Sa création avait été annoncée en grandes pompes en février 2003 par le gouvernement précédent et saluée par toutes les organisations féminines et familiales. Le Service de créances alimentaires a finalement été victime des négociations budgétaires menées par les mêmes ministres qui avaient célébré sa mise en place pour septembre 2003. La coalition violette promet à présent le lancement du Service de recouvrement des créances pour juin 2004 et, pour les avances, la date sera fixée par arrêté royal, c’est-à-dire sine die. Un report loin de ravir tout le monde…
23 janvier 2003, on sable le champagne au Parlement. 30 ans qu’on attendait ça ! La loi sur les créances alimentaires est enfin votée. Imaginez : c’est en 1974 qu’Huberte Hanquet, sénatrice PSC, avait introduit la première proposition de loi (cf. encadré page suivante), c’est dire qu’il en a fallu de la patience pour en arriver là. Ligue des familles, Vie féminine, Femmes prévoyantes socialistes, tous ont multiplié colloques, manifestations et autres cris d’alarme. D’abord dans l’indifférence quasi générale des parlementaires mâles, puis, poussés dans le dos, les esprits ont évolué. Aujourd’hui, si on n’y est pas encore, on commence petit à petit à se rendre compte dans le sérail politique que laisser quelque 175 000 familles et 300 000 enfants de parents divorcés continuer à ramer pour nouer les deux bouts parce que le droit n’est pas respecté est une situation qui ne peut plus perdurer.
Pourtant, il s’en est fallu de peu pour que cette proposition de loi, déposée par des parlementaires de la majorité arc-en-ciel et du CDH, ne rejoigne celles qui l’ont précédée au cimetière des bonnes intentions. Elle a en effet été longtemps bloquée par le gouvernement, et en particulier par le ministre du Budget Johan Vande Lanotte (SP.A) qui prédisait un séisme pour les finances fédérales si le texte était voté. La forte mobilisation des organisations féminines, de la Ligue des familles et de nombreuses députées aura finalement permis de franchir le cap.
Le nœud du problème
Mais de quel combat parle-t-on au juste ? De nombreuses femmes divorcées élevant seules leurs enfants – et quelques rares hommes également – vivent dans la précarité, ou ont peine à terminer le mois faute du paiement total ou partiel de la pension alimentaire de leur ex-conjoint(e). Il faut en effet savoir que quatre enfants sur dix en moyenne ne reçoivent pas régulièrement la pension alimentaire à laquelle ils ont droit suite à une décision de justice. Une solution existe toutefois : le recours au CPAS pour les avances, mais cette solution comporte de nombreux inconvénients. Ainsi, depuis 1989, les personnes à petit revenus (et quand on dit petits revenus, c’est vraiment petit, c’est-à-dire un revenu inférieur à 943 euros par mois) dont la pension alimentaire n’est pas payée, en totalité ou partiellement, peuvent s’adresser au CPAS de leur commune. Après enquête sur les revenus, celui-ci verse une avance au conjoint lésé, avance limitée à 125 euros par mois et par enfant. Un filet de sécurité pour les situations les plus précaires mais qui entraîne aussi de nombreuses discriminations.
D’abord, vis-à-vis des femmes sans enfant qui ont droit à une pension alimentaire de leur ex-conjoint (rarement vis-à-vis des hommes qui ont souvent une meilleure situation salariale). Si leur ex-mari ne paie pas ou incomplètement la pension, elles ne peuvent bénéficier de l’avance du CPAS qui ne concerne que la pension alimentaire due aux enfants. Ensuite, le parent dont les revenus dépassent le plafond des 943 euros ne peut s’adresser au CPAS, même s’il ne le dépasse que d’un peu et si le parent en question a trois enfants à charge. Autre cas de figure : la femme divorcée qui habite avec un nouveau conjoint. Si celui-ci dispose de revenus, la femme n’aura aucune chance de recevoir une avance alors que ce compagnon n’a aucune obligation pécuniaire légale à l’égard des enfants de sa compagne. Enfin, l’institution même pose problème. Pour faire respecter un droit, puisqu’il s’agit de décision de justice, l’État impose en fait au parent lésé d’effectuer une démarche d’assistanat. Et aller frapper à la porte d’un CPAS est une démarche qui se révèle souvent psychologiquement très coûteuse, surtout pour des personnes qui n’ont jamais eu à traiter avec cette institution. Le CPAS enquête sur les revenus et la situation familiale, ce qui n’a rien d’agréable, les bénéficiaires du revenu d’intégration sociale en savent quelque chose. Une situation qui explique aussi que de nombreuses femmes qui pourraient obtenir des avances ne s’adressent pas au CPAS.
16 juillet, patatras !
Imaginez donc quel soulagement le vote de la loi a pu provoquer chez des dizaines de milliers de femmes – et, rappelons-le, une poignée d’hommes – dont l’ex-conjoint ne paie pas sa pension alimentaire. La nouvelle loi prévoit en effet un système simple, rapide et accessible à tous sans limite de revenus et englobant toutes les pensions alimentaires, pas seulement celles dues aux enfants. Un Fonds spécial créé au sein du ministère des Finances et rebaptisé Service paiera des avances d’un montant maximum de 175 euros sur les pensions alimentaires non perçues. La loi-programme votée le 12 décembre prévoit que ce montant pourra être modifié par arrêté royal. Le fonds, quant à lui, outillé pour effectuer le recouvrement puisque situé au ministère des Finances, permet de récupérer les sommes dues auprès des mauvais payeurs. Au contraire des CPAS, qui réussissent rarement à se faire rembourser. Ce qui n’améliore d’ailleurs pas leurs finances déjà souvent mises à mal.
Après ce 23 janvier historique, la loi « portant création du Service des créances alimentaires » suit son cours et est publiée au Moniteur belge le 21 février 2003. Elle dispose en son article 31 qu’elle entrera en vigueur le 1er septembre 2003. «À cette date, le service sera doté des moyens humains et du matériel nécessaire pour commencer le travail», assure le ministre des Finances, Didier Reynders. Et puis, patatras ! Le 16 juillet 2003, au début de l’ère Verhofstadt II, le gouvernement décide de postposer d’un an l’entrée en vigueur de la loi. Les premiers dossiers ne pourront être examinés que le 1er septembre 2004. Les familles devront donc attendre novembre ou décembre 2004 pour voir la couleur des premières avances. Voire début 2005, si l’on songe à l’engorgement prévisible du service. Consternation générale. Pour calmer le jeu, le gouvernement annonce que la question sera réexaminée lors de l’élaboration du budget 2004 en octobre. Dans les coulisses, il se murmure que le ministre des Finances s’est un peu trop avancé, notamment sur le cadre budgétaire mais aussi que rien n’est prêt dans le futur Service pour accueillir les premières demandes, ce que dément catégoriquement Didier Reynders mais que confirment les syndicats de fonctionnaires.
Pas de budget
Suite à cet épisode douloureux et au tollé qu’il a suscité d’aucuns espéraient que le marathon budgétaire du 13 octobre dernier allait débloquer les sommes nécessaires au démarrage du Fonds mais c’est un tout autre scénario qui s’est profilé.
Le Fonds sera finalement bien lancé mais en juin 2004 et avec une modification importante par rapport aux promesses faites : les CPAS continueront à payer les avances jusqu’au début 2005. À partir de juin prochain, le ministère des Finances disposera d’un droit d’injonction lui permettant de recouvrer les pensions dues par les mauvais payeurs. L’argent ainsi collecté servira à constituer progressivement un Fonds qui ne servira toutefois qu’à partir de 2005 au paiement des avances aux créanciers.
Autrement dit, au sein de ce nouveau budget, aucun montant n’a été débloqué pour permettre l’activation du « Fonds ». Reste à voir si la « contribution » des récalcitrants suffira à sa mise en œuvre ultérieure. Pour certains, cette solution constitue déjà un moindre mal qui, si elle n’est pas parfaite, « garantit les droits des bénéficiaires actuels ». Même si les CPAS ne touchent pas toutes les personnes, notamment celles qui bénéficient de moyens à peine plus élevés que les faibles revenus. Et avec la loi-programme adoptée ce vendredi 12 décembre, le système d’avances via CPAS risque encore de se voir prolonger puisqu’on ne parle plus du 1er septembre 2004 mais d’une date à fixer par arrêté royal, autant dire sine die…
Réactions contrastées
Dans les rangs socialistes, on adopte profil bas et on reste prudent : « Il faudra arriver avec un vrai dossier lors du contrôle budgétaire en mars-avril prochain », concède-t-on. « Il devra aussi revenir sur la table du gouvernement sur base de l’évaluation des résultats de ce recouvrement. » Le CDH, pour sa part, regrette « amèrement » le retardement du Fonds. « Ce ne sont pas moins de 300 000 enfants victimes de pensions alimentaires non payées qui sont laissés pour compte. » Pour le CDH, la majorité, dont le parti socialiste, ne respecte pas ses promesses. Autre son de cloche au MR où « le Bureau s’est réjoui de la mise en œuvre dès le 1er juin du ‘Fonds’ ». Chez Ecolo, on fustige également l’ancien partenaire PS qui n’a pas assez pesé dans la coalition violette pour le démarrage du Fonds. « On retombe dans la logique simpliste de ne venir en aide qu’à ceux qui n’ont pas de revenus et on abandonne le caractère général de la mesure (on laisse tomber tous ceux, majoritairement celles, qui ne peuvent recourir aux CPAS). » Les élus verts réclament la mise en œuvre du Fonds pour le 1er janvier 2004 au plus tard et ont déposé une motion dans les conseils communaux wallons et bruxellois et dans les conseils CPAS pour demander au gouvernement fédéral de respecter ses engagements. En écho, la Fédération wallonne des CPAS a également demandé à ses membres de déposer une motion « Fonds de créances alimentaires » dans laquelle les CPAS rappellent que :
• depuis 14 ans, les CPAS attendent toujours les travailleurs sociaux dont ils auraient pu disposer pour cette mission ;
• sans aucune raison, depuis 14 ans, les CPAS – suite à une non-exécution d’une décision judiciaire qui ne relève pas de leur compétence – doivent assumer sur fonds propres 10 % des avances consenties ;
• les CPAS attendent avec un retard de trois ans les remboursements de l’État.
La Fédération des CPAS wallons demande également avec insistance que tout soit mis en œuvre pour assurer au 1er septembre 2004 l’entrée en vigueur effective de la loi du 21 janvier 2003, en attirant l’attention du gouvernement sur la nécessité de prévoir au plus tard en juin 2004 des dispositions visant à assurer la transition entre les CPAS et le SPF Finances.
« À dater du 1er septembre 2004, les CPAS informent le gouvernement qu’ils ne pourront plus accorder aucune avance si, de manière cumulative le remboursement n’est pas porté à 100 % ; les charges de personnel social et administratif ne sont pas prises en compte et les remboursements de l’État fédéral ne sont pas effectués rapidement. » Le message est on ne peut plus clair.
Pourquoi pas un parastatal ?
Du côté des organisations féminines, à l’annonce du report ce fut, on s’en doute, la consternation. « Trente ans qu’on attendait cela, explique Christine Weckx, présidente de Vie Féminine. Tout le monde savait que ce Service allait nécessiter des moyens financiers : il y aura encore des créances impayées même si on sait qu’avec le temps, elles seront de plus en plus minimes. Mais pour le moment ce sont des femmes qui supportent tout cela, de manière individuelle. Refuser de faire un choix budgétaire, c’est accepter ce ‘chacun pour soi’, y compris face à des décisions de justice bafouées. Ils vont d’abord commencer avec les recouvrements alors que pour les femmes, le plus urgent ce sont les avances. Ensuite, ils évalueront ce qu’ils auront pu engranger pour voir quelle manne budgétaire sera nécessaire pour le Fonds. Mais évaluer à peine quelques mois après la mise en place donne un aperçu tronqué des choses. On sait, au vu de l’expérience d’autres pays, notamment le Québec, qu’il faut au minimum trois ou quatre ans avant de pouvoir arriver au taux de recouvrement réel et les sommes qui restent impayées sont apparemment relativement minimes. » Et Christine Weckx de poursuivre : « Cela fait des années que nous dénonçons les réalités vécues par celles qui ne perçoivent pas les créances qui leur sont dues. Mais il n’y avait pas de réelle volonté politique d’arriver à une solution, on considérait cela comme un problème de femmes. L’exigence d’un accès universel dérangeait aussi. Pour nous, il s’agit de faire respecter un droit. Or, longtemps, y compris au sein du mouvement ouvrier chrétien, on a perçu cette problématique uniquement sous l’angle de la lutte contre la pauvreté. Cet axe est important mais faire respecter la chose jugée est autant valable pour une femme dans une situation précaire que pour une femme qui bénéficie d’un haut salaire, ce qui, il faut l’avouer, se rencontre moins fréquemment que la première situation. »
Quant à l’appréciation de la loi votée en début d’année : « Nous aurions souhaité qu’une fois le jugement prononcé, le Fonds de créances alimentaires devienne automatiquement l’intermédiaire officiel pour le paiement des créances sans attendre de le faire intervenir lorsqu’il y a des problèmes. ça c’était notre position de départ mais quand on a vu qu’enfin une proposition de loi pouvait avoir des chances de passer, on n’a pas hésité, on a soutenu tout en sachant très bien que ce n’était pas le système idéal. Le Service est tributaire du budget et donc des changements politiques. L’idéal serait que le fonds soit géré par un parastatal et soit indépendant, il pourrait déléguer le recouvrement des créances au ministère des Finances ».
Même inquiétude face au report à la Ligue des familles qui avait mis sur son site internet une pétition en ligne adressée au gouvernement fédéral et qui réclamait une entrée en vigueur du fonds pour le 1er janvier 2004 au plus tard. Une pétition qui a récolté plus de 7 500 signatures, apparemment pas assez pour faire plier le gouvernement…
Catherine Morenville
Un enfantement de près de 30 ans !
1974 : La sénatrice Huberte Hanquet dépose une proposition de loi visant à créer un Office national des créances alimentaires, dont le rôle serait d’avancer aux créanciers d’aliments le montant des pensions alimentaires non payées par le débiteur.
1987 : Cette proposition refait surface et est débattue dans le cadre d’un projet global de lutte contre la pauvreté.
1989 : Un système d’avances sur pensions alimentaires est mis en place auprès des CPAS à l’initiative de Miet Smet. Mais il ne s’adresse qu’à un public très restreint.
Entre 1974 et 2002 : Multiplication des propositions en vue de créer un Fonds de créances alimentaires. C’est le monstre du Loch Ness !
2002 : Dépôt d’une proposition de loi visant à créer un fonds budgétaire au sein du ministère des Finances qui avancerait la pension impayée et se chargerait du recouvrement auprès du débiteur. Le ministre Vande Lanotte refuse d’inscrire un système trop coûteux, selon lui, au budget 2003 et préfère conserver le système d’avances par les CPAS. Un compromis est adopté par le Premier ministre, le ministre du Budget et le ministre des Finances ainsi que des parlementaires : le système d’octroi des avances par les CPAS est maintenu mais étendu aux pensions alimentaires entre ex-époux.
2003 : Proposition de loi créant un Service des créances alimentaires au sein du SPF finances adoptée en séance plénière (23/01/2003) : le service est annoncé pour le 1er septembre 2003.
Crash 1 : La loi-programme d’août 2003 prévoit le report de la mise en œuvre du Service au mois de septembre 2004, car il doit encore faire l’objet de discussions lors de l’élaboration du budget 2004.
Crash 2 : dans les discussions autour du budget 2004, le gouvernement Verhofstadt II décide que le service sera opérationnel dès juillet 2004 (c’est-à-dire que le Service pourra recevoir les dossiers et faire usage de son droit d’injonction auprès des débiteurs) mais que les premières avances sur pensions alimentaires impayées ne seront versées qu’en 2005. D’ici 2005, les CPAS restent compétents pour octroyer des avances.
Quelques repères
En Belgique, 175 000 familles monoparentales (soit 300 000 enfants) sont victimes du non-paiement régulier des pensions alimentaires, d’après les estimations du Bureau du Plan.
24 % des pensions alimentaires sont payées incomplètement ou avec retard ; 19 % ne sont pas payées du tout.
25 % des enfants dont les parents sont divorcés ne voient pas du tout leur père ; et 24 % le voient moins d’une fois par mois.
Le montant moyen d’une pension alimentaire est de 150 euros par mois et par enfant. Le coût du futur Service des créances alimentaires est estimé à 7,5 millions d’euros.