Depuis le 1er janvier dernier, l’introduction de l’euro s’est presque parfaitement déroulée… mais la toile de fond économique de cette "révolution monétaire" est loin d’être rose. Mauvaise conjoncture et ralentissement économique sont à l’actualité. Selon Ronald Janssen, dans l’article qui suit, ceci n’est pas dû au hasard mais est la conséquence directe de la manière dont la Banque centrale européenne interprète son mandat qu’elle a hérité du traité de Maastricht. Celle-ci n’a de cesse d’affirmer que le traité européen lui a donné une tâche unique: celle de défendre la stabilité des prix et rien d’autre. Une interprétation trop restrictive ?


Selon la Banque centrale européenne (BCE) installée à Francfort, la stabilité des prix constitue le commencement et l’aboutissement de la politique macroéconomique. Cette interprétation fait référence à une forme spécifique – et toute particulière – de politique monétaire. Lorsque l’économie tourne bien et atteint un état de surchauffe, les taux d’intérêt doivent, selon cette référence, être relevés très rapidement par la BCE et de manière considérable. En revanche, lorsque l’économie ralentit, cette dernière laisse faire, en attendant de voir… En aucun cas, le moindre risque lié à l’inflation n’est admis, tandis que celui lié au ralentissement de la croissance économique est, quant à lui, toléré. Dans le jargon du métier, c’est ce qu’on appelle une ligne de conduite monétaire "a-symétrique".
Effectivement, au cours de ces deux dernières années, la BCE a mené une politique asymétrique : inquiétés par l’annonce d’un renforcement de la croissance économique à plus de 3%, les taux d’intérêt à court terme ont quasiment doublé pour augmenter de 2,25%. Le taux d’intérêt atteignait facilement 4,75%, un niveau qui paraît particulièrement élevé si on le compare au taux à court terme qui s’élevait alors à 5%. Lorsque les taux d’intérêt à court et à long terme se sont rapprochés de cette manière dans le passé, cela a toujours été de pair avec une situation de crise, ce que la situation conjoncturelle actuelle tendrait à prouver. Malgré ces indications claires, malgré le fait que les prédictions économiques en provenance des États-Unis étaient plutôt alarmistes, malgré le fait que toutes les banques centrales y ont réagi en faisant baisser leur taux d’intérêt, malgré le fait qu’au début de l’année 2001, il était clair que la consommation propre à la zone euro avait fortement diminué suite à l’augmentation du prix du pétrole… la BCE a gelé les taux d’intérêt pendant plus de six mois. Ce n’est qu’après les attentats du 11 septembre et récemment début novembre qu’il y eût une baisse des taux quelque peu convaincante.
Si l’on tient compte du fait que ce type de baisse de taux d’intérêt n’exerce d’effet sur l’activité économique que d’ici une voire deux années (phénomène ‘time lags’), ceci signifie que les récentes baisses de taux d’intérêt de ces derniers mois n’auront un effet que d’ici la fin de l’année prochaine. Cela signifie également que la ligne de conduite que la BCE a adopté en début d’année était totalement inadéquate, démontrant une ligne de conduite passive face à une récession économique par trop prévisible. Cette politique reflète bien la philosophie de base de la BCE : ne pas prendre de risques en cas d’inflation, prendre tous les risques en cas de croissance économique.

Stabilité des prix
Ce souci de stabiliser les prix, du moins tel qu’il est perçu par la BCE, risque d’entraîner un lourd tribut. Les périodes de haute conjoncture sont systématiquement freinées car une croissance importante est toujours considérée comme un élément nocif pour la stabilité des prix. Inversement, en période de basse conjoncture, on assiste à un phénomène d’immobilité monétaire qui empêche l’économie d’avoir un plafond en dessous duquel les indicateurs économiques ne peuvent baisser. Les crises en sont dès lors plus intenses et plus durables. La politique monétaire asymétrique veille à maintenir un plafond pour le mouvement conjoncturel mais ne prévoit pas de trampoline sur lequel l’économie aurait le loisir de rebondir pour donner lieu à une reprise. Il est donc clair que, lors de ce cycle conjoncturel, nous assistons à un déficit de croissance structurel qui est assez évident à constater en pratique. L’OCDE, par exemple, procède de manière régulière à des estimations sur la santé économique qui montre soit une surcapacité ou une sous-capacité de production. Le graphique ci-dessous montre très clairement que la zone euro a tourné durant la plus grande partie de la décennie en dessous de son potentiel de production maximal. Ce fossé peut être estimé de 1 à 2 %, ce qui, en termes absolus, est un chiffre gigantesque (1 à 2 % du PIB de la zone euro et ceci pendant une décennie). Ce même fossé exerce également son influence sur les décisions d’investissement, ce qui a pour effet de voir l’économie développer une capacité de production insuffisante… De même, l’Allemagne, où la banque centrale (Bundesbank) menait une politique monétaire similaire, connaissait le même type de situation. Ce n’est que vers la fin des années 80, et ceci grâce à l’impulsion budgétaire de la réunification allemande, que l’Allemagne attînt un niveau de production nationale dépassant son potentiel.

Question-clé
Revenons-en à la question fondamentale. Est-il exact que, telle que veut nous le faire croire l’équipe de banquiers composée par MM. Duisenberg et Issing, la BCE n’a d’autre choix que la voie qu’elle s’est tracée et qu’elle suit ainsi scrupuleusement les recommandations du traité de Maastricht ? Celui qui prend la peine de lire le traité pourra constater que l’on assigne plusieurs finalités à la BCE (lire encadré ci-contre). L’article 105 énonce clairement que la BCE doit, outre sa fonction primaire qui consiste à veiller à la stabilité des prix, contribuer aux autres objectifs de la Communauté européenne (article 2 du traité), à savoir : un haut niveau d’emploi, de protection sociale, une recherche constante de l’amélioration du niveau et de la qualité de la vie. De cette manière, le traité énonce très clairement que la BCE ne doit pas se borner à veiller à la stabilité des prix mais doit, simultanément, adapter sa ligne de conduite de manière à pouvoir maximaliser croissance économique et niveau d’emploi.
En effet, nous ne devons pas perdre de vue que la stabilité des prix, comme nous le démontrent les récents événements économiques, peut être atteinte de deux manières. La première serait de maintenir l’économie de manière constante sous son potentiel de production. Comme nous le décrivons ci-dessus, les hausses conjoncturelles sont alors contenues et les baisses conjoncturelles creusées. Une autre manière serait de créer autant un climat de stabilité de prix qu’un climat d’encouragement à l’investissement pour garantir une production constante. L’élargissement de la capacité de production ainsi obtenue veille à ce que l’offre et la demande en économie évoluent conjointement ne pouvant donner lieu à des tensions inflatoires. Dans ces conditions, une forte croissance et un taux de création d’emploi élevé iront de pair avec une politique de maintien de stabilité des prix.
Force est de constater que les banquiers indépendants de Francfort se sont écrit leur propre traité dans lequel le souci de la croissance, de la conjoncture et de l’emploi a disparu et où l’on se retrouve, malgré soi, dans une situation de maintien de stabilité de prix en ne laissant pas tourner l’économie à plein régime. En considérant le pouvoir d’interprétation de la BCE sur le texte du traité et en tenant compte du fait que la BCE est une des banques les plus indépendantes du monde, il nous paraît indispensable de porter à l’ordre du jour de la prochaine conférence intergouvernementale un essai de clarification du texte du traité par lequel il faudra accentuer la double mission de la BCE (à l’instar de la Federal Reserve des États-Unis), à savoir la stabilité des prix et la recherche du plein emploi. En attendant, il faudra entamer le débat sur la politique monétaire en Europe. À présent, en effet, la politique monétaire est presque un sujet tabou. Chaque personne souhaitant en discuter se voit tout de suite découragée par l’argumentation selon laquelle la BCE va renoncer à une baisse des taux parce qu’il s’agit avant tout de défendre la crédibilité et l’indépendance de l’institution bancaire à tout prix. Mais inversement, ces mêmes banquiers n’hésitent pas à se mêler de dossiers qui sont de la responsabilité des gouvernements, des ministères de l’Emploi et des syndicats. Le fait que même la Commission européenne refuse d’inclure dans ses prévisions économiques des hypothèses sur les taux d’intérêt montre à quel point la politique monétaire et la BCE restent des sujets tabous. La BCE serait bien inspirée d’accepter la critique, elle qui semble n’avoir à recevoir de leçon de personne. La CSC a tenté de placer la discussion sur la politique monétaire à l’ordre du jour de l’agenda politique. Elle publie tous les deux ans un rapport qui porte un regard critique sur la politique monétaire de la BCE. Ce rapport est mis à la disposition de la BCE, de personnalités politiques et d’autres syndicats en Europe et peut également être consulté sur le site de l’ACV-CSC (1). Nous devons néanmoins constater que les syndicats sont les seules institutions qui tentent ce type d’approche. C’est, en effet, le silence radio le plus complet dans le monde académique et politique. La loi du silence doit être brisée et ceci ne peut être possible que par la création d’un conseil qui surveillerait les décisions de la BCE. Ce conseil de surveillance serait composé de personnalités du monde scientifique, social et politique et devrait baser ses recommandations à partir de rapports circonstanciés sur la politique monétaire. En attendant cela, espérons que la crise de 2001-2002 ne se sera pas produite en vain, et que nous pourrons cette fois tirer les leçons des erreurs commises. Les administrateurs monétaires ne pourront promouvoir une meilleure croissance économique qu’en menant le combat contre l’inflation d’une autre manière et en contribuant à la mise sur pied d’une politique macroéconomique mixte qui porterait son attention à la fois sur la politique de l’offre et sur celle de la demande.

Ronald Janssen
Service d’études CSC-ACV
(traduit du néerlandais)

(1) http://www.acv-csc.be/newacv/nl/actueel/dossiers/2001/emu.htm

"Sans préjudice de..."

Voici ce que dit le traité concernant la politique monétaire européenne et les missions de la Banque centrale européenne :

Article 105
1. L'objectif principal du SEBC [système européen de banques centrales] est de maintenir la stabilité des prix. Sans préjudice de l'objectif de stabilité des prix, le SEBC apporte son soutien aux politiques économiques générales dans la Communauté, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de la Communauté, tels que définis à l'article 2. (...)

Quant aux "politiques économiques générales" de la Communauté définies à l’article 2:
La Communauté a pour mission (...) de promouvoir dans l'ensemble de la Communauté un développement harmonieux, équilibré et durable des activités économiques, un niveau d'emploi et de protection sociale élevé, l'égalité entre les hommes et les femmes, une croissance durable et non inflationniste, un haut degré de compétitivité et de convergence des performances économiques, un niveau élevé de protection et d'amélioration de la qualité de l'environnement, le relèvement du niveau et de la qualité de vie, la cohésion économique et sociale et la solidarité entre les États membres.

 

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