux de ses citoyens.

Bart Vanhercke, Ramón Peña-Casas, Observatoire social européen asbl, Matthieu Paillet, étudiant en gestion de l'environnement à l'ULB (*)


Le Cadre financier pluriannuel

Le Cadre existe depuis 1988 et a été lancé par Jacques Delors pour remédier aux crises lors des négociations budgétaires précédentes (notamment avec « I want my money back » de Margaret Thatcher) 1. Il n'est pas à proprement parler un budget pour 7 ans, mais plutôt un plan de dépenses qui traduit les priorités politiques de l'Union en termes financiers. Il fixe les montants annuels maximaux (plafonds) pour l'ensemble des dépenses dans les grandes rubriques : cohésion, agriculture, recherche et innovation, éducation... Ce cadre fait l'objet d'un accord interinstitutionnel entre le Parlement, le Conseil et la Commission. Dans la pratique, la Commission élabore une proposition qui sert de base pour la négociation. Le Conseil adopte à l'unanimité le CPF, après approbation (plutôt formelle) du Parlement européen. Notons que le budget de l'Union (près de 140 milliards d'EUR en 2011) représente 1 % environ du produit intérieur brut (PIB) de l'Union à 27 États membres. Autrement dit, le budget de l'Union est inférieur à celui d'un État membre de taille moyenne comme la Belgique.

1. « Le Cadre financier pluriannuel : Historique », site du Conseil de l'Union européenne



1. Cette contribution a été publiée dans la OSE Paper Series, Opinion Paper n° 12, novembre 2012. Une version plus courte de cet Opinion paper a été publiée sur le site RTBF.be : . Les auteurs tiennent à remercier tout particulièrement Cécile Barbier, Dalila Ghailani et David Natali pour leur aide précieuse à la réalisation de ce paper, qui reflète les opinions des auteurs.
2. Moravcsik, A., The choice for Europe : Social Purpose and State Power from Messina to Maastricht, New York : Cornell University Press, 1998.
3. En comparaison avec la période 2007-2013 (976 milliards), il s'agit d'une augmentation de 4,8 % dépassant l'inflation moyenne de 2% enregistrée ces dix dernières années.
4. Quatremer, J., « Budget : Barroso euthanasie la Commission », 22 novembre 2012,
5. Bache, I., Europeanization and Multi-level Governance : Cohesion Policy in the European Union and Britain, Lanham/New York : Rowman and Littlefield, 2008.
6. Lefebvre, Jean-Sébastien, « Mise en jambes budgétaire à Bruxelles », Euractiv France, 23 novembre 2012.
7. L'objectif d'une croissance durable et intelligente, institué par Europe 2020, semble s'éloigner puisque le président Van Rompuy a proposé de réduire drastiquement le budget lié au développement durable (transport, énergie, TIC).
8. Résolution du Parlement européen du 20 novembre 2012 sur le pacte d'investissement social – une réponse à la crise, P7_TA-PROV(2012)0419.
9. Vandenbroucke, F., Hemerijck, A. and Palier, B., « The EU Needs a Social Investment Pact », OSE Paper Series, Opinion Paper No. 5, May 2011, 25p.
10. Gathon, M., « Enseignement : le programme Erasmus est-il vraiment en danger ? », Le Vif, 13 novembre 2012.
11. L'initiative citoyenne « Fraternité 2020 » a plaidé pour que l'UE consacre 3 % de son budget à Erasmus, somme nécessaire selon elle pour la pérennité du programme.
12. La Commission a proposé une enveloppe de 13,2 milliards d'euros pour le Fonds du Conseil européen de la Recherche. Un collectif de scientifiques, lauréats des prix Nobels, a publié une carte blanche pour soutenir la recherche et l'excellence au niveau européen (« L'Union doit soutenir la recherche », Le Soir, 23 octobre 2012).
13. Proposition de Règlement du Parlement européen et du Conseil relatif au Fonds européen d'aide aux plus démunis, SWD(2012) 350 final, Bruxelles, 24.10.2012, COM (2012) 617.
14. Interview à la RTBF, 14 novembre 2012.

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