Du printemps arabe au printemps érable, de la place Tahrir à celle de Syntagma, des foules se forment, des poings se lèvent, des pouvoirs chancellent, parfois. Ce vent de révolte contre des régimes corrompus et les injustices du modèle capitaliste inspire une nouvelle génération d'artistes de « street art ». Les graffitis sont repartis à l'assaut des villes et envahissent aussi le net, porteurs de nouveaux messages politiques, mais des mêmes éternelles aspirations à la liberté et la justice. Tour d'horizon, en quelques tags.

 

 005Si de tout temps l'homme a entaillé la pierre ou le bois pour y marquer sa trace, on situe souvent l'apparition du graffiti dans l'antiquité, en Grèce notamment, d'où nous sont parvenus quelques « pubs » pour prostituées, slogans politiques ou messages d'amour. C'est leur dimension clandestine qui donne à ces mots, à ces dessins, leur qualité de réels « graffitis », à l'inverse des peintures rupestres, par exemple, qui étaient peut-être voulues par l'ensemble de la communauté.

Clandestins, illégaux, rebelles, les graffitis ont proliféré dans les villes en périodes de tensions ou de crise : à la Révolution française, pendant la Seconde Guerre mondiale – avec le fameux V de la victoire proposé par l'ancien ministre belge Victor de Laveleye – sur les murs de Paris, à la Sorbone, en mai '68 ou celui de Berlin, côté ouest s'entend, de 1961 à 1989.

Mais c'est aux États-Unis, à Philadelphie dès 1969 puis rapidement à New York que les graffitis se sont inscrits en polychromie dans la ville, à coups de bombes de peintures aérosol initialement destinées à la carrosserie. Ils furent d'abord « tags », simples signatures de jeunes des quartiers défavorisés qui voulaient signaler leur existence. Avec le mouvement hip-hop, ils se sont peu à peu complexifiés, calligraphiés, colorés, pour devenir fresques à part entière. Ils ont fleuri sur les rames de métro, pour circuler et être vus par le plus grand nombre, avant d'attaquer les murs des édifices et de subir dès 1972 une première répression organisée par le maire de New York. Les graffitis ont investi les galeries d'art dès 1980 aux côtés d'artistes comme Andy Warhol. Et sont apparus, à la même époque, sur les façades parisiennes, importés par des jeunes branchés des beaux quartiers. Il a fallu des mois pour qu'ils gagnent ensuite les banlieues et colorent les premières rames de métro parisien. Honnis par une bonne part de la population, traqués par la police, les « writers » comme disent les Américains, ou les « graffeurs » ont retrouvé du souffle au tournant du millénaire avec l'apparition de nouvelles bombes et de nouvelles techniques d'écriture. Mais leur second printemps pourrait bien être arabe, et replonger dans les racines du mouvement : la contestation politique.

Révolution graffiti

C'est en Tunisie que le vaste mouvement de protestation a pris naissance après que Mohamed Bouazizi, jeune vendeur ambulant, se fut immolé par le feu le 17 décembre 2010 devant le siège du gouvernorat de Sidi Bouzid. Pourquoi là ? Sociologues et politologues auront à cœur d'identifier les causes. Reste que sur le plan de la contestation culturelle, la Tunisie était l'un des pays les plus en retrait de la région. Peu de bars, guère de scène alternative, et pas vraiment de tradition du graffiti, en dehors de quelques rares artistes underground et des célèbres tags que les supporters de foot peignaient sur les murs pour marquer leur territoire. « Je me suis toujours demandé pourquoi il n'y a pas de graffitis à Tunis ! Pourquoi les murs sont ou bien sales ou bien blancs » s'interrogeait le blogueur Zizou from Djerba en 2005 1. Six ans plus tard, les murs de la ville se sont trouvés littéralement repeints, sans aucune économie de couleurs. Les graffitis ont envahi toutes les surfaces et abordé toutes les thématiques : la dictature, bien entendu, mais aussi le chômage, l'isolement des jeunes, l'opposition entre laïcs et religieux. Et nombre de ces tags ont évolué vers des graffitis complexes et colorés, intégrant, comme on le verra dans d'autres pays arabes, des éléments de calligraphie arabesque qui leur donnent aujourd'hui leur originalité, et renforce l'intérêt des marchands d'art. Les partis politiques aussi ont suivi le mouvement, utilisant même des graffitis pendant la campagne électorale.

En Égypte aussi, où le printemps s'est rapidement propagé, le « street art » était quasi inexistant sous Moubarak en dehors des noyaux durs de supporters de foot. Et en Égypte les graffitis s'y sont déployés aussi dès les premiers jours de la révolte. On garde en souvenir les tags audacieux que des manifestants peignaient sur les blindés arrêtés sur la place Tahrir au Caire. Certes, dans un premier temps, les militaires ont eu à cœur de recouvrir les tags du jour sous une couche de peinture blanche, mais les graffeurs étaient plus nombreux, plus inventifs, utilisant le pochoir pour travailler plus vite et reproduire leur message à l'envi. Et puis, les manifestants ont su mobiliser les réseaux sociaux. Photographiés à l'aide de téléphones portables, les graffitis ont circulé sur la toile, pour être vus par un maximum de personnes alors que souvent, par souci de sécurité, leurs auteurs restaient anonymes... un comble pour des graffeurs !

La prudence s'est même imposée comme condition de survie pour bien des graffeurs libyens. Fin mars 2011 en effet, Kais Ahmed Al-Hilali, lKAIS de son nom d'artiste, fut exécuté par les forces pro-Kadhafi dans la ville de Benghazi où il avait exécuté des caricatures de Mouammar Kadhafi. L'affaire fit grand bruit, jusque sur les antennes de CNN. Il est vrai que Kadhafi a été une source d'inspiration intarissable pour les graffeurs contestataires ; tantôt représenté en rat, tantôt en poulet, serpent, singe, Hitler, tortionnaire, ou... en Juif. Car on a dénombré de très nombreux tags antisémites dans les zones contrôlées par les rebelles libyens, révélateurs du climat raciste que le colonel avait fait régner dans le pays pendant des décennies, avant que des rumeurs courent sur sa propre ascendance. « L'art de la révolution de la rue reflète les courants sociaux qui datent d'avant le soulèvement » analysait très justement le New York Times 2. Reste que l'espoir constitue un autre fil rouge des tags libyens, pendant la révolte et bien après encore. Espoir, dans la ville sinistrée de Yefren où quelques habitants ont transformé les ruines de l'ancienne « maison du peuple » en musée de la liberté, dont les graffitis ornent les murs intérieurs et extérieurs. Et à Benghazi, où en novembre, Handicap international a lancé un concours de graffitis pour sensibiliser à l'utilisation des armes qui bien après les affrontements entre forces gouvernementales et rebelles ont continué à faire morts et blessés. À Tripoli, enfin, où en mars dernier, une première exposition consacrée au «street art» a été organisée à la galerie d'art Dar Al-Fagi, rassemblant quarante oeuvres et autant de messages de liberté et de démocratie.

Internet, un mur réel...

Si l'image a été un élément clé des révoltes arabes, c'est aussi parce qu'elle a connu cette formidable caisse de résonnance qu'est internet. Des bibliothèques virtuelles ont permis de faire connaître les messages de graffeurs bien au-delà des rues de Tunis ou des places du Caire. Et, à l'inverse, internet a aussi permis de mobiliser des graffeurs sur le terrain. L'histoire retiendra sans doute ces « semaines du graffiti » lancées à l'appel d'activistes et d'internautes. L'idée de consacrer sept jours aux graffitis a germé en Égypte en janvier dernier. L'initiative, appelée « la semaine du graffiti violent », se voulait radicale, motivée sans doute par une répression forte et une importante désillusion face aux élections. Un deuxième appel a été lancé début avril, à destination de l'Iran, sous le nom de « Mad graffiti week for Iran ». Il s'agissait de soutenir les prisonniers politiques opposants à Mahmoud Ahmadinejad. Dans la foulée, les réseaux sociaux syriens ont lancé un troisième appel à une « semaine des graffitis de la liberté », à la fois en Syrie et dans l'ensemble du monde arabe. Plus pacifique, cette semaine du 14 au 21 avril ambitionnait d'opposer un message de paix aux discours belliqueux tenus par tous les camps du conflit syrien.

D'Athènes à Montréal

Ce dynamisme créatif a même réveillé les pavés et les murs de villes comme Athènes ou Montréal, pourtant héritières d'une plus longue tradition de « street art ». À Montréal, la colère des étudiants contre la hausse du prix des études et le cynisme du gouvernement libéral est certes symbolisée par le carré rouge. Les manifestants le portent au revers pour dire qu'il seront « dans le rouge », tout en frappant sur des casseroles. Mais partout, on voit aussi resurgir les graffitis, et surtout des peintures au pochoir, appelant à la résistance, dénonçant les affres du capitalisme, réclamant l'ouverture des frontières. Le 23 mai dernier, des membres du collectif « No Borders » ont remplacé une centaine d'affiches publicitaires dans des bornes d'affichage par des oeuvres d'art et des messages en appui à la grève étudiante et à la justice migrante. Plus tôt, le collectif « Maille à part » s'est fait remarquer dans sa lutte anticapitaliste par l'habillage de différents lieux publics à l'aide de graffitis textiles ; une façon de revendiquer la démocratisation de l'art et de la culture. Car « attaquer l'éducation, c'est s'attaquer à la culture », rappelait l'union des artistes québécois dans une lettre de soutien aux étudiants grévistes 3.

Enfin Athènes, « berceau du graffiti », ne s'est jamais totalement départie, semble-t-il, de ce mode de contestation ancestral. L'occupation nazie puis le régime des Colonels dès 1967 ont ravivé la tradition. Et aujourd'hui chaque quartier de la ville offre ses spécificités, révèle ses propres artistes muraux. Au début de ce millénaire, pendant les années prospères, non contentes de fermer les yeux sur les graffitis illégaux, les autorités publiques sont allées jusqu'à commander de gigantesques fresques urbaines. Puis, en 2008, après les émeutes qui ont suivi la mort d'un adolescent tué par la police, les graffitis ont regagné de vigueur et de force politique. Le mouvement s'est accentué jusqu'aux grandes manifestations anti austérité qui se sont multipliées depuis mai 2010. Les styles et les supports ont explosé, passant du grinçant au burlesque, du pochoir au papier collé, sans oublier l'hyper-réalisme qui étale sur les murs l'objet emblématique de la lutte contre la police : le masque à gaz. Même l'un des artistes les plus connus, Sonkè, qui travaillait bien avant les grandes manifs, a vu ses célèbres silhouettes de femmes prendre des accents plus graves. Ses «princesses» ont perdu le goût du luxe.

En 2009, l'historien de la photographie, André Rouillé, mettait en garde contre l'entrée des graffitis dans les musées et sur le marché de l'art, passant d'une « esthétique du risque à une esthétique sans risque »4. Pour lui, le graffiti a pour originalité d'être la seule création picturale dont le motif principal est la signature du peintre. Une signature par laquelle les jeunes new-yorkais disaient « j'existe » et à travers laquelle des artistes de renom ont écrit « ils ont le droit d'exister » sur les murs de la honte à Berlin ou en Palestine, comme le fit récemment le graffeur britannique Banksy à l'insu des caméras de surveillance et au mépris des détecteurs de mouvements israéliens. Banksy dont on a récemment signalé plusieurs oeuvres toutes fraîches sur les murs de Toronto, mettant notamment en scène... des policiers en uniformes.

Le graffiti perd-il son âme dès lors qu'il entre dans un musée ? Le débat n'est peut-être pas là. Peut-être le graffiti retrouve-t-il ses lettres de noblesse lorsqu'il exprime ce besoin d'exister, cette soif de liberté et de respect. L'avenir nous dira quelles seront ses prochaines sources d'inspiration.


1. www.zizoufromdjerba.com
2. http://atwar.blogs.nytimes.com/2011/08/08/libyan-street-art-freedom-defiance-and-troubling-signs/
3. http://www.artistescontrelahausse.org/
4. André Rouillé, «Le graffiti, une pratique de soi», Paris Art, Édito n°291, mai 2009

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