La pauvreté reste prégnante en Europe, malgré les engagements pris par les États membres de l’Union lors de l’adoption de la stratégie de Lisbonne en 2000. Ces dix dernières années, le nombre de personnes en situation de pauvreté n’a pas diminué. Et au lendemain de l’année européenne de lutte contre la pauvreté, dans une Europe de 500 millions d’habitants, 120 millions de personnes sont menacées de pauvreté ou d’exclusion sociale. Pendant ce temps, les critères de la «stratégie 2020» s’avèrent trop flous et la nouvelle gouvernance économique fait craindre une aggravation de la situation.

 

Dans la nouvelle «Stratégie Europe 2020», qui doit garantir une croissance européenne « intelligente, verte et inclusive » d’ici à 2020, les États membres se sont engagés à réduire de 20 millions le nombre de personnes soumises au risque de pauvreté ou d’exclusion sociale. L’objectif est bienvenu en soi, mais il reste modeste par rapport à l’étendue du problème. De plus, les indicateurs utilisés ont fait l’objet de tels marchandages que les politiques mises en œuvre pourraient bien ne pas s’attaquer au cœur du problème.
De plus, la nouvelle gouvernance économique en train d’être mise en place au niveau européen, avec son cortège de coupes dans les dépenses publiques, de modération salariale et de flexibilisation du marché du travail, ne peut qu’aggraver la pauvreté en Europe, au lieu de la combattre. On a du mal à s’expliquer cette contradiction.

Réduction de la pauvreté : un parcours du combattant

Dans la «Stratégie Europe 2020», les États membres ont fixé cinq grands objectifs : améliorer le taux d’emploi, accroître les investissements en recherche et innovation, lutter contre le changement climatique, augmenter le nombre de diplômés de l’enseignement supérieur, lutter contre l’échec scolaire et réduire la pauvreté. À chaque fois, des objectifs chiffrés ont été définis au niveau européen.
Les États membres ont dû ensuite, chacun de leur côté, déterminer des objectifs nationaux chiffrés, notamment en matière de pauvreté. L’addition des 27 objectifs nationaux doit, dans les cinq cas, permettre d’atteindre l’objectif européen. Chaque pays devra désormais expliquer dans un « Programme National de Réforme » annuel la façon dont il compte procéder pour atteindre ces objectifs, en précisant les politiques qui seront mises en œuvre et les budgets qui y seront consacrés.
De tous les objectifs, la réduction de la pauvreté est celui qui a rencontré le plus de résistance. Certains États s’y opposaient sous prétexte que la politique sociale n’est pas de la compétence de l’Union. D’âpres discussions ont également porté sur le type d’indicateur à utiliser pour mesurer la pauvreté. L’enjeu est loin d’être anodin : de chaque indicateur peut découler des politiques de lutte contre la pauvreté très différentes. Finalement, les pays ont opté pour trois indicateurs, chaque État membre étant libre de choisir celui ou ceux qu’il juge le(s) plus approprié(s).
Le premier est un indicateur de privation matérielle grave. Il s’applique à toute personne additionnant quatre critères de privation sur neuf. Cet indicateur a été critiqué par les organisations de lutte contre la pauvreté, car les pays ont, pour des raisons stratégiques, élargi le nombre de critères de base de quatre à neuf. Avec pour résultat que davantage de personnes se retrouvent prises en compte, en ce compris des personnes qui ne sont pas réellement menacées de pauvreté. Il est alors plus facile pour un pays d’atteindre ses objectifs en ne réglant pas les problèmes des personnes qui sont dans les situations les plus difficiles.
Le deuxième indicateur est le nombre de personnes vivant dans un ménage avec une très faible intensité de travail, défini comme un ménage où les adultes ont travaillé moins de 20 % de leur potentiel au cours de l’année écoulée. Ce dernier indicateur reflète la tendance à lier la lutte contre la pauvreté exclusivement à la mise à l’emploi. Le Danemark et la Suède ont défendu cette option parce qu’ils s’opposent aux politiques de soutien « passif » des personnes en situation de pauvreté. L’Allemagne a suivi en s’engageant à réduire le nombre de chômeurs de longue durée. Ceci revient à circonscrire les politiques de lutte contre la pauvreté à des politiques de l’emploi, dans un contexte où l’emploi est insuffisant. Concrètement, on ne parle plus de pauvreté ici. On parle du fait d’avoir ou non un emploi. Donc un chômeur de longue durée qui se retrouve avec un minijob mal payé hors du chômage, mais dans les statistiques des travailleurs pauvres sera considéré comme une réussite en terme de lutte contre la pauvreté !
Le troisième indicateur est l’indicateur de risque de pauvreté ou d’exclusion, qui synthétise trois indicateurs. Il comptabilise les personnes soumises au risque de pauvreté (défini comme le pourcentage de personnes ayant un revenu inférieur à 60 % du revenu médian) et/ou à une déprivation matérielle grave et/ou qui vivent dans un ménage avec une très faible intensité en travail. Une telle formulation permet aux pays qui ont opté pour cet indicateur (une grande majorité, en réalité) de ne pas choisir vraiment de stratégie, en gardant les marges de manœuvre politiques pour soit s’attaquer aux problèmes de pauvreté, soit remettre les gens à l’emploi dans des emplois précaires et mal rémunérés, soit « écrémer » le public en venant en aide aux personnes qui ont des difficultés matérielles, mais qui ne sont pas dans une situation de pauvreté au sens du taux de risque de pauvreté.

Le « parent pauvre » des programmes de réforme

Au-delà du débat sur les indicateurs, une analyse des programmes nationaux de réforme 2011 montre que les engagements des États sont largement décevants. L’ensemble des objectifs nationaux serait d’ailleurs plus proche des 15 millions de personnes que des 20 millions prévues. On peut citer notamment le gouvernement allemand, qui veut réduire d’ici à 2020 de 330 000 le nombre de chômeurs de longue durée, ce qui permettrait à 660 000 personnes de ne plus être dans un ménage sans emploi, alors que la petite Belgique s’est fixé un objectif de 380 000 personnes ! Pourtant, en Allemagne, le taux de risque de pauvreté a augmenté de plus de 25 % depuis 2005 — soit une hausse de 2 630 000 personnes — et le nombre de travailleurs pauvres de 20 % !
Les gouvernements donnent très peu d’informations sur les politiques qu’ils comptent mener et rares sont les pays qui proposent des politiques adéquates. L’emploi est considéré par une majorité d’États comme la piste principale à envisager, qui plus est sans aucun critère de qualité d’emploi. La Belgique est un des rares pays à avoir souligné l’importance d’un système de protection sociale de grande qualité, tant pour la politique socio-économique en général que pour la politique de lutte contre la pauvreté.
La protection sociale et les services publics, éléments constitutifs de l’Europe sociale, ne sont pas considérés comme une priorité… sauf quand il s’agit de maîtriser l’évolution des déficits publics. Car le programme de réforme est désormais étroitement lié au Programme de stabilité, par rapport auquel les États membres doivent montrer et garantir le respect de critères stricts sur l’évolution de leur budget et dette publics. Dans le nouveau cadre européen de gouvernance économique qui se met en place, les gouvernements prétendent à la fois atteindre des objectifs ambitieux, notamment en matière de lutte contre la pauvreté, et en même temps resserrer le carcan de la discipline budgétaire. Sans discussion sérieuse sur l’amélioration des sources de financement des États, on ne peut que viser les dépenses de sécurité sociale, de services publics et d’investissements, pourtant indispensables pour atteindre ces mêmes objectifs. Cherchez l’erreur…

Les recommandations d’une Europe néolibérale

Les recommandations de la Commission, dont on a tant entendu parler dans la presse début juin, vont tout à fait dans ce sens. La Commission doit évaluer si les États membres ont mis en place des mesures suffisamment ambitieuses pour concrétiser la «Stratégie Europe 2020». La vision de la Commission, de plus en plus dominée par la voix des financiers, est claire : ce n’est qu’une fois les budgets remis sur les rails par une baisse des dépenses publiques, les salaires modérés et les marchés du travail flexibles que l’on peut commencer à parler d’objectifs sociaux (réduits le plus souvent à la formation et à la lutte contre la pauvreté par la remise à l’emploi). Les recommandations qui concernent la pauvreté sont plus que rares. Comment comprendre que la Commission n’ait rien à dire sur l’augmentation impressionnante de la pauvreté en Allemagne ? Au contraire, nombre des mesures préconisées vont accroître la pauvreté plutôt que la combattre ! La Commission recommande ainsi à la Belgique de renforcer l’assainissement des finances publiques, de réformer son système de négociation collective et l’indexation automatique, de diminuer dans le temps des allocations de chômage déjà très basses, de flexibiliser les heures d’ouverture dans le secteur de la distribution…
Ces accents ne sont pas propres à la Belgique, ils se retrouvent dans les recommandations à de nombreux pays. La Grèce ou l’Irlande doivent suivre les plans d’austérité imposés en échange de leur sauvetage. On sait ce que ces plans comportent en termes de baisse des salaires et des pensions des fonctionnaires, réduction d’emplois publics, baisse du salaire minimum, dérèglementation du marché du travail, privatisations, etc.
La Commission demande à la France d’assouplir sa protection du travail et de limiter la croissance de son salaire minimum, à la Bulgarie de stimuler le travail intérimaire, à la Tchéquie, le travail à temps partiel, à l’Espagne de favoriser la décentralisation de ses négociations collectives au niveau de l’entreprise, au Danemark de réformer son système de pension pour les invalides, à l’Estonie de réduire ses taxes et contributions à la sécurité sociale, à l’Italie de revoir sa protection du travail et faciliter le licenciement des travailleurs… La liste est encore longue !
Il n’y a bien sûr pas que la Commission qui est à l’œuvre. À quelques modifications près, ces recommandations ont été discutées entre les États membres et ont reçu leur aval lors du Conseil Européen du mois de juin. Il ne faut pas oublier qu’une majorité des gouvernements nationaux, qui « font » l’Europe, sont des gouvernements de droite ! Et que certains gouvernements de gauche, comme en Espagne, au Portugal ou en Grèce, pratiquent aujourd’hui des politiques de droite…

Quels indicateurs pour quelle politique ?

De cette discussion sur le choix de ces indicateurs et des politiques de lutte contre la pauvreté, on peut tirer trois conclusions. D’abord, l’indicateur admis depuis 1975 au niveau européen en matière de pauvreté est celui de taux de risque de pauvreté. Pour enregistrer un succès dans la lutte contre la pauvreté, il faut diminuer le nombre de personnes captées par cet indicateur. Cet indicateur a aussi l’avantage de refléter une dimension de redistribution des revenus, puisqu’il se définit par rapport au revenu médian dans un pays.
Ensuite, si la remise à l’emploi permet de sortir de la pauvreté, ce n’est qu’à la condition que cet emploi soit un emploi de qualité, c’est-à-dire avec un nombre d’heures de travail suffisant et décemment rémunéré. Le taux de risque de pauvreté au travail doit donc également être suivi. Actuellement, 8,4 % des travailleurs européens sont des travailleurs pauvres. Et encore, cette statistique sous-estime largement la réalité, dans la mesure où elle prend en compte la situation financière du ménage, et non les revenus individuels. La pauvreté au travail n’est tout simplement pas acceptable. De plus, la remise à l’emploi – un emploi de qualité – est un aspect important de la lutte contre la pauvreté, mais elle ne peut pas être l’axe d’action unique. Le développement des systèmes de protection social, l’accès aux services publics, un revenu minimum adéquat jouent aussi un rôle essentiel à cet égard.
Et enfin, le problème de pauvreté est avant tout un problème de répartition de la richesse. On constate dans pratiquement tous les pays d’Europe une hausse des inégalités de revenus, qui accroît le fossé entre les riches et les pauvres. La réduction des inégalités, qui implique une répartition équitable de la richesse produite, doit être au centre de toute action politique, ce qui est loin d’être le cas actuellement. Le poids excessif des marchés financiers dans les décisions économiques et sociales, que ce soit dans le monde des entreprises ou au niveau politique, constitue une grande partie du problème.
Le cadre de gouvernance économique qui se concrétise au niveau européen depuis la crise, sans grande réaction citoyenne, pourrait contraindre certains pays, sous peine de sanctions, de mettre en œuvre les recommandations néolibérales décrites ci-dessus. Toute recommandation issue de la gouvernance économique, dont le processus «Europe 2020» fait partie, devrait être évaluée sous l’angle de ses impacts sociaux, comme le prévoit l’article 9 du Traité de Lisbonne. Enfin, on ne peut faire l’impasse d’une discussion sérieuse sur les sources de financement des États pour mettre en œuvre les objectifs ambitieux d’« Europe 2020 » et garantir le financement de la protection sociale et des services publics.

Le Gavroche

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