Nous avions publié, le 15 septembre dernier, un article du professeur Jacques Delcourt consacré à l’émergence de ce " nouvel acteur bien encombrant " que constitue la société civile. Nous vous avions annoncé la suite de cet article dans le numéro du 1er octobre. Les attentats terroristes du 11 septembre nous ont cependant contraints à modifier cette programmation. Voici donc la suite de l’analyse de M. Delcourt, consacrée au rôle de la société civile dans l’Union européenne.


Quel que soit le jugement que l’on porte sur la mondialisation, l’Europe y participe en développant ses échanges avec le monde, en communiquant, en tissant des liens. Elle accroît ainsi les interdépendances entre les nations, plus les marchés s’étendent, plus nombreuses sont les interdépendances positives mais aussi négatives entre les nations parce que les problèmes et les risques écologiques et sociaux se répandent, eux aussi, internationalement. Plus ces problèmes et risques sont nombreux, plus on a besoin de règles et plus la démocratie est nécessaire.
À la pointe de la mondialisation, l’Europe ne peut se désintéresser des conséquences négatives de la mondialisation, des problèmes qu’elle induit pour les citoyens, les travailleurs, les régions, les pays. La mondialisation des transports et de communications, ainsi que des marchés, des entreprises, des réseaux d’entreprises et des économies ont multiplié les interdépendances. Des transferts de connaissances et de compétences se sont réalises. Les dialogues interculturels se sont élargis conduisant à des hybridations culturelles. La mondialisation a donc incontestablement favorisé le développement et l’interpénétration des économies, de sociétés et des cultures. Mais par ailleurs, elle s’accompagne aussi d’événements et d’effets vicieux, que ce soit sous forme de délocalisations, de chômage, d’urbanisation sauvage et de désertion des campagnes... De ce point de vue, les problèmes et les risques se sont mondialisés. Malgré les dénégations de certains économistes, les inégalités grandissent en terme de revenu ou de richesse au sein d’une population mondiale toujours en croissance. Les aspirations se développent partout grâce aux campagnes publicitaires mondiales, mais la mondialisation économique ne favorise finalement que certaines régions et certains pays... Elle crée de formidables déséquilibres. Les grandes villes attirent les populations des campagnes avant même qu’elles puissent leur procurer du travail. Pendant ce temps, les campagnes se vident, se désorganisent et se déstructurent. La misère, la famine se développent. En de nombreux pays, la misère et la famine ont pris un caractère endémique. L’alimentation en eau potable n’est pas assurée. L’analphabétisme se développe. La déforestation et la désertification continuent à s’étendre. Partout, la gestion des déchets pose des problèmes. Les pollutions se multiplient au point de produire un réchauffement du globe, et l’on surexploite de ressources non renouvelables. Voilà quelques uns des principaux problèmes qui, de près ou de loin, découlent de cette mondialisation. Par ailleurs, dans la course au développement, les dettes des pays se sont accrues. Pour payer les intérêts, on coupe sur les programmes d’éducation et de santé. Les risques d’épidémies, comme le sida, par exemple, accompagnent la mobilité régionale et transnationale croissante. Eu égard à ces évolutions, protéger l’espèce humaine, son environnement, son patrimoine génétique, préserver les ressources naturelles, mais aussi promouvoir la paix, la justice, la solidarité dans le monde sont sans conteste devenus des objectifs prioritaires à l’égard desquels il est nécessaire et urgent de mettre en place de nouvelles régulations internationales. D’autant plus que les inégalités et les injustices accompagnant la mondialisation raniment les conflits ancestraux entre les régions, les ethnies, les religions. Les conflits locaux se multiplient dangereusement. Dans la poursuite d’un développement vrai et durable, la société civile et ses nombreux acteurs ont un rôle à jouer par rapport aux Etats, aux instances de gouvernance européennes, internationales et mondiales.

Les atouts de l’Europe
Il y a quelques années encore, la mondialisation paraissait être avant tout la responsabilité des entreprises transnationales économiques et financières. L’orientation du développement mondial se trouvait à la merci de ceux qui commandaient la mondialisation des entreprises et des réseaux d’entreprises. La mondialisation dépendait essentiellement de l’ouverture des marchés, de la libre circulation mondiale de l’argent et du capital, des biens, des services, voire des personnes. Tels sont d’ailleurs les objectifs poursuivis explicitement par les instances politiques de gouvernance mondiale. Dans le même temps, les "manipulateurs" de l’information et de la communication se vouaient à la glorification des effets bénéfiques de la mondialisation. L’initiative privée était présentée comme la seule voie de l’enrichissement, le seul chemin vers le développement et le bien-être du plus grand nombre, comme la route incontournable vers le bien commun universel. Il n’y avait pas d’alternative, proclamait Margaret Thatcher.
Partout, ce règne sans partage de la rationalité économique capitaliste était conforté par les Etats qui s’étaient mis à libéraliser le commerce, à déréguler, à privatiser, à décentraliser, à créer les conditions favorables à un développement capitaliste mondial. Suite à la chute du mur de Berlin et à la levée du rideau de fer, le capitalisme libéral étant délivré de son ennemi ancestral, les États ont agi comme s’il n’y avait pas ou plus d’alternative, y compris à travers leur participations dans les diverses instances internationales, à travers des traités bilatéraux ou multilatéraux, des chartes et le développement du droit international. Par ces biais, ils ont favorisé la libéralisation des échanges. Ils ont parié sur le fait que ce commerce mondial élargi produirait la paix et le développement, et favoriserait la liquidation des régimes autoritaires. À la suite de Francis Fukuyama (1), certains croyaient que la pratique du libéralisme économique conduisait à une démocratisation parallèle. Les instances internationales liaient d’ailleurs les crédits aux efforts faits en faveur de la démocratie, même si, dans la réalité, les conditions drastiques mises à l’octroi des prêts conduisaient de facto à une gestion autoritaire. Au cours des dernières années pourtant, il a bien fallu se rendre à l’évidence: le développement ne se produisait pas partout au même rythme. Dans les années 90, la conscience et la connaissance se sont largement développées par rapport aux injustices, aux problèmes et aux risques engendrés ou renforcés par la mondialisation.

L’Europe en exemple ?
En raison de son passé et de son expérience, l’Europe constitue un atout à mettre au service de la construction d’une société civile mondiale et d’une nouvelle architecture de régulation et de gouvernance mondiale. Elle a fait la démonstration de la possibilité de dépasser les oppositions et la violence entre les peuples. Elle a montré la possibilité de sortir des affres d’une succession de guerres mondiales et d’entrer dans une ère de dialogue et de construction en commun. Elle a fait la preuve de la possibilité de transcender les différences de langues, les clivages politiques, les divergences culturelles, les oppositions religieuses. Sur tous ces plans, elle a montré un chemin de pluralisme, d’unité dans la diversité. Cette expérience peut être source d’enrichissement pour le monde.
Mais ce "rayonnement" possible de l’Europe passe par une citoyenneté européenne ouverte sur le monde et par une société civile active. Aujourd’hui, on assiste à une multiplication rapide des ONG (organisation non gouvernementale) et parmi elles, du nombre d’organisations à dimension internationale: Greenpeace, Oxfam, Amnesty International, Médecins sans frontières, le World Wide Fund, ou encore le plus récent mouvement Attac (pour la taxation de la spéculation financière). Nous sommes à l’ère du développement de nouveaux mouvements sociaux mondiaux.
Non seulement le nombre d’organisations s’accroît mais leurs capacités d’information, d’échange, d’action, de coopération et de coordination se sont fortement développées. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication leur apportent des instruments d’une efficacité et d’une richesse sans précédent. Grâce&Mac226; à ces technologies nouvelles, les organisations sont capables de diffuser, dans l’heure, des informations sur internet, d’échanger leurs rapports, leurs projets, de lancer des campagnes de sensibilisation, de conscientisation et d’assurer ainsi une mobilisation sur le plan mondial. De cette façon, elles sont devenues susceptibles d’attirer l’attention des médias et donc de " spectaculariser " leurs actions, comme lors des réunions annuelles de Davos (Suisse) ou lors des réunions de l’OMC, ou encore au sommet du G8 (récemment à Gênes).
Jusque il y a peu, ces ONG et mouvements sociaux mondiaux paraissaient se développer sur des terrains spécifiques et séparés, sans grande coordination entre eux: les uns luttant contre la pauvreté, contre la faim dans le monde, d’autres pour l’adduction d’eau potable, d’autres pour le développement de la santé, d’autres encore luttaient pour la paix, les droits de l’homme, la protection de l’environnement, etc. Jusqu’à Seattle en 1999, ces nouveaux mouvements se développaient à l’écart des syndicats, mouvements sociaux historiques. Depuis Seattle, un front commun s’est enfin établi. Évidemment, tous ces mouvements nouveaux et historiques ne parlent pas d’une seule voix. Certains se prononcent contre la mondialisation. D’autres veulent avant tout l’incurver dans un autre sens. Certains ne récusent pas une certaine violence. D’autres sont avant tout pacifiques. Certains sont conservateurs, d’autres se veulent progressistes.
Les opposants à la société civile ne manquent pas de souligner ces discordances, y compris nos ministres Louis Michel d’abord (2) et Guy Verhofstadt ensuite (3) qui, tous deux, croient devoir dénoncer la non représentativité et la non légitimité de ces associations citoyennes dont les leaders ne sont pas élus, démontrant ainsi leur ignorance du fonctionnement réel de ces nombreuses associations.
Il faut dire que depuis les événements tragiques du 11 septembre, nos États sont plus préoccupés du développement d’une société policière et militaire mondiale et d’une société de surveillance que de la mise en route d’un plan de développement mondial auquel les nombreuses associations civiles et volontaires s’attelleraient volontiers. Pourtant, pour la première fois dans l’histoire du monde, nous sommes en capacité de développer des projets et une civilisation planétaires. Une prise de conscience planétaire s’est produite. Des moyens financiers existent pour faire la guerre. Alors pourquoi pas pour la paix et le développement ? Dans cette perspective, seule une citoyenneté mondiale et une société civile mondiale peuvent se mobiliser autour d’un tel projet de justice et de paix.
Jacques Delcourt

  1. Francis Fukuyama est un auteur américain qui a prétendu que la chute de l’empire soviétique allait entraîner la "fin de l’histoire", puisque le libéralisme et la démocratie à l’occidentale allaient se répandre d’eux-mêmes sur la planète entière.
  2. Louis Michel, dans une interview au journal français Le Monde, a brutalement remis en question la légitimité de l’action (et du discours) de certaines organisations non gouvernementales.
  3. Voir sa Lettre ouverte aux antimondialistes du 26 septembre dernier.

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