Depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS qui s’ensuivit en décembre 1991, il aura fallu près de quinze ans pour que les nouvelles démocraties d’Europe centrale et orientale rejoignent l’Union européenne. Aujourd’hui, la naissance de l’Europe des 25 n’est pas un aboutissement, mais le point de départ d’une nouvelle « aventure ». Avec ses promesses et ses risques.


Cet élargissement historique a déjà été amplement commenté : d’une Communauté européenne à six, nous voici désormais dans une Union quasi continentale, comptant près d’un demi-milliard d’habitants. Le pouvoir d’attraction de cet « objet » politique n’est plus à démontrer. Ses principaux ressorts en sont la sécurité géopolitique, l’appartenance à une communauté de valeurs, ainsi que les opportunités économiques, en particulier commerciales. Autant d’éléments qui se trouvent d’ailleurs explicitement mentionnés dans les conditions d’appartenance à l’UE : État de droit, économie de marché, et adhésion aux finalités politiques, économiques et sociales de l’Union. L’acceptation de ces conditions explique le long laps de temps qui s’est écoulé entre les demandes d’adhésion à l’UE et l’entrée effective. Il aura fallu, pour les pays d’Europe centrale et orientale, réformer en profondeur leurs structures politiques et économiques, et ce dans des contextes nationaux souvent instables et difficiles (incertitudes économiques, restructurations industrielles, montée du chômage dans certains cas…). Tout cela a été minutieusement préparé sous la houlette de la Commission européenne, quoi qu’avec des fortunes diverses. Aujourd’hui, certains pays – en particulier la Slovénie, la République tchèque et la Hongrie – se rapprochent assez fort de la Grèce et du Portugal en termes de développement. D’autres – en particulier la Pologne et la Lituanie – font encore face à d’importantes difficultés économiques et sociales : chômage croissant, faiblesse des infrastructures de transport, déficits publics… L’entrée dans l’Union européenne va aider ces pays à surmonter ces problèmes, tout comme l’avaient été la Grèce, l’Espagne et le Portugal dans les années 80. Mais cela demandera du temps.

Changer de vision
L’image qui circule parfois des pays d’Europe centrale et orientale, vus comme totalement « sous-développés » et n’attendant que le 1er mai 2004 pour envahir nos contrées occidentales, est totalement erronée. Certes, les problèmes économiques sont là, et ont déjà été largement soulignés, mais si l’on examine la période récente (1999-2003), on constate que la richesse par habitant (en standards de pouvoir d’achat) a crû dans tous les pays de l’Est, alors qu’elle diminuait dans les pays de la zone euro. Les dépenses en matière de recherche et de développement en % du PIB y ont également augmenté dans la majorité de ces pays, et, de manière inattendue, le classement des 25 pays européens en termes de niveau d’éducation des jeunes place dans les quatre premières positions, respectivement, la Slovaquie, la République tchèque, la Slovénie et la Pologne (devant des pays comme la Finlande, la Suède et… la Belgique, qui n’obtient que la 14e position). Le niveau d’éducation des jeunes femmes de 20 à 24 ans y a crû de manière considérable au cours des cinq dernières années et, de ce point de vue, les dix nouveaux pays battent haut la main les quinze anciens. Si donc ces pays n’ont pas fini de résorber le handicap que constituait l’héritage communiste – en particulier la très faible productivité en comparaison avec les Quinze –, il faut bien constater que le niveau d’éducation des jeunes, la croissance du pouvoir d’achat et l’investissement dans la recherche et le développement constituent une bonne manière de préparer l’avenir.

L’une des grandes craintes de l’Europe occidentale est de voir déferler une vague d’immigration en provenance de l’Est. Cette crainte est-elle justifiée ? L’expérience passée montre que l’émigration – espagnole, portugaise… – a eu plus tendance à diminuer qu’à s’accroître avec l’adhésion à l’Union européenne. À titre « préventif », treize gouvernements de l’Europe occidentale ont néanmoins décidé de fermer temporairement leurs frontières aux nouveaux travailleurs de l’Est (cette mesure ne concerne pas ceux qui sont déjà installés légalement ici et sont sous contrat de travail). Une mesure destinée avant tout à rassurer les travailleurs occidentaux ? En guise de représailles assez ironiques, le gouvernement hongrois a décidé lui aussi de restreindre l’accès de travailleurs de l’UE à son marché de l’emploi. Explication du secrétaire d’État hongrois aux affaires européennes : avec son taux de chômage plus bas (5,8 %) que le taux de chômage moyen européen (8 %), ainsi que la faible mobilité de sa main-d'œuvre, « la Hongrie ne constitue vraiment pas une menace pour les membres actuels »… On pourrait assurément en dire autant des Chypriotes, des Maltais, des Slovènes, qui ont un taux de chômage de longue durée inférieur au taux belge. Si l’on exclut en outre l’hypothèse d’une vague d’immigration « massive » en provenance des pays baltes, en raison de leur éloignement, de la petite taille de ces pays (entre 1,4 et 3,5 millions d’habitants) mais aussi des différences de langue, de culture, etc., force est de reconnaître que, même si cela n’est pas dit explicitement, c’est essentiellement la Pologne qui est visée par les mesures de restrictions, avec ses 38 millions d’habitants et son chômage élevé (près de 20 % de la population active).
Pour autant, de ce point de vue, la Pologne en 2004 ressemble à l’Espagne en 1986, date de son adhésion à l’UE. Et l’expérience nous enseigne que le nombre d’émigrants en provenance d’Espagne à destination des autres pays de l’UE est passé de plus de 200 000 en 1970 (instauration de la zone de libre-échange) à 120 000 à la fin des années 70 (demande d’adhésion) pour se stabiliser entre 2 000 et 3 000 au début des années 90 (après l’adhésion). On peut raisonnablement supposer qu’il en ira de même cette fois-ci. Au final, les mesures de restrictions temporaires prises par nos gouvernements – mesures qui n’ont par ailleurs aucun effet sur les travailleurs clandestins déjà installés dans des villes comme Bruxelles – ne sont pas un très beau cadeau de bienvenue aux 75 millions de nouveaux citoyens communautaires, qui ne se sentent acceptés que contraints et forcés.

Délocalisations
Là où, en revanche, l’élargissement pose plus de questions qu’il n’apporte de réponse est dans le comportement à venir des chefs d’entreprise. De manière symptomatique, le débat s’est enflammé, fin mars, en Allemagne, suite aux rumeurs de délocalisation du groupe électronique Siemens qui aurait supprimé 10 000 emplois allemands. Ces rumeurs ont ensuite été démenties, mais cachent mal un malaise grandissant. Le groupe allemand a reconnu qu’il cherchait des solutions pour améliorer la compétitivité de ses sites en Allemagne, et sauvegarder des emplois qui, sinon, auraient effectivement tendance à partir vers l’est. Ensuite, des propos tenus par le président de la Confédération des chambres de commerce et d’industrie allemandes, Ludwig Georg Braun, ont fait l’effet d’un pavé dans la mare : ce dernier a conseillé aux entreprises de passer à l’action pour « profiter des chances qui s’offrent à elles, par exemple grâce à l’élargissement » au lieu d’attendre des changements issus de la politique en Allemagne. Des propos qui ont soulevé une vague de protestation dans la classe politique (pour rappel, une coalition rouge-verte qui n’a pas l’heur de plaire aux industriels). Mais qui pourraient se concrétiser : selon un sondage auprès de 980 chefs d’entreprises, cité par le quotidien Handelsblatt, 46 % d’entre eux envisagent de délocaliser leur production au cours des trois prochaines années. Non seulement des grands groupes comme Siemens, mais aussi des petites et moyennes entreprises. Et le Handelsblatt de conclure : « Les grandes entreprises pensent à la Chine, les petites à l’Europe de l’Est ». Les « avantages » avancés sont nombreux : niveaux de salaires très inférieurs, flexibilité de l’emploi, désyndicalisation généralisée…

Modèle social ?
La question qui se pose est dès lors la suivante : les politiques sociales européennes, avançant trop souvent à reculons, n’arriveront-elles pas trop tard, n’ayant plus qu’à « ramasser les morceaux » ? Dans les longs préparatifs de l’élargissement, aucune discussion politique n’a porté sur cette question. Il y a là, véritablement, un débat manqué. L’Europe se targue de son modèle social mais ne semble avoir rien fait pour l’élargir aux pays d’Europe centrale et orientale. Ce modèle, unique au monde, tient en trois mots : dialogue social, protection sociale, services publics. Or à l’Est, les taux de syndicalisation sont en chute libre – dans certains cas, de par la volonté des entreprises occidentales qui s’installent là-bas –, le dialogue social n’en est qu’à ses balbutiements, les systèmes de sécurité sociale demeurent précaires (en particulier les soins de santé et l’assurance chômage)… L’Union européenne est restée quasi silencieuse sur ces questions. Les entreprises ont dès lors tout loisir de jouer sur les « différentiels » salariaux, syndicaux, sociaux, comme elles le font au sein de l’UE avec les différentiels fiscaux (cf. l’Irlande).

Du côté des États membres, et en particulier de ceux qui expriment tant de craintes à l’égard des supposés flux migratoires motivés par la perspective du bénéfice d’aides sociales « attrayantes », il serait peut-être opportun de relancer la réflexion sur une concordance minimum des régimes de protection sociale. Ne pourrait-on envisager que tous les pays de l’Union s’engagent à répondre à certaines exigences fondamentales dans leur système de sécurité sociale ? Ceci constituerait l’embryon d’un filet de sécurité valable dans l’ensemble des pays de l’UE et serait, à n’en pas douter, de nature à apaiser les craintes de « tourisme social » exprimées par certains gouvernements.
Quels sont les scénarios plausibles à moyen terme ? Sans doute peut-on en décrire deux principaux : soit, au terme d’un long processus de transition et de rattrapage, l’Europe des 25 parvient, d’ici dix ou quinze ans, à étendre à l’ensemble du continent – ou presque – une dynamique législative, conventionnelle et de coordination des politiques sociales. Le modèle social en sort préservé, et même renforcé. Soit, c’est l’effet inverse qui se produit : faute de décisions politiques adéquates, l’élargissement aboutit à moins de régulation économique, à plus de concurrence sociale et, au final, à une Europe « marché commun » mais jungle sociale. Le scénario gagnant dépendra des stratégies des entreprises et, plus encore, du nouveau rapport de force à vingt-cinq entre vision libérale et vision régulationniste de l’économie (cf. tableau).
Mais dans l’immédiat, pour faire de l’élargissement un processus gagnant, il est indispensable de renforcer, comme cela avait été fait lors des élargissements précédents, les instruments de solidarité afin d’inscrire l’Europe des Vingt-cinq dans une logique de progrès social pour tous. Cette question se posera très prochainement dans les discussions sur les perspectives financières de l’Europe 2007-2013. D’un côté, les contributeurs nets au budget communautaire exigent une stricte limitation de ces perspectives, de l’autre la Commission veut exploiter les marges de manœuvre disponibles. Quelle sera la stratégie belge dans ce bras de fer qui s’annonce ? Le choix est clair : une Europe élargie mais frileuse, avare, comptant exclusivement sur les « forces du marché » pour promouvoir son développement économique global, ou une Europe volontaire et solidaire, qui construit son avenir politique en se dotant de moyens, notamment financiers, à la mesure de ses objectifs.

Christophe Degryse


L’élargissement de 1986 : un modèle ?

Lors de l’adhésion de l’Espagne et du Portugal à l’UE, en 1986, des efforts budgétaires spécifiques avaient été fournis, non seulement à l’égard de ces deux pays, mais également à l’égard des régions de la Communauté susceptibles de pâtir le plus de cet élargissement, à savoir les régions méditerranéennes rurales de France, d’Italie et de Grèce (via les « programmes intégrés méditerranéens », dotés de… plusieurs milliards d’euros !). La logique était de faire de l’élargissement un scénario « win-win » : ouverture des marchés des nouveaux pays membres à la concurrence en échange d’aides communautaires à la modernisation des infrastructures, aux restructurations industrielles et au développement régional. La tonalité des analyses de l’époque était sans équivoque : « la libéralisation des échanges [avec les pays méditerranéens] pourra aller, en l’absence de politiques correctives adéquates, jusqu’à mettre en danger la poursuite du développement d’un certain nombre de régions faibles de la Communauté élargie. (…) Ainsi, dans la Communauté à Douze, doivent être mises en place des politiques destinées à réduire les écarts régionaux par le développement des régions défavorisées. Ces politiques [doivent disposer] de moyens financiers adéquats » (1). La question de payer le prix de l’élargissement ne semblait pas avoir fait réellement obstacle, puisqu’il s’agissait d’un scénario gagnant. On connaît la suite : l’approche volontaire de l’élargissement de 1986 a permis un rattrapage économique significatif. En revanche, l’approche concernant l’élargissement de 2004 se fonde sur une analyse beaucoup plus libérale. Pour un certain nombre de capitales européennes occidentales, il n’est pas question de payer un quelconque prix, et la solidarité budgétaire n’est guère envisagée. Les signaux politiques lancés, notamment, par les Six (2) estimant que les dépenses du budget de l’UE durant les prochaines perspectives financières « ne devraient pas dépasser 1 % du revenu national brut » en sont la plus claire démonstration. Le seul bénéfice attendu de l’élargissement se ramène à la libéralisation des échanges dont, apparemment, on attend tout. Il n’est pas certain que, vu d’Europe centrale et orientale, les citoyens aient l’impression d’adhérer à une Europe de la solidarité.

(1) Commission des Communautés européennes, « Élargissement de la Communauté. Réflexions d’ensemble », in Bulletin des Communautés européennes, Supplément 1/78, Luxembourg, 1978 (p. 12).
(2) Lettre adressée à Romano Prodi par les chefs d'État ou de gouvernement de France, d'Allemagne, du Royaume-Uni, des Pays-Bas, de Suède et d'Autriche en décembre 2003.

 

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