Le 2 novembre prochain, les Américains se rendront aux urnes pour élire leur nouveau chef d’État à l’issue d’une bataille féroce entre le président républicain sortant, Georges Bush, et son rival démocrate, John Kerry. Comment la gauche américaine s’est-elle organisée en vue de ces élections ? Quels sont ses projets, ses forces et ses faiblesses ? En quoi l’enjeu de ces élections dépasse largement les frontières nord-américaines et nous concerne tous ? Isabelle Ferreras tente, dans les lignes qui suivent, de lever le voile pour nous.


Lorsqu’en juillet dernier Howard Dean, candidat à l’investiture du parti démocrate qui caracolait dans les sondages mais s’effondra dès la première Primaire cédant sa place à John Kerry, est apparu sur la scène de la Convention démocrate réunie à Boston, la gauche américaine a vécu un moment d’extase comme elle en avait rarement savouré ces dernières années. Pendant de longues minutes, l’homme, crédité pour avoir donné à nouveau une « colonne vertébrale » au parti démocrate, a été applaudi par l’ensemble des délégués du parti, au point que même Terry McAuliffe et Hillary Clinton, président du parti et leaders des « nouveaux démocrates », n’ont pu faire que se lever pour se joindre à l’acclamation. Ce fut là une démonstration aussi exceptionnelle qu’inattendue pour un homme qui, durant les primaires, ne cessa de critiquer le parti démocrate pour son positionnement centriste, soutien mou des politiques dévastatrices de Georges W. Bush au niveau de la politique intérieure tout autant qu’au plan international. L’instant témoignait de l’importance historique que constitue l’élection présidentielle du 2 novembre prochain pour l’ensemble du camp progressiste américain. Sous la bannière « I am here to represent the Democratic wing of the Democratic Party » (je représente l’aile démocrate du parti démocrate), Dean a réveillé les démocrates, leur a réappris à oser critiquer un président américain fou d’arrogance et nuisible à la majorité de la population américaine. Cet accueil donnait à espérer que le parti démocrate avait enfin compris quelque chose sur lui-même. Est-ce le cas ? Où en est aujourd’hui la gauche américaine ? Elle est une des créatures les plus mystérieuses du monde politique occidental. Existe-t-elle vraiment ? A-t-elle jamais existé ? Ne serait-elle pas une sorte de contradiction dans les termes ? Ou bien serait-elle une force en devenir, un idéal toujours en gestation dans une société jeune, aux racines culturelles à bien des égards hostiles à son épanouissement et aux structures qui lui sont défavorables ? Tentons d’apporter quelques éléments de réponse.

Système électoral
Point de départ d’une compréhension du paysage politique nord-américain, il importe de s’arrêter à ses caractéristiques structurelles. Caractéristique décisive du système électoral : l’immense majorité des élections, à tous niveaux de pouvoir, se tient au suffrage majoritaire. Fait largement établi, le système majoritaire force à la polarisation du paysage politique. La conséquence est simple : dans une société qui connaît pourtant des réalités aussi nombreuses et complexes que les États-Unis d’Amérique – culturellement, économiquement, géographiquement –, seulement deux partis politiques sont viables et se partagent le pouvoir : le Grand Old Party (parti républicain) et le Democratic Party (parti démocrate). Ces deux organisations squattent l’ensemble du spectre politique.
La grande victoire de Bill Clinton en 1992 est communément attribuée au tournant idéologique qu’il est parvenu à imprimer sur le parti démocrate – une plate-forme centriste. Leader des « New Democrats », Clinton misa sur un discours modéré destiné à séduire les undecided voters (électeurs qui n’ont pas encore fait leur choix). Ces derniers étaient pensés comme allant déterminer le résultat des élections. Cette idée a la vie longue. On oublie que Bill Clinton bénéficia de l’« aide » inattendue et décisive d’un candidat qui dépassa sur sa droite Bush père, le président sortant : Ross Perot, milliardaire égomaniaque, avocat d’un gouvernement aux fonctions minimales et d’un véritable libéralisme économique non handicapé par un taux de taxation (1) jugé inacceptable (2) attira à lui, en effet, assez de voix que pour permettre à Clinton d’accéder à la victoire. La droite américaine a retenu la leçon. En 2000, elle s’est présentée unie contre un Al Gore doublé sur sa gauche par Ralph Nader, le candidat des Verts. Le reste appartient déjà à l’histoire…

Déclin syndical
Mais au-delà des questions de stratégie et de conquête du pouvoir, qu’est-ce qui caractérise fondamentalement la gauche traditionnelle américaine ? Au moins ceci : elle est formée par les organisations syndicales dont la plupart se distinguent par une histoire de positionnement idéologique résolument pro-business. Les États-Unis n’ont jamais connu de mouvement ouvrier à l’idéologie anticapitaliste, comme en Europe. Les différentes centrales syndicales organisées par secteurs sont regroupées au sein d’une gigantesque organisation parapluie depuis 1955 : l’ A.F.L.-C.I.O., le « Labor ». Sa dernière vraie victoire ? Elle a presque 30 ans : lorsque l’encore puissante fédération des syndicats américains jeta avec succès ses militants en soutien à la candidature d’un homme inconnu, gouverneur d’un petit État du Sud, Jimmy Carter. Depuis, les organisations syndicales n’ont cessé de décliner dans leur influence et capacité de mobilisation. En effet, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, l’A.F.L.-C.I.O. représente environ 15 millions de travailleurs. C’est toujours le cas aujourd’hui. En tant que force d’organisation sociale, sa perte d’influence est dramatique puisqu’au sein des États-Unis de 1950, cela veut dire qu’elle représentait 32 % des salariés, aujourd’hui, elle n’en représente plus que 13 % (lire encadré). Actuellement, une guerre sourd à l’intérieur du mouvement syndical entre activistes partisans d’un durcissement du discours face à un capitalisme qui règne sans partage sur le monde du travail et ceux qu’ils considèrent comme trop mous idéologiquement et pas à la mesure des dangers du moment (3). En effet, il est bien clair que si Bush est réélu et maintient sa majorité au Congrès, son second mandat sera synonyme de mort des droits du travail, déjà minimalistes. Leader des partisans d’une opposition plus virulente à la droite qui dirige sans partage les sphères politiques et économiques de l’Amérique, Andy Stern, président du SEUI, syndicat des employés des services qui n’a cessé de gagner des membres ces dernières années, a annoncé son intention de secouer l’organisation dès le… 3 novembre, lendemain de l’élection présidentielle, histoire de faire passer l’idée qu’une fois John Kerry élu, il sera urgent de se mettre au travail et de redynamiser un mouvement syndical désormais considéré comme une sorte de practical joke (blague de comique de situation).

Stratégie républicaine
Aveuglé par la théorie selon laquelle c’est auprès des électeurs indécis que se jouent les élections, le parti démocrate, sous la houlette des centristes New Democrats, s’est depuis quinze ans concentré sur le fait de ratisser au centre, prenant pour acquis les éléments plus à gauche de la société américaine (les militants syndicaux entre autres). Mais la classe ouvrière, traditionnellement électrice de gauche, est désormais peuplée d’électeurs ayant perdu leur attache idéologique avec ce qui était traditionnellement leur parti – démocrate. G.W. Bush et ses stratèges ont réussi un coup de maître : donner à l’homme l’image de l’Américain moyen, qui plus est du Sud (Texas). Cette transformation était destinée à renforcer l’attractivité du parti républicain et d’en faire une grande tente sous laquelle « tout le monde a sa place » – même si dans les faits, on ne prend pas soin de tout le monde de la même manière. Les mots d’Orwell résumaient avant l’heure la stratégie, gagnante jusqu’à présent, du parti républicain : « tous les [hommes] sont égaux, certains sont plus égaux que d’autres ».
Dans un livre paru six mois avant la présidentielle de 2000, Gore vs Bush, Rogers et Teixeira (4) attiraient l’attention des démocrates sur le danger de négliger la classe ouvrière, qui représente toujours une majorité de l’électorat américain. Les auteurs plaidaient pour un discours clair, résolument de gauche, mettant l’accent sur les investissements que l’État doit faire pour fournir, entre autres, éducation et soins de santé de qualité à tous les Américains. Dans les derniers moments de la campagne 2000, des accents de ce programme ont été entendus dans le discours d’un Al Gore sous qui le sol de l’opinion de gauche ne cessait de se dérober. Mais, entouré principalement des New démocrates, auteurs supposés du succès électoral de Clinton, obsédés par les électeurs indécis campant au centre, Gore n’a jamais pu articuler le discours de gauche exigé par la situation.
Bush, par contre, n’a cessé de jouer sur les symboles culturels de cette classe ouvrière et a permis un véritablement retournement de situation : c’est lui, l’homme qui se préoccupe du taux d’impôt du 1 % d’Américains les plus riches et des intérêts des lobbies qui le financent, qui leur fait figure de héros. Bush, le président qui a mené la réforme fiscale la plus importante de l’après-guerre en faveur du seul pour cent des Américains les plus riches, au moment où il engageait son pays dans des dépenses militaires inégalées depuis 30 ans, le responsable politique qui réduit les dépenses publiques dans les programmes sociaux, hypothéquant ainsi les chances de l’État fédéral de pouvoir mener des politiques redistributives audacieuses même en cas de victoire d’une majorité démocrate au travers du déficit public sans précédent qu’il fait peser sur les générations futures… Lui, Georges W. Bush, quatrième génération d’homme politique de stature nationale, héritier d’une famille qui fait partie du 1 % le plus riche, qui vient du Connecticut, terre de l’élitiste Côte Est, fils d’un directeur de la CIA et président des USA. Comment ? En projetant une image de mâle dominant, presque animale, en offrant la figure réconfortante de l’homme qui fonce droit devant, officiellement fan de Nascar (courses automobiles), même s’il fréquente plus régulièrement les greens de golf, porteur de blouson bombers même s’il se fait faire ses costumes sur mesure, parlant par courtes phrases comme Joe Six-Pack même s’il fut étudiant dans les meilleures écoles et universités privées de ce pays, Yale et Harvard. Dès lors, ses stratèges en communication le font ostensiblement, devant les caméras, passer des week-ends comme l’Américain moyen, regarder les courses automobiles devant la télé, bière à la main, après une journée de fatigue physique consacrée à élaguer et tronçonner dans son ranch, à l’assaut de la nature sauvage du Texas. Cet homme-là n’a rien à offrir aux classes moyennes et ouvrières américaines. Pourtant, dans une société américaine où les grands médias sont aux mains d’une poignée de personnes liées au parti républicain, ces symboles matraqués et répétés sans répit font merveille. La popularité du président ne reflète en rien son habileté à gérer les affaires de l’État, veiller à la sécurité autant physique qu’économique des Américains, mais qu’importe le moine pourvu qu’il ait l’habit…

Absentéisme
Un autre facteur disqualifie la stratégie qui s’appuierait uniquement sur la thèse que la clé de l’élection se joue auprès de l’’électeur centriste indécis : le vote n’est pas obligatoire. Autour de 50 % des potentiels électeurs américains ne votent pas lors des élections présidentielles. Le camp de la gauche, si elle voulait jamais remporter des victoires électorales, devrait idéalement parvenir à convaincre les indécis, mais bien plus encore mobiliser l’énorme quantité de laissés-pour-compte, désimpliqués, dégoûtés de la politique qui partagent – sans l’exprimer dans les urnes – son projet politique. Il n’est évidemment pas dans l’intérêt des républicains de mobiliser cet électorat auquel il n’a, sur le fond, rien à offrir. Dans une société où tout service de qualité (enseignement, soins de santé, logement, transport…) est privé et de plus en plus inaccessible au revenu moyen, pays où plus de 20 millions de travailleurs doivent prester deux temps-pleins parce qu’ils gagnent des salaires de misère qui, seuls, ne les maintiennent pas au-dessus du seuil de pauvreté, où près de 50 millions d’Américains sont sans assurance de soins de santé, il est certain que les laissés-pour-compte de la société la plus riche du monde ne sont pas logiquement portés à voter pour un parti qui, dans les faits, travaille à l’approfondissement de ces inégalités. Mais ces gens-là ne votent pas. En réalité, cercle vicieux, ils sont souvent trop absorbés par leur propre survie ou gavés de ces images rassurantes de leur président qui est, au fond, un des leurs…

Mobiliser l’électorat de gauche
Aussi, en 2004, personne à gauche mieux que Michael Moore n’a compris que la clé de l’élection résidait dans le fait de mobiliser les électeurs contre Bush – les stratèges de G.W. Bush l’ont bien compris, eux, qui misent tout sur une image que sa base reçoit comme charismatique et dès lors extrêmement mobilisatrice (5). Avec son film-manifeste « Fahrenheit 9/11 » destiné à apporter aux Américains des informations que les grands médias ne leur fournissent pas, il fait le pari d’une thérapie de choc (lire encadré). L’élément clé de ces élections à venir réside dans le « turn out », comme on dit dans le jargon technique, c’est-à-dire le taux de participation. Ainsi, le film de Moore est destiné à choquer pour mobiliser, il est démonstration de conviction autant que de raison. Aux États-Unis, certaines salles étaient debout à la fin du film, applaudissant et pleurant. Les spectateurs, morts de honte, déclaraient littéralement « shame on us », honte à nous, face au terrible spectacle de l’équipe qui a pris en main les rênes de leur pays (lire encadré). À la sortie du film, les Américains se sentaient plus mobilisés que jamais. La contribution du film de Moore à l’élection de Kerry, si elle a lieu, sera difficile à mesurer mais elle ne sera certainement pas négligeable.

Coordination de la gauche
Mais Michael Moore n’est pas le seul à avoir compris l’enjeu de la mobilisation des électeurs. En vue de l’échéance de novembre 2004, la gauche américaine a fourni un effort coordonné sans précédent afin de mobiliser l’électorat et de l’amener – même physiquement – aux urnes le jour J. Une formidable architecture a été mise en place pour donner à la candidature Kerry les relais, « racines », que les organisations syndicales lui donnaient auparavant auprès des électeurs. À côté des organisations syndicales, de plus jeunes organisations de la société civile – environnementalistes, droits de l’homme, contre les armes, contre la violence, pour le droit à l’avortement, pour les familles, pour des médias publics, et même des organisations toute jeunes et organisées uniquement au travers d’internet comme MoveOn.org – se sont unies, pour la première fois de leur histoire, avec des groupements politiques démocrates progressistes dans un combat électoral commun au sein d’une gigantesque plate-forme appelée « America Votes ». Leur but ? Inscrire et convaincre le plus grand nombre d’électeurs possible d’aller voter Kerry (6). Cette initiative destinée à donner des racines à la candidature Kerry et lui permettre d’emporter la victoire constitue aussi le premier effort sérieux de coordination de la gauche progressiste qui soit capable de constituer, une fois l’échéance du 2 novembre passée, une nouvelle infrastructure de la gauche progressiste, tant au plan organisationnel que de la coordination au plan idéologique. En s’appuyant sur la récolte de sommes absolument inattendues (7), cette énorme machine d’inscription des électeurs potentiels sur les listes électorales a été mise en place dans les cinquante États. Une de ces associations-membres, America Coming Together (ACTforvictory.org), se concentre en particulier sur les États disputés où les résultats de 2000 et des sondages actuels prédisent un résultat extrêmement serré. À l’aide de 1 400 organisateurs payés sur le terrain, elle organise des centaines de milliers de volontaires venus de toutes les associations de gauche coalisées dans cet effort afin d’entrer en contact avec des dizaines de millions d’électeurs potentiels pour Kerry d’ici novembre.

Adversaire prêt à tout
Mais l’effort de campagne sur le terrain n’a pas échappé aux stratèges républicains non plus. L’homme de l’ombre de Bush, Karl Rove, a monté une opération similaire. Proclamant fièrement pouvoir bénéficier de l’aide d’un million de volontaires (impossible à vérifier), Rove a investi dans la confection d’une gigantesque base de données rassemblant toutes les informations qu’il est possible de récolter et d’acheter, individu par individu. Le résultat est effrayant : sur le terrain, le staff républicain est équipé de Palm Pilot contenant l’information nécessaire, ménage par ménage, pour aller faire du porte à porte et modifier le discours électoral maison par maison. Ainsi, ces « volontaires », pour la plupart rémunérés, iront expliquer à l’électeur comment G.W. Bush est profondément soucieux, qui du financement des soins de santé à destination d’un malade, qui des moyens de l’école publique pour une enseignante, qui du soutien aux crèches pour un couple avec enfants en bas âge, etc. Avec des dizaines de millions de dollars investis dans cet effort de séduction de proximité, Rove vend Bush comme un produit d’entretien et complète l’opération marketing en achetant du temps d’antenne, radio, télé, partout et quand cela est nécessaire.
Pour ajouter aux troubles de l’heure, Nader, qui n’a pas obtenu l’investiture des Verts (Green Party), poursuit ses efforts, État après État, afin de figurer sur le bulletin de vote. Il vient de se garantir une présence en Floride avec l’aide bienveillante des républicains… Même si Nader prétend mobiliser de nouveaux électeurs et ose prétendre qu’il attire également des électeurs républicains, sa présence est fort inquiétante quand on sait comme les jeux sont serrés et que, littéralement, chaque voix compte (8). Même un Noam Chomsky – soit ce que l’on peut trouver de plus à gauche dans l’espace public américain – vient d’annoncer qu’un vote pour Nader était une erreur, et que l’enjeu du 2 novembre, était de mettre fin au « cauchemar » que représente la présidence Bush.

Le « moment » Kerry
Dans l’action sociale, et politique en particulier, il ne faut pas se tromper de moment : il se joue chaque fois quelque chose de particulier, et se tromper de compréhension de ce qui est en cours, c’est évidemment courir le risque de se tromper d’enjeu et de prendre la mauvaise décision. La gauche progressiste américaine aimerait se voir un jour accorder un président bien plus à gauche que John Kerry – bien plus proche des idées de Nader. Mais dans le cadre d’un système électoral majoritaire à collège électoral tel que celui de la République américaine, sa seule bonne stratégie est d’y travailler aujourd’hui en battant Bush et élisant Kerry. Ensuite, si par bonheur Kerry l’emportait, le défi pour la gauche progressiste serait alors de poursuivre son travail de coordination et de se montrer capable, au niveau local jusqu’au plan national, d’obtenir des réformes de structure absolument vitales pour l’avenir de la démocratie américaine : réforme du financement des campagnes électorales, révision du suffrage majoritaire, reconnaissance des droits syndicaux, régulation des médias et création de médias publics, investissement massif dans l’éducation, etc. Les chantiers de réforme structurelle de la démocratie américaine sont nombreux à devoir être ouverts et le consensus idéologique est généralement mûr au sein de la gauche progressiste. L’enjeu du futur est donc double : parvenir à le faire partager par un plus grand nombre de concitoyens via une nouvelle structure de coordination et d’organisations et, ensuite, construire le rapport de force qui permettra d’obtenir des élus qui votent pour ce changement.
Mais l’adversaire est sans pitié, impeccablement organisé et impitoyable dans sa volonté de garder le pouvoir. Coordonnée comme elle l’est, la droite conservatrice et impérialiste de ce pays détient les rênes du pouvoir politique, économique et médiatique sur la société américaine. Tellement d’inconnues pèsent sur la situation actuelle qu’il est totalement impossible, à cette heure, de prédire l’issue de l’élection présidentielle. Mais au-delà, chacun le sent, ces enjeux dépassent le futur de la gauche américaine et des 290 millions d’habitants de cette société particulière. Dans un monde réduit à vivre actuellement sous la férule d’une seule « superpuissance » et faisant face à de nombreux dangers, notre avenir à tous dépend aussi des efforts de la gauche américaine. Aussi, alors que la bataille semble absolument inégale, il serait indispensable, au travers de nos organisations, de nos associations et de nos comportements de consommation quotidiens de nous poser une question et d’agir en conséquence : comment leur prêter main forte ?

Cambridge, Massachusetts,
19 septembre 2004,
Isabelle Ferreras
F.N.R.S./U.C.L./Harvard University


1 En 2003, le taux d’imposition des personnes aux États-Unis, tous niveaux additionnés (fédéral, État, municipal), varie de 21 à 31 % – pour les revenus les plus élevés. En incluant les contributions obligatoires à la sécurité sociale on atteint une fourchette qui s’étend de 29 à 39 % selon les revenus. En Belgique, on est proche du double (OCDE 2003).
2 En termes de pourcentage des votes exprimés, Clinton obtint seulement 43 % des votes, Perot fit un énorme score, 19 %, laissant G.H. Bush faible second – perdant.
3 Critique qui se reflète dans l’attaque de Dean sur le parti démocrate. Ce n’est pas un hasard. Les centrales syndicales qui mènent la contestation au sein de l’AFL-CIO ont été celles qui ont jeté leur poids derrière Howard Dean lors des primaires. Depuis son retrait de la course, face aux périls de l’heure, le Labor s’est réuni autour de la candidature de John Kerry. À présent, la SEIU qui avait d’abord soutenu Dean à elle seule consacrera cette année quelque 65 millions de dollars au profit de la candidature de Kerry. Même aux États-Unis, c’est une somme sans précédent pour une seule organisation syndicale.
4 Joel Rogers et Ruy Teixeira, The Forgotten Majority : Why the White Working Class Still Matters, New York : Basic Books, 2000.
5 Aussi incroyable que cela puisse paraître à l’audience européenne, G.W. Bush est perçu comme très crédible aux yeux d’une partie non négligeable de l’opinion publique américaine. Mieux : tous les sondages montrent que l’attachement à la personne de Bush est bien plus grand dans le camp de ses électeurs que l’attachement à la personne de Kerry, qui est loin de déchaîner la même passion. Il reste cependant difficile de prévoir comment va se traduire électoralement cette différence d’attachement à la personne du candidat.
6 Comme le vote n’est pas obligatoire, l’électeur doit s’inscrire auprès de sa commune au préalable et cette démarche constitue souvent une barrière pour les électeurs les moins informés.
7 Les républicains n’avaient certainement pas anticipé un tel succès, traditionnellement meilleurs en récolte de fonds – car connectés aux personnes qui peuvent consacrer des grosses sommes à de l’influence politique. L’année dernière, le milliardaire George Soros par exemple a versé à America Coming Together et MovenOn.org des millions de dollars de sa fortune personnelle afin de leur donner les moyens des efforts en cours sur le terrain. Les stars d’Hollywood, mais aussi des millions de donateurs « en petites coupures » (via internet), sont parvenus à réunir un trésor de guerre pour battre Bush qui a dépassé les stratèges républicains. Les chiffres ne sont pas connus à cette heure, mais il est déjà raisonnable de dire que cette année, la disproportion entre l’argent jeté dans la campagne par Bush et son adversaire est plus serrée que celle qui a concerné Al Gore.
8 Pour rappel, durant ces 20 dernières années, chaque fois qu’un candidat s’est retrouvé à la présidentielle avec un candidat mineur sur son propre camp, il a perdu. Ce fut le cas en 1992 de Bush père avec Ross Perot sur sa droite comme le cas en 2000 d’Al Gore avec Nader sur sa gauche.



Syndicalisme US


En un demi-siècle, les organisations syndicales américaines ont connu un profond déclin. De 32% des salariés en 1948, l’AFL-CIO n’en représente plus aujourd’hui que 13%. En 1948, ces 32 % étaient constitués de 34,7 % des salariés dans le secteur privé et 12 % dans le secteur public. En 2002 : 8,5 % dans le privé contre 37,5 % dans le public, ce qui constitue au total 13,2 % de la population salariée. Pour rappel, la représentation syndicale n’est pas un droit incontournable du travailleur comme en Belgique. Il n’y a aucune instance de représentation des employés à l’intérieur des entreprises (type CPPT ou Conseil d’entreprise). En réalité, les employeurs américains mènent une lutte sans merci dès qu’un syndicat essaie d’entrer en contact avec ses travailleurs pour essayer de leur donner une voie collective. Les syndicats belges ont pris la mesure de la situation au milieu des années 1990, lors de la tentative avortée de faire entrer leurs collègues syndicaux américains chez Food Lion, branche américaine de Delhaize Le Lion. De ce point de vue, la situation n’a d’ailleurs fait que s’empirer. Le premier employeur du pays, la société de supermarchés discount Wal-Mart, qui compte plus d’un million de travailleurs, n’a pas affaire à un seul représentant syndical. Le SEIU (syndicat des travailleurs des services) vient de lancer une campagne pour entrer dans ce bastion, mais la lutte sera dure, la loi qui leur est très favorable est facile à utiliser et au-delà, les employeurs ont le soutien des républicains pour rester union free (sans syndicat).


La « gauche » américaine


Aux États-Unis, le terme gauche (left) est rarement entendu. On préfère parler du camp progressiste (progressist, progressive, progressivism). Semant la confusion pour des oreilles européennes, les avocats d’une idéologie de gauche sont aussi désignés comme des libéraux (liberal), au sens de réformateurs de la société. Au minimum, on entend par « gauche » les personnes rassemblées autour d’une compréhension du projet de la société démocratique comme impliquant indissociablement un projet de justice sociale, qui passe par le fait d’investir dans des biens collectifs et des services publics garantis à tous du fait de la citoyenneté. Ce projet passe par le fait d’encadrer le marché de manière rigoureuse afin de ne pas laisser ce mécanisme gérer la distribution de biens et de services qui n’ont pas vocation à être transformés en marchandises. Au plan international, le projet politique de gauche poursuit cet idéal démocratique et de justice sociale par la poursuite de la paix et de relations de justice entre nations plutôt que par la poursuite de la seule volonté de puissance, qu’elle soit au nom de la sécurité ou de la prospérité économique.


Le vol des élections de 2000


En 2000, les élections présidentielles ont été déclarées gagnées par Bush par la Cour suprême des États-Unis qui s’est opposée au recomptage des votes en Floride. Selon le comptage sur lequel la Cour s’est appuyée, Bush avait obtenu 537 voix de plus que son adversaire, dans un État administré par son frère Jeb Bush, gouverneur de Floride (l’organisation des élections fédérales est de la responsabilité des autorités de l’État) où de nombreuses irrégularités avaient été constatées (fraudes -via l’éviction de la liste électorale de plusieurs milliers d’électeurs noirs traditionnellement électeurs démocrates- et bulletins électoraux qui induisent en erreur – le désormais sinistrement célèbre « bulletin papillon »). Si la Floride était passée dans le camp de Gore, il gagnait la majorité au Collège électoral de manière plus décisive encore que Bush. Par ailleurs, pour rappel, au total, en novembre 2000, Al Gore avait obtenu sur l’ensemble des votes exprimés un demi-million de voix de plus que le gouverneur Bush. Le déroulement des événements fait que l’on peut dire qu’avec l’aide précieuse de la Cour suprême, l’équipe Bush a volé la présidence. À l’époque, la Cour était acquise aux républicains, composée en effet de 9 juges dont 7 ont été nommés par des Présidents républicains (1 par Gerald Ford, et le reste par Reagan et G.H.Bush) – la composition n’a d’ailleurs pas changé depuis. Cette thèse est de bon sens pour les milieux américains de gauche informés et, pour cette raison, nécessite de prendre la mesure de la situation : les institutions des États-Unis n’ont pas assuré le caractère démocratique de cette république selon les règles qu’elle s’était donnée. À présent, cette équipe, ayant pris les commandes de l’État, agit avec toute la légitimité nécessaire à la mise en œuvre de ses plans. Jusqu’à voir que les élections se déroulent en toute régularité ce 2 novembre, il est raisonnable d’être sceptique.


À lire


À l’approche des élections présidentielles américaines, nombreuses sont les publications qui consacrent un dossier aux États-Unis. Pointons-en deux qui nous paraissent avoir un intérêt particulier.

La revue mensuelle française « Alternatives internationales » (éditée par Alternatives économiques) consacre son dossier de septembre 2004 à « L’Amérique qui dit non ». Au travers de ce dossier, c’est une radiographie d’un mouvement anti-Bush qui est réalisée. Un mouvement qualifié de pluriel, incluant des syndicalistes, des pacifistes, des féministes, etc. dont le ferment de l’unité est la conviction qu’il faut en finir avec un président dangereux pour les États-Unis et le reste du monde (guerre, restrictions des libertés, ordre moral, ultralibéralisme). Un mouvement fort, mais uni sur un programme minimum, l’opposition à Bush étant son seul point commun.
Alternatives Internationales, septembre 2004, n° 16.

Dans un autre registre, mais très complémentaire, le CRISP consacre un Courrier hebdomadaire à « L’évolution récente des relations transatlantiques ». Sous la plume d’Inès Trépant, c’est un bilan des divergences euro-américaines qui est dressé, centré plus particulièrement sur les questions de politique étrangère et de politique de sécurité : l’après-11 septembre, le découplage des États-Unis et de l’Europe au sein de l’OTAN, l’unilatéralisme de Washington, etc. Une bonne manière de faire le point sur l’état actuel de la relation transatlantique, très bousculée ces derniers temps.
Courrier hebdomadaire du CRISP n° 1845-1846.

 

 

 

 

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