Voici un an déjà que la Convention européenne, cette assemblée politique chargée de préparer la réforme de l’Union européenne (UE), a entamé ses travaux. Il aura fallu attendre presque dix mois pour qu’elle se décide à aborder la question de l’Europe sociale. Aujourd’hui, c’est chose faite. Mais pour quels résultats ?


Giscard d’Estaing avait-il bien pesé ses mots lorsque, le 23 juillet dernier, il écrivait dans les colonnes du journal Le Monde que, dans le domaine social, « il n’a pas été demandé de compétences nouvelles pour l’Union » ? Une déclaration qui en avait ébahi plus d’un, tant il est vrai que la question sociale est aujourd’hui mise au cœur même de la construction européenne non seulement par les différentes composantes de la société civile (mouvement syndical, organisations non gouvernementales, associations…) mais aussi par de nombreuses forces politiques représentées notamment au Parlement européen. Les enquêtes d’opinion démontrent, en outre, l’attachement d’une large majorité de citoyens à une Europe qui s’occuperait davantage de l’emploi, des droits fondamentaux, de la lutte contre le chômage et les exclusions sociales. Dans ce contexte, sembler ne pas entendre les longues listes de revendications exprimées quelques jours plus tôt – au sein même de la Convention ! – par de multiples acteurs sociaux était faire preuve d’une surdité profonde.
La petite phrase giscardienne aura toutefois eu un mérite : celui de pousser le camp des progressistes européens à affirmer plus fort encore que oui, il faut profiter de l’occasion qui nous est offerte par la convention pour avancer dans la voie sociale. Comme toujours, cependant, les choses ne sont pas simples. Et les rapports de force, pas toujours favorables. Ainsi, les formations politiques de gauche du Parlement européen ont été parmi les premières à vouloir lancer ce message à la Convention. À l’initiative de Christa Randzio-Plath, socialiste allemande présidente de la commission économique et monétaire, une résolution aurait dû être soumise à la session plénière de septembre dernier afin de plaider auprès de la Convention le principe selon lequel l’UE doit se doter de compétences sociales et économiques nouvelles afin de conjuguer plein-emploi et meilleure protection sociale. Certes, les résolutions du Parlement n’ont pas de valeurs contraignantes, mais il s’agissait avant tout d’un message politique fort visant à répondre à la déclaration de Giscard d’Estaing. Las, ce message n’aura pas même franchi le cap du vote en commission. Un affrontement – assez classique sur les questions socio-économiques – entre la gauche et la droite conservatrice du Parti populaire européen (PPE) soutenue par les libéraux aura tôt fait de couler le projet de texte. Ainsi, les députés du PPE majoritaires au sein de la commission parlementaire ont refusé la demande principale de la résolution, qui visait à insérer dans les traités le principe selon lequel les États doivent se coordonner en matière économique et sociale. Tant qu’ils y étaient, ils ont supprimé les références au « plein-emploi » pour les remplacer par « niveau d’emploi élevé », précisant que seule « la libre concurrence » serait à même d’assurer un tel niveau. Ne reconnaissant plus leur bébé, les députés de gauche ont préféré ne pas voter cette résolution complètement dénaturée. Conséquence : un nouveau message politique catastrophique résumé dans ce titre d’un quotidien français : « Les eurodéputés refusent d’étendre les compétences sociales de l’UE » (sans doute aurait-il fallu écrire : « les députés du PPE »). Quoi qu’il en soit, la défaite fut particulièrement sévère pour la gauche. Mais si elle avait perdu cette bataille, elle n’en avait pas encore pour autant perdu la guerre.

Groupe « Europe sociale »
C’est au sein même de la Convention que des parlementaires ont ensuite tenté de forcer la porte. Le 26 septembre, Anne Van Lancker, eurodéputé socialiste belge, adressait avec deux autres parlementaires, une motion demandant « qu’un débat sur la question d’une Europe sociale soit inscrit à l’ordre du jour de la Convention d’ici novembre au plus tard ». Cette motion fut signée par une quarantaine de conventionnels. On précisera au passage qu’il s’agissait essentiellement de membres de parlements nationaux et du Parlement européen ; les conventionnels représentants des gouvernements et soutenant cet appel n’étaient qu’au nombre de trois : un Allemand, un Français et un Roumain. Cette motion a été au cœur des débats durant le mois d’octobre et, à la fin de ce mois, le présidium (Giscard d’Estaing, Jean-Luc Dehaene et Giuliano Amato), afin de trancher, se décidait à poser les questions suivantes à la Convention :
1. Dans quelle mesure la politique sociale devrait-elle être considérée comme faisant partie des objectifs généraux de l’Union ? Comment le traité constitutionnel devrait-il en tenir compte ?
2. Comment les dispositions actuelles du traité sur les questions sociales devraient-elles être modifiées, pour autant qu’elles doivent l’être ? Les domaines de compétences existants devraient-ils être élargis ? Dans l’affirmative, à quels nouveaux domaines ? Faudrait-il modifier d’autres dispositions, comme celles sur le marché intérieur ou la concurrence, afin de renforcer les politiques sociales ?
3. Les dispositions actuelles concernant la participation des partenaires sociaux devraient-elles être modifiées ? Si, une fois de plus, les débats sur ces questions ont opposé gauche et droite, une première bataille fut emportée, cette fois, par la gauche : la Convention décidait début novembre de faire entrer les questions sociales dans le débat et de créer, pour ce faire, un groupe de travail sur l’Europe sociale. Le Secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats (CES), Emilio Gabaglio, pouvait déclarer : « un espace de discussion et de proposition, pas prévu à l’origine, a été ouvert. La CES s’emploiera à l’utiliser afin que les valeurs, les principes et les objectifs du modèle social européen soient clairement ancrés dans le nouveau Traité Constitutionnel ». Bien que très tardive – les travaux de la convention ont commencé en février 2002 –, cette entrée de la question sociale par la porte de la Convention a constitué un tournant. Un projet de mandat assez large a été rapidement formulé pour lancer les travaux, portant notamment sur les « valeurs sociales » de l’UE, sur la définition d’objectifs sociaux communautaires, sur les modifications à apporter dans les compétences de l’Union en matière sociale, sur la coordination des politiques économiques et sociales, sur les modes et procédures de décision (vote à la majorité qualifiée), et sur le rôle des partenaires sociaux. Les travaux ont débuté le 11 décembre 2002. Premier constat plutôt positif : des questions que l’on peut qualifier de taboues depuis des décennies ont, pour la première fois, été mises sur la table et âprement discutées. Ainsi en va-t-il du droit de grève européen, de l’affirmation du plein-emploi comme objectif majeur de l’Union, de la stabilité de l’emploi, de la protection sociale universelle, de la lutte contre l’insécurité économique, des services publics, ou encore de négociations salariales entre partenaires sociaux européens. Autant de questions qui, il y a un an à peine, paraissaient encore totalement interdites de séjour dans les cénacles européens.

« Valeurs » sociales
Mais entre la discussion de ces questions et leur inclusion dans les traités, il y a bien sûr de la marge, voire un fossé. Ainsi, le rapport final du groupe « Europe sociale » adopté le 27 janvier dernier et soumis à la Convention le 7 février, formule un certain nombre de recommandations qui constituent les compromis possibles entre les différentes tendances politiques en présence. Selon ce rapport, l’Union européenne devrait affirmer de nouvelles valeurs guidant son action dans le domaine social. Ces valeurs sont l’égalité, la solidarité et la justice sociale. Cela peut paraître presque anodin, mais ce ne le fut pas dans les débats. Il a, par exemple, fallu batailler pour que les termes « justice sociale » soient acceptés par tous ! De même, une série d’objectifs concrets sont attribués à l’UE : la promotion du plein-emploi, de l’employabilité, l’accès à l’éducation de base et à la formation continue, l’inclusion sociale et un degré élevé de protection sociale, l’égalité des chances entre les hommes et les femmes… Le groupe ne recommande pas de modifier le partage actuel des compétences entre niveau national et niveau européen. En clair, il ne demande pas plus de pouvoir pour l’Europe. Mais il souhaite une meilleure clarification du champ d’action communautaire sur les questions sociales. Comme on pouvait s’y attendre, le groupe – trop divisé – n’est pas parvenu à se mettre d’accord sur l’octroi de compétences européennes dans le domaine du droit de grève. De même, en ce qui concerne l’efficacité de la prise de décision (majorité qualifiée vs unanimité), des profondes divisions sont apparues entre les tenants d’un maintien des modes de décision actuels – qui ont pourtant montré leurs limites, en particulier en ce qui concerne certaines questions de protection sociale (1) – et les tenants d’une extension, voire d’une généralisation, du vote à la majorité qualifiée. Il en est ressorti ce constat : « en fonction des débats au sein du groupe, il apparaît qu’une généralisation du vote à la majorité qualifiée sera difficile à envisager. » Il paraît clair en tout cas que les dispositions relatives aux régimes de sécurité sociale continueront de relever de l’unanimité. Enfin, et c’est probablement la plus grande déception, aucune piste concrète n’est lancée ni pour améliorer la coordination des politiques économiques et sociales, cela signifie que le déséquilibre existant actuellement entre une politique monétaire européenne unique et quinze politiques fiscales, budgétaires, salariales perdurera encore, ni pour prendre mieux en compte les services publics dans la mise en œuvre de la politique de concurrence européenne. En ce qui concerne le dialogue social européen dans la future Union à 25, des conventionnels avaient suggéré que le rôle des partenaires sociaux puisse être renforcé, en particulier dans la concertation macroéconomique et la création de législation sociale. Il était notamment proposé de donner force de loi à toutes les conventions collectives européennes, ce qui aurait constitué une piste extrêmement intéressante. Mais le consensus finalement dégagé par le groupe ne reflète pas cette ambition. Il se contente de répéter ce qui existe déjà : reconnaissance du rôle des partenaires sociaux (certes, cette fois au niveau constitutionnel), consultation dans les domaines qui les concernent, maintien des procédures actuelles concernant les accords collectifs… Rien de vraiment neuf. De façon générale, si l’on compare le résultat des cogitations des conventionnels aux prises de position exprimées par les syndicats au travers de la Confédération européenne des syndicats, il faut déchanter. Ces prises de position (lire ci-dessous) n’avaient bien sûr aucune chance d’être reprises telles quelles par une assemblée politique où des tendances très diverses cohabitent le temps de tester des compromis sur l’avenir de l’Europe. Il n’en demeure pas moins qu’elles constituaient une voie royale vers une Europe plus sociale. Une voie qu’ont clairement refusé d’emprunter les forces politiques de droite qu’une majorité d’électeurs a envoyées tant au Parlement européen qu’au sein des parlements nationaux. Il reste maintenant à savoir ce que feront de ce rapport la convention et, après elle, les gouvernements des États membres qui décideront en dernière instance.

Christophe Degryse

 

 

 

 

(1) En particulier les questions qui concernent la protection sociale des travailleurs transfrontaliers.

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