Cap pleins gaz vers l’"État social actif"! Tel est l’objectif des dernières mesures prises par le gouvernement arc-en-ciel, "programme printemps" et "plan Rosetta" en tête. S’il est encore trop tôt pour dresser un premier bilan, on peut cependant voir se profiler quelques tendances. Analyse et humeur dans ce numéro de "Démocratie".
Le slogan lancé par Tony Blair ou, plus exactement, tiré du livre de son gourou, Anthony Giddens, la "Troisième voie", est devenu réalité en Belgique. L’État social actif est censé remettre, à coups d’incitations, tous les citoyens à l’emploi. Il est aujourd’hui présenté comme l’antidote de l’État providence dont les allocations auraient, dit-on, entraîné à la passivité et à l’oisiveté. Belle trouvaille politique, elle a permis aux socialistes, emmenés par la ministre fédérale de l’Emploi, Laurette Onkelinx, de troquer un cadenassage du financement de la Sécu contre une philosophie plus libérale en matière de revenus de remplacement. Sur le fond, les droits sociaux sont requalifiés de dépenses passives. La protection sociale doit être "modernisée" en activant un maximum de ses dépenses. Donc, "tout le monde doit travailler", l’activation ne sera plus réservée à quelques catégories de chômeurs de longue durée et bénéficiaires de l’aide sociale, incités à prendre des boulots à statut dérogatoire et sous-payés : ménages et petits travaux à domicile, postes sous-qualifiés dans les entreprises ou les institutions non marchandes, fonctions de gardiennage pour les communes, etc. Un peu plus de six pour cent du budget total des allocations de chômage seront donc activés cette année (cf. tableau ci-contre). Mais le "tout le monde doit travailler" peut aussi se traduire autrement que par l’activation. C’est là qu’apparaît un second volet : le plan Rosetta. Un plan à tiroirs (1) dont le principe de base est simple : toute entreprise doit engager des jeunes de moins de 25 ans peu qualifiés (diplômés au plus du secondaire supérieur), sortis de l’école il y a moins de trois mois. L’obligation s’adresse aux entreprises de plus de 50 travailleurs et s’impose par le biais d’un quota correspondant à un minimum de 3% des effectifs de l’entreprise. Grâce à cette "convention premier emploi", les employeurs bénéficient de primes substantielles pendant un an : ils pourront déduire de leurs charges un montant forfaitaire de 20.000 F par jeune et par trimestre (2). Au-delà de 3%, la déduction grimpe à 45.000 F par jeune et par trimestre. En revanche, l’entreprise se soustrayant à l’obligation d’embauche paiera une sanction de 3.000 F par jour et par stagiaire non occupé. Le contrat de travail offert est un "vrai" contrat d’un an à temps plein (ou un contrat à mi-temps complété par une formation professionnelle) avec une rémunération alignée sur les normes du secteur.
Rupture
Il s’agit d’une rupture importante. Jusqu’ici on avait privilégié pour les jeunes les stages subventionnés en entreprise et les filières classiques d’insertion professionnelle ou de formation en alternance. Onkelinx, avec un budget de 4 milliards par an, propose une réelle politique d’entrée sur le marché du travail mais reste prudente lorsqu’il s’agit de parler chiffres. En septembre, à l’annonce du plan, elle avait à mots couverts évoqué 80.000 à 90.000 emplois créés dans le privé en quelques mois. Aujourd’hui, les observateurs, plus raisonnables, parlent plutôt de 50.000 à 60.000 postes, emplois publics compris.
Le plan, on s’en doute, a fait l’objet d’âpres négociations, que ce soit au niveau de la concertation sociale ou avec les Régions. La première modification importante est due à la concertation sociale. Les quotas ont été ramenés de 4% des effectifs des entreprises de 25 travailleurs ou plus à 3% pour les entreprises de 50 travailleurs ou plus. Vous voyez le calcul : 4% de 25 travailleurs, c’était l’unité, 3% de 50, ça fait un jeune et un cul-de-jatte, ou trois mi-temps. Soit la norme qui existe depuis 1983 pour les stages subventionnés. Pourquoi? Clairement, les patrons ne veulent pas que les aides interfèrent avec cette "boîte noire" que sont les ressources humaines. Cependant, ils auraient pu être encore plus durs avec la ministre de l’Emploi mais cela aurait été oublier que de l’autre main elle s’engageait à doubler les réductions linéaires de cotisations sociales d’ici 2001 (un coût de 160 milliards de francs, soit le double des dépenses de l’assurance-chômage).
Seconde modification importante : la concertation avec les Régions a permis d’être moins strict sur les critères d’embauche. La raison invoquée : les éventuelles pénuries de peu qualifiés au niveau du bassin d’emploi. La Flandre est évidemment la plus concernée. Craignant une ingérence du plan dans leur autonomie, les politiques et partenaires sociaux flamands ont demandé que tous les moins de 30 ans soient éligibles d’office. Ce qui, dans les faits, est pratiquement accordé.
Le plan Rosetta prévoit, pour les jeunes trop peu qualifiés pour accéder directement à un emploi, de passer d’abord par un parcours d’insertion individualisé. La mesure intitulée "Plan d’accompagnements des chômeurs" ou PAC, qui existait déjà, a été pour l’occasion redéfinie. Elle concerne la guidance, la remotivation, la remise à niveau, etc. Un milliard – 52% à la Flandre, 48% à la Wallonie et 10% à Bruxelles – sera octroyé aux organismes de placement et de formation pour assurer l’encadrement du parcours. L’objectif visé est de préparer 14.287 jeunes par an, soit aux emplois Rosetta, soit aux emplois activés. Ils ont priorité dans la file d’attente et monopoliseront les efforts déployés dans le cadre du plan par les organismes publics et associatifs de formation et d’insertion.
En dehors de ce volet précis, le plan ne comprend aucun mécanisme de rencontre offre-demande d’emploi : pour un jeune, refuser un emploi Rosetta ou un autre emploi, cela revient strictement au même ! Le plan crée une demande et l’oriente vers les jeunes; l’État est social et actif, le marché fait le reste. L’élargissement du public-cible donnera, par exemple, prise aux mécanismes de sous-qualification qui frappent de plein fouet les entrants sur le marché de l’emploi. De plus, rien n’incite encore à ce que les professionnels de l’insertion et de la formation ne montent des projets, comme il en existe pour la formation en alternance, pour gérer ces embauches et les traduire en insertion durable dans l’entreprise. Si le mouvement ne s’amorce pas, il y a fort à parier que les jeunes "Rosetta", comme les stagiaires subventionnés qu’on a connus jusqu’ici, travaillent un an, puis voient leur contrat non reconduit.
Thomas Lemaigre et Catherine Morenville
Activation du minimex
Pour "activer" les citoyens, la majorité arc-en-ciel prévoit trois recettes: réduire les cotisations patronales à la Sécu, réduire les cotisations personnelles des bas salaires pour augmenter le revenu net (et inciter les chômeurs à travailler), et mettre les minimexés au boulot en les "activant". C’est cette troisième recette que vise le "programme printemps" qui, sous le slogan "Troque l’aide pour un boulot", se décline en quatre objectifs :
- diminuer le recours au minimex comme complément de prestations de sécurité sociale en se donnant les moyens budgétaires d’augmenter certaines pensions, le chômage des isolés de plus de 21 ans, l’allocation d’attente. Objectif: diminuer le nombre de personnes dépendant de l’aide sociale de 90.000 à 60.000 en cinq ans.
- diminuer l’utilisation du minimex comme moyen pour réparer les "déchirures" du tissu social : suspension du versement d’allocation de chômage, retards… Par exemple, en atténuant les sanctions de l’ONEm ou en établissant un "faire-valoir" auprès de celui-ci plutôt que de passer par des demandes d’avance aux CPAS.
- intensifier les mesures de mise au travail des allocataires du minimex et d’une aide sociale (notamment via l’intérim et les groupements d’employeurs).
Le quatrième objectif ne sera abordé qu’en deuxième partie de législature. Il concerne l’augmentation du montant du minimex. Le gouvernement n’envisagera la question qu’après avoir diminué le nombre de minimexés.
C.M.
1. Outre les quotas d’embauche et les mesures d’accompagnement des peu qualifiés, le plan comprend deux autres volets: les emplois "Rosetta" en alternance avec une formation professionnelle, que les partenaires sociaux sectoriels vont sans doute se réapproprier pour les substituer à d’autres contrats d’apprentissage moins bien financés, et les emplois "Rosetta" dans les services d’intérêt général qui seront mis en œuvre par les administrations fédérales et les Régions. Ceux-ci se développeront au travers de partenariats locaux avec l’associatif et les missions locales et régionales.
2. Les employeurs auront la faculté de déduire 10% du brut s’ils offrent une formation aux jeunes "Rosetta" mais les conditions d’application ne sont pas encore définies (cf. article de Pierre Georis).
Billet d’humeur
Un plan, enfin !...
Lutter contre la crise, en facilitant l’emploi des jeunes avant tout enlisement dans le chômage, qui ne pourrait être d’accord ? Mais pour les acteurs politiques, l’enjeu ne serait-il pas autant le coup de pub juteux ? Démonstration par le désormais célèbre "plan Rosetta".
Sortir un plan le jour de la sortie du film, et lui faire porter le même nom, c’est somptueux. On joue sur la compassion vis-à-vis du désarroi de l’héroïne, et sur celle du "film belge qui réussit". On capte ainsi au profit d’un projet politique une part de la fierté patriotique qui étreint le Belge chaque fois que, par surprise, on obtient reconnaissance internationale positive. Le politique n’est pour rien dans la reconnaissance du film, le citoyen belge non plus d’ailleurs. Mais c’est comme avec les Diables rouges : chaque fois qu’un but est marqué, c’est comme si chaque Belge l’avait marqué personnellement. C’est à se demander comment les politiques n’y ont pas pensé plus tôt. Le ministre de la Justice aurait pu lancer un plan "ça s’est passé près de chez vous"; profitant du précédent Mundial, le gouvernement tout entier aurait pu imaginer un plan "Dérouillée 98", etc.
Évidemment, "Rosetta" ça ne fait pas assez sérieux pour tout le monde, par exemple le rédacteur en chef du Moniteur belge, qui n’est pas un modèle de gazette décontractée. Donc, le plan prend un deuxième nom "le plan Emploi jeunes". Vu cependant l’enchevêtrement des compétences, il n’est plus jamais possible d’avoir une idée à un niveau de pouvoir sans devoir obtenir la collaboration d’un autre niveau. Pour réussir, le plan initié par le fédéral nécessite un accord de coopération avec les Régions. Lorsqu’il atterrit en Wallonie, le ministre Daerden trouve utile de le rebaptiser d’un troisième nom, le "plan Jeunes +", pour, dans le fond, sous-entendre que "c’est moi qui en fais le plus". Quelques semaines plus tard, jeu de chaises musicales. À l’heure où ces lignes sont écrites (1), on entend la nouvelle ministre Arena annoncer qu’elle déposera le 11 mai un plan emploi pour concrétiser le Rosetta en Wallonie après concertation avec les partenaires sociaux du Conseil économique et social. Une telle communication envoie un double message fort intéressant : on n’avait apparemment pas encore pensé à consulter les acteurs concrets de l’emploi; on n’en a pas encore fini avec le plan, ses variantes, ses dénominations, ses amendements. Mais au fait, ce plan serait-il à ce point révolutionnaire qu’il faille s’en attribuer le mérite? Au vrai, on ne voit pas bien en quoi. Le plan consiste surtout à mettre dans une casserole trois vieux trucs, à bien mélanger, et à en faire sortir deux.
Premier ingrédient, le "parcours d’insertion". Cette notion, intéressante en soi, a dû être imposée par l’Europe, pour qu’on se décide à en faire un concept "belge" sous la précédente législature. À ceci près que Région wallonne et Région bruxelloise ont réussi à produire deux concepts différents. Pour être certain que plus personne ne s’y retrouve, à part quelques rares exégètes, avec Rosetta, le fédéral invente son propre concept, qui est encore différent (et, plus grave, plus restrictif que les deux autres).
Deuxième ingrédient, le "plan d’accompagnement des chômeurs". On en garde à peu près tout, c’est-à-dire le principe des procédures systématisées d’entretiens avec les demandeurs d’emploi, par le FOREM ou l’ORBEM, et celui d’obligation de réponse du demandeur d’emploi sous peine de dénonciation à l’ONEm. On profite de l’occasion pour supprimer la procédure pour les 25-45 ans. D’une certaine manière, derrière l’imagerie du progrès, le ram-dam Rosetta pourrait camoufler une authentique régression. Le message implicite est de renonciation : chômeurs de plus de 25 ans, on n’a plus la volonté de vouloir quelque chose pour vous. J’oubliais. Il y a quand même un autre changement : ne dites plus "convention d’accompagnement", dites "convention d’insertion".
Troisième ingrédient, le stage des jeunes, qu’on appelait aussi "stage ONEm" ou, plus poétiquement encore, "AR 230". C’est une législation de 1980, qui n’a été modifiée que 51 fois depuis lors, soit en moyenne deux ou trois fois l’an. Bonne nouvelle pour les courageux qui ont fait l’effort de suivre : oubliez tout, cette législation vole à la poubelle. On la remplace par… son clone parfait, la convention de premier emploi. On garde en effet le principe d’une offre spécifique "1er emploi" ainsi que l’obligation d’engagement d’un quota de 3% de l’emploi dans les entreprises de plus de 50 travailleurs. Une amusante discussion se mène autour de la rémunération. Les propagandistes de Rosetta s’évertuent à nous expliquer : "C’est très différent : dans le stage, la rémunération correspondait à 90% du salaire. Ici c’est 100%". Sauf qu’il est dit aussi que l’employeur peut consacrer 10% du salaire à la formation du jeune. Vous en connaissez beaucoup, vous, des employeurs qui vont payer 100% alors qu’ils peuvent ne payer que 90%, moyennant déclaration de formation (dont on ne saura de toute façon contrôler ni l’effectivité ni la qualité)?
Le public-cible de la convention premier emploi est le jeune qui est sorti de l’enseignement depuis moins de six mois. Si on engage au-delà de son quota de 3% ou des jeunes de plus faible niveau de qualification, on bénéficie d’avantages complémentaires. Exercice, pour vérifier la compréhension du lecteur : sachant que, quand un jeune est engagé dans les quatre mois après sa sortie, l’employeur doit lui octroyer un pécule de vacances et des jours de vacances annuelles supplémentaires, à quel moment du parcours du jeune l’employeur maximise-t-il les avantages (2) ? Par les vertus de l’infernal bric-à-brac des législations chômage, Rosetta et autres, on peut trouver des foules de petits casse-tête du même genre. Sans compter que, bizarrement, le jeune qui aura loupé le train du premier emploi dans les six mois n’aura apparemment plus accès au bénéfice de la convention premier emploi, même si c’est son premier emploi. Vous suivez toujours? Sinon, ce n’est pas grave, le plan "Jeunes +" prévoit, à l’occasion d’une réorganisation du FOREM, la création d’une fonction "d’ingénieurs sociaux" précisément pour essayer de vous expliquer tout cela que de moins en moins de personnes comprennent, fussent-elles des professionnelles de l’insertion.
Pierre Georis
1. 11 avril 2000.
2. L’intérêt de l’employeur est d’engager entre le 4e et le 6e mois après la sortie des études.