La question du foulard islamique a relancé, en septembre dernier, le débat public sur les pratiques discriminatoires, ou supposées telles, à l’égard des minorités ethniques. L’interdiction du foulard dans le réseau des écoles publiques de la Communauté flamande est-elle légitime ou non ? Pour certains, elle est une « légalisation de la discrimination ». Pour d’autres, elle vise à protéger l’identité culturelle belge dans les écoles. Pour d’autres encore, elle est une mesure visant à libérer les jeunes filles musulmanes du « joug » exercé sur elles par leur famille… Dans ce débat est apparue l’expression d’« accommodements raisonnables » qui vient du Canada. De quoi s’agit-il, et cette notion pourrait-elle être transposée chez nous ? Telles sont les questions auxquelles répond Pierre Ansay dans les deux articles qui suivent.

Prendre connaissance des procédures d’accommodement raisonnable sur lesquelles la presse belge a raconté beaucoup de bêtises n’aurait guère de sens s’il n’était pas question d’étendre sa vision sur plusieurs questions et choix de société qui semblent co-extensifs à cette procédure et qui pourraient inspirer les partis politiques démocratiques et le législateur. En effet, comme les structures en rhizome des fraisiers, la procédure des accommodements raisonnables fait rhizome avec d’autres problématiques qui sont autant de chakras* du corps social belge, mis en regard avec la société québécoise et canadienne.
C’est la procédure dite de l’accommodement raisonnable qui a cristallisé et précipité le débat. Procédure extra ou intrajudiciaire, l’accommodement raisonnable est une obligation de l’État, des personnes et des entreprises privées à modifier, dans des cas liés essentiellement à la discrimination indirecte, des normes et des pratiques politiques légitimes et justifiées, qui s’appliquent sans distinction à tous, pour tenir compte des besoins particuliers de certaines minorités (autochtones, femmes, minorités ethniques/visibles et personnes handicapées, confessions religieuses), à moins que l’adaptation requise n’entraîne une contrainte excessive.
Toute personne présumée victime de discrimination indirecte (lire encadré page suivante) va demander un accommodement raisonnable pour éviter qu’il y ait une discrimination fondée sur sa religion ou sur d’autres spécificités (âge, handicap, grossesse, etc.).
Ainsi, un enfant musulman ne peut pas manger de porc parce que sa religion le lui interdit. Il demande donc un accommodement avec fourniture, par la cantine scolaire, de nourriture hallal. Si l’école refuse, l’enfant devient victime d’un traitement négativement et indirectement discriminant par rapport aux autres, du fait de son appartenance à sa religion. Les parents de l’enfant ont deux choix : ils peuvent utiliser les mécanismes internes à l’établissement/institution de règlements de conflit. Il s’agit alors d’une « plainte administrative » et d’une procédure à l’amiable interne, sans débouché judiciaire. Ainsi, bon nombre d’accommodements n’arrivent pas à la connaissance du public et des autorités, ils sont traités avec bonne volonté et réciprocité par les deux parties selon des accords plus ou formalisés, selon les cas. Bon nombre de ces accommodements internes se concluent dans les secteurs de la santé et de l’école.
Les parties en cause ont aussi le choix d’enclencher des mécanismes externes, en d’autres termes des procédures judiciaires. Ces accommodements peuvent en outre être ventilés selon la nature de la pratique d’harmonisation réclamée : les pratiques d’harmonisation qui peuvent découler d’un cadre juridique et emprunter la voie judiciaire seront stricto sensu caractérisées comme « accommodements raisonnables » : les citoyens de confession sikhe peuvent-ils ou non porter leur turban dans la gendarmerie royale canadienne ? Des jeunes peuvent-ils, en vertu des prescriptions de leur religion, porter une arme dans l’enceinte de l’école ?
Les pratiques d’harmonisation qui peuvent découler d’un cadre juridique et emprunter la voie citoyenne seront nommées « ajustements concertés ». La question du poignard rituel sikh aurait pu faire l’objet d’un ajustement concerté, mais elle a pris la voie juridique de l’accommodement raisonnable (lire encadré page 4). Les pratiques d’harmonisation qui peuvent découler d’obligations éthiques, administratives ou autres et qui empruntent la voie citoyenne seront aussi nommées « ajustements concertés » : une école met en place, suite à des demandes de parents, des menus halal et cachères, la STIB met en place des horaires ajustés pour permettre aux employés de confession islamique de pratiquer le ramadan et aux employés laïques ou de confession catholique de fêter Noël. Le 9 mars 2006, un quotidien montréalais rapportait que, dans le but d’accommoder les camionneurs de confession sikhe, l’Association des employeurs maritimes était prête à revoir ses règles sur le port du casque de sécurité dans le port de Montréal.
Les pratiques d’harmonisation qui s’instaurent entre personnes en dehors des institutions et des organismes publics et privés sont nommées « accords facultatifs ».

Mécanismes externes

Par mécanisme externe, on entend une procédure de recours devant les tribunaux (73 affaires ont été recensées entre décembre 1985 à avril 2008). Dans cette éventualité « externe », chaque accommodement recherché est traité au cas par cas et chaque jugement rendu est spécifique à un cas. Cependant, il faut s’attendre à ce que l’accommodement accordé constitue un précédent et qu’il sera invoqué pour d’autres demandes analogues. La preuve du caractère raisonnable d’un accommodement sera d’autant plus facile à faire que l’accommodement recherché aura déjà été accordé auparavant soit au plaignant, soit à d’autres personnes dans la même situation. Un employeur, un fournisseur de biens ou de services susceptibles de devenir titulaire d’une obligation d’accommodement raisonnable doit être conscient du fait qu’en accordant un accommodement, il crée un précédent qui pourra ensuite être invoqué contre lui. L’ajustement n’entraîne cependant pas une remise en cause des principes fondamentaux du droit ou de la norme en question. Les personnes ou groupes demandeurs d’accommodement désireux d’actionner une procédure externe ont le choix de s’adresser à un tribunal.

Quelques cas

Le premier cas recensé d’accommodement raisonnable date du 17 décembre 1985 et concerne les congés religieux. C’est à cette date que la Cour suprême rendait son jugement dans l’affaire Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons-Sears. Theresa O’Malley, membre de l’Église adventiste du septième jour, n’aurait pas dû être congédiée par son employeur parce qu’elle refusait de travailler le vendredi soir et le samedi matin pour respecter le sabbat. Les défendeurs ont été condamnés à procéder à l’accommodement vu qu’ils ne pouvaient prétendre à ce que l’aménagement demandé cause une contrainte excessive.
Deux autres cas d’accommodement raisonnable concernent le port de signes religieux. Le 15 mars 1990, à la suite d’une demande formulée par un officier de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), le gouvernement fédéral modifiait son règlement sur l’uniforme des membres de la GRC de façon à permettre le port du turban par les officiers sikhs. Le 8 juillet 1994, la Cour fédérale du Canada (en première instance) rejetait la demande de deux retraités de la GRC qui contestaient cette modification du règlement. Le 31 mai 1995, la section d’appel de la Cour fédérale confirmait la décision de la section de première instance. Les plaignants ont alors décidé de se tourner vers la Cour suprême, mais celle-ci a rejeté leur demande d’autorisation de recours.
Autre cas : en septembre 1994, une élève québécoise convertie à l’islam était expulsée de l’école Louis-Riel, le motif invoqué étant que le port du foulard contrevient au code vestimentaire qui interdit tout couvre-chef. En février 1995, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) rendait un avis favorable au port du foulard dans les écoles publiques.
Enfin, on peut citer la question de la prière dans les conseils municipaux. Le 5 novembre 1999, donnant suite à la plainte de citoyens, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse produisait un avis dans lequel elle intimait à la ville d’Outremont et à la Communauté urbaine de Montréal (CUM) de cesser de réciter la prière aux assemblées publiques de leur conseil. Le 10 octobre 2000, la ville d’Outremont adoptait une résolution pour remplacer la récitation de la prière par une « invocation » laïque. Dissoute après les fusions municipales de 2001, la CUM n’a pas eu à statuer de nouveau sur la prière au début de ses assemblées.

Y échapper ?

Une jurisprudence a fait école et l’institution qui se verrait traînée devant les tribunaux peut présenter trois moyens de défense : le caractère rationnel de la politique, de la règle ou de la norme contestée ; l’effort d’accommodement réalisé auparavant par l’institution ; et le caractère excessif de la contrainte qu’entraînerait la mise en place de l’accommodement recherché.
En un, l’employeur qui tente d’échapper à un accommodement raisonnable doit commencer par démontrer que les modalités d’offres du bien ou du service sont raisonnablement liées aux conditions inhérentes à la fourniture efficace et économique du service ou du bien. Il doit prouver qu’il était de bonne foi lorsqu’il a établi la règle ou la politique en question. Si la règle qui entraîne la discrimination indirecte est raisonnablement liée aux nécessités de l’emploi ou aux impératifs de bonne gestion du service, elle pourra être maintenue tout en ménageant un accommodement spécifique pour le demandeur. L’obligation qui s’impose dès lors aux fournisseurs de biens ou de services ou à l’employeur consiste à s’efforcer de s’entendre avec les personnes pénalisées par la règle afin de trouver un arrangement tenant compte de leurs besoins légitimes.
En deux, il incombe au défenseur de prouver qu’il a réalisé un effort d’accommodement dans son institution. Selon la jurisprudence et la doctrine, l’obligation d’accommodement et, par conséquent, le fardeau de la preuve reposent initialement sur l’employeur ou sur le fournisseur de biens ou de services. Comme le devoir d’accommodement est une obligation de moyens plutôt que de résultats, il est important que l’employeur ou le fournisseur de biens ou de services puisse démontrer qu’il a fait tous les efforts nécessaires pour faciliter l’accommodement ou l’adaptation ou, si l’on préfère, qu’il a rempli convenablement son obligation de négocier avec les personnes concernées. Par ailleurs, l’obligation de négocier de bonne foi est réciproque dans la mesure où elle s’impose non seulement aux employeurs et aux fournisseurs de biens ou de services, mais également aux demandeurs d’accommodement. Ces derniers doivent coopérer et accepter tout arrangement raisonnable proposé, même s’il n’est pas parfait. La reconnaissance de la discrimination entraîne une obligation juridique qui doit donc s’exercer dans la réciprocité, selon une éthique de la responsabilité/solidarité civique.
En trois, le caractère excessif de la contrainte constitue l’élément central de la défense en matière d’accommodement raisonnable. Le titulaire de l’obligation doit, s’il veut l’écarter, démontrer que l’accommodement recherché lui causerait une contrainte excessive. Il lui revient aussi d’en apporter des preuves. La jurisprudence et la doctrine soutiennent que celui qui veut écarter une obligation d’accommodement en invoquant la contrainte excessive doit démontrer les coûts et les autres conséquences indésirables de l’accommodement sur la base de preuves factuelles, et non à partir de simples hypothèses ou de spéculations théoriques. Ainsi, une entreprise employant des travailleurs de 18 religions différentes pourrait arguer que ménager des spécificités d’horaire aux 18 classes de travailleurs rendrait celle-ci ingérable. En effet, accorder un accommodement à l’un induirait un effet boule de neige au nom du principe d’égalité. L’utilisation de l’adjectif « excessive » suppose qu’une certaine contrainte est acceptable. Les contraintes excessives énumérées de façon non exhaustive par la Cour suprême en ce qui concerne la situation d’un employeur sont les suivantes : les coûts entraînés par l’accommodement recherché, l’entrave indue à l’exploitation de l’entreprise, l’atteinte possible au moral du personnel, les risques pour la sécurité, l’atteinte à la convention collective, la fondation de l’entreprise qui serait ébranlée.


(*) Ancien délégué de la Communauté française et de la Région wallonne de Belgique au Québec (2002-2008).

* Dans la conception hindoue, un des sept centres énergétiques du corps (NDLR).

 Cinq remarques pour prolonger le débat – par Pierre Ansay


Il ne faudrait pas penser que les accommodements raisonnables font l’objet d’une unanimité dans l’opinion publique. Les débats dans les médias québécois, et les réactions parfois vives de certains lecteurs, montrent que la question est loin d’être close. Par exemple, certains n’hésitent pas à affirmer que la décision de la Cour suprême dans l’affaire du kirpan « va à l’encontre de plus de 95% de la population ». Dans les lignes qui suivent, Pierre Ansay propose donc de prolonger le débat.


1 Identités culturelles menacées ?
Sans doute que toute l’agitation relative aux accommodements raisonnables renvoie à la déstabilisation de l’identité québécoise. Ce tremblement de leur identité est davantage dû à des facteurs mondiaux qu’à la venue de l’étranger. Mais les immigrants fraîchement arrivés paient en quelque sorte l’addition pour une mondialisation qui inquiète et pour un libéralisme économique agressif qui détricote progressivement l’État social-démocrate québécois. L’identité québécoise, isolée avec autour d’elle 270 millions de libéraux anglophones me semble bien plus menacée que l’identité de nos compatriotes flamands. Le Québec feint d’oublier qu’il a décidé d’accroître son commerce avec le voisin américain, qui représente, au regard des 10 % avec le reste du Canada, 75 % de son commerce extérieur1. Les Québécois feignent donc de croire qu’accroître le commerce avec leur puissant voisin les exonère des postures culturelles achetées avec les produits importés, comme si le commerce était un neutre culturel. Naïveté ? Inconscience ? Calcul cynique ? Ainsi, l’identité québécoise m’apparaît bien davantage déstabilisée par la pression néo-libérale du voisin étatsunien que par l’apport problématique des migrants.

2 Immigration
À la différence de chez nous, le Québec, et plus largement le Canada, est une terre d’immigration, avec pour 2009, l’objectif de recruter plus de 70 000 immigrants (n’oublions pas que chez nous, le succès du Vlaams Belang est dû en partie au surf démagogique pratiqué sur la question de la cohabitation). Ces immigrants sont souvent plus qualifiés que la moyenne québécoise, mais sont confinés dans des emplois subalternes, et le taux de chômage des immigrants nord-africains est plus du double de la moyenne québécoise. Un racisme latent, des discriminations professionnelles injustifiées sont légion et le « chauffeur de taxi libanais titulaire d’un diplôme de chirurgien » n’est pas un mythe, mais un exemple pertinent. Radio-Canada interviewait récemment un couple de musulmans titulaires de la double nationalité canadienne et française, possédant tous deux un post-doctorat en physique de la Sorbonne, et employés dans un centre d’appel.

3 Reconnaissance
Le philosophe allemand Axel Honneth rappelait que nous aspirons à trois formes de reconnaissance : celle de l’amour, celle qui porte sur la tolérance voire l’approbation de nos particularités culturelles — ce sur quoi portent les accommodements —, mais aussi la reconnaissance qui porte sur notre capacité, déniée dans le chômage, d’être des acteurs reconnus dans la sphère du travail afin d’œuvrer à l’utilité commune. Subventionner les associations d’immigrants belges au Canada dansant la maclotte de Bertrix sans offrir à leurs membres des perspectives d’emploi, de formation et d’insertion sociale rendrait les accommodements raisonnables sans grand intérêt, voire pourrait apparaître un miroir aux alouettes pervers tant son habit est fait de générosité et d’ouverture à autrui.


4 Laïcité ouverte ou fermée ?
Les jeux sont ouverts et la question est : sommes-nous disposés à vivre dans un espace public sous-territorialisé, avec des dispositifs légaux ciblés et différenciés, qui combinent des dispositifs légaux et réglementaires et qui font à la fois droit à la différence et à la ressemblance ? Les propositions flamandes pour la future réforme de l’État vont dans ce sens : le Code de la route flamand pourrait être différent du nôtre, les allocations familiales allouées selon d’autres incitants et avec des montants différents, voire — et cela peut s’avérer pernicieux et machiavélique — deux systèmes de sécurité sociale sur le territoire de Bruxelles-Capitale. Nos compatriotes revendiquent de traduire dans leurs dispositifs légaux des formes de culture nationale différentes des nôtres.
Dans ces débats, affleure sans doute une révision malaisée de la laïcité. Le débat s’est centré sur la question de l’interdiction du port du foulard dans certains établissements scolaires2. Nous devons nous décentrer et considérer notre culture comme une culture particulière parmi d’autres, avec ses tares et ses grandeurs. L’espace public que nous prétendons neutre est en réalité profondément inséminé par la conformité consumériste — le conformisme affiché des porteurs de cravate —, par deux mille ans de civilisation chrétienne et, plus récemment, par la dynamique forcenée de la croissance capitaliste et par l’accroissement de la modernité face aux permanences des diverses traditions. Prétendre que notre espace public est neutre et qu’il doit le rester, interdire à des cultures hébergées d’arborer des signes religieux et/ou laïcisés par ses porteurs, c’est interdire aux autres ce que nous nous autorisons pour nous-mêmes et faire preuve de grande naïveté. C’est en outre manquer de respect à ceux que l’on fait profession de respecter. La laïcité ouverte doit permettre toute expression et manifestation religieuse et philosophique dans l’espace public de discussion et dans l’espace public des rues, des places et des manifestations publiques.

5 Droits des minorités
Les minorités nationales (germanophones de Belgique) sont à distinguer des groupes ethniques résultant de l’immigration (la communauté des travailleurs polonais de Belgique), et des groupes sociaux désavantagés (les femmes, les personnes handicapées, les homosexuels). En outre, le philosophe Wil Kymlicka distingue les contraintes internes que les communautés peuvent faire peser sur leurs membres et dont certaines sont contraires aux lois et aux déclarations des droits : crimes d’honneur, mariages forcés, fatwas et représailles sur les apostats, agressions contre les hérésiarques, menaces proférées des droits de protection externe que les États peuvent accorder à ces groupes spécifiques.
Les premiers ensembles de droits accordent aux minorités nationales une certaine forme d’autonomie gouvernementale, car « les nations cherchent à obtenir une certaine autorité territoriale, afin d’assurer le libre et plein développement de leurs cultures et de leurs intérêts ». Le fédéralisme représente l’un des mécanismes appropriés afin de satisfaire les demandes d’autonomie gouvernementale : il en va ainsi tout autant pour les composantes du fédéralisme belge que pour le Québec qui dispose de pouvoirs étendus comme le contrôle du système éducatif et la réglementation en matière de langue, de culture et d’immigration. Ainsi, chez nous, la Communauté germanophone dispose de budgets, de compétences, d’organes législatifs et d’un exécutif lui permettant d’organiser pour partie les composantes politiques et sociales de sa subsistance. Ces minorités nationales sont les mieux loties des trois groupes, car elles bénéficient aussi de mesures de protection externe, comme les groupes issus de l’immigration, et de droits de représentation politique dans le niveau supérieur du fédéralisme.
Ces garanties peuvent entrer dans un jeu d’interactions positives avec les droits à l’autonomie gouvernementale : si les minorités qui disposent d’une autonomie gouvernementale peuvent également participer, au niveau fédéral, aux délibérations démocratiques qui peuvent interpréter ou modifier les pouvoirs attachés à l’exercice de leur autonomie gouvernementale, elles disposent d’un rapport de force non négligeable afin de s’opposer aux altérations et aux modifications unilatérales qui risqueraient d’affaiblir, du haut, leur autonomie politique. Ainsi, diverses institutions permettent aux différentes minorités belges de se protéger à partir de leur représentation garantie au niveau fédéral : sonnette d’alarme, majorités spéciales, recours au Conseil d’État…
Est-ce que les groupes issus de l’immigration doivent abandonner tous les aspects de leur héritage ethnique pour adopter les normes et les coutumes de la majorité ? Non, car elles doivent bénéficier de droits de protection externe. Là aussi, les débats et les prises de position des politiques belges rejoignent la réflexion de Kymlicka. Remarquons déjà que la Constitution belge reconnaît différents cultes et que les Régions wallonne et flamande ont adopté divers décrets ouvrant le jeu pour les minorités ethno-culturelles. Quant à la commission sur le dialogue interculturel créée en 2004 par le gouvernement fédéral, elle avait pour objet de dégager des pistes concrètes pour tenter de répondre aux défis d’une société ouverte et pluriculturelle. Elle a élaboré un ensemble de propositions très constructives et très concrètes : soutenir les initiatives qui visent à l’apprentissage et la transmission des langues par l’organisation de cours des langues d’origine dans les écoles ; pratiquer, au sein des bibliothèques publiques, une politique d’acquisition d’ouvrages de référence des cultures minoritaires ; assurer une visibilité accrue des minorités culturelles dans l’espace public. L’ancien secrétaire d’État de la Région de Bruxelles-Capitale, M. Alain Hutchinson avait fort opportunément soutenu l’idée de l’érection d’un musée de l’immigration.
L’obtention de droits polyethniques comprend aussi, selon l’auteur qui en approuve le contenu, le subventionnement des pratiques culturelles, « le financement des associations, des publications et des événements à caractère ethnique ». Ces subventions ne feraient d’ailleurs que rétablir l’égalité de traitement par rapport au financement d’activités plus « européennes », ce qui ne nous empêche pas de laisser poindre notre indignation relativement aux différences de subventionnement entre l’Ommegang et la Zinneke Parade.
Quant aux divers prescrits religieux et leur application dans le domaine de la santé et des écoles, la procédure dite des accommodements raisonnables telle qu’elle est développée au Canada y répond partiellement : horaires de travail adaptés pour permettre aux musulmans et juifs de fréquenter leur lieu de culte lors du jour de prière, installations ad hoc pour l’abattage rituel, nourriture adaptée dans les cantines scolaires et, pour les Sikhs, droit, au Canada, de porter leur turban rituel lorsqu’ils sont engagés dans la gendarmerie royale ou de porter leur poignard rituel dans les institutions scolaires.
À l’inverse des droits à l’autonomie gouvernementale qui prônent la séparation, les droits polyethniques permettent « aux groupes ethniques et aux minorités religieuses d’exprimer leur particularité et leur fierté culturelle sur une scène commune avec la majorité sans que cela ne diminue leurs chances de succès au sein des institutions économiques et politiques de la société ».
« Dans les démocraties occidentales, poursuit l’auteur, on s’inquiète de plus en plus de la non-représentativité du processus politique, au sens où celui-ci ne parvient pas à représenter la diversité de la population. Les pouvoirs législatifs (…) sont contrôlés par des hommes de race blanche, actifs, appartenant à la classe moyenne ». Il convient donc de prévoir des droits spéciaux de représentation politique à des minorités spécifiques. L’auteur ne pourrait qu’approuver les pratiques de plusieurs de nos partis démocratiques, qui formellement ou non, réservent des quotas et des places stratégiques à des femmes et à des personnes d’origine immigrée sur leurs listes électorales, même si le problème des quotas féminins et, d’une manière générale, les procédures dites de discrimination positive ne font pas l’unanimité et génèrent parfois des effets pervers redoutables.

1 Cette stratégie consistant à accroître les relations commerciales avec les États-Unis au détriment du reste du Canada n’est pas sans arrière-pensée politique. Pour certains, cette orientation commerciale permettrait, croient-ils, d’atténuer les représailles économiques du Canada en cas de sécession.
2 L’approche libérale et inclusive dégage, relativement au port de l’hijab, un accord permettant aux élèves portant le foulard de fréquenter l’école plutôt que de s’en trouver exclues et poussées vers les écoles confessionnelles privées. On estime que l’interdiction du foulard porterait atteinte au droit à l’égalité, à la liberté de conscience et au droit à l’instruction publique des élèves, tout en les privant d’une occasion de socialisation avec les jeunes et les enseignants de toute origine et tous milieux sociaux.

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