Du tout début du XXe siècle à nos jours, cinéma et pouvoir en Italie n'ont eu de cesse de s'influencer mutuellement. De la création de Cinecittà par Mussolini à la mainmise de Berlusconi sur les moyens de diffusion cinématographique en passant par la réaction que fut le néoréalisme face au fascisme ou encore la révolte de Pier Paolo Pasolini contre la censure imposée après la guerre par la Démocratie chrétienne : les autorités romaines ont toujours tenté de contrôler la créativité débordante d'un cinéma italien hors du commun.

À l'origine de l'immense créativité du cinéma italien se trouve, tout d'abord, un contexte particulier. Le développement de ce cinéma au début du XXe siècle a bénéficié de deux paramètres. D'une part, le rapide engouement du public pour cette nouvelle technique a favorisé la naissance de petites compagnies de production et distribution. D'abord ambulantes, elles n'ont pas tardé à se constituer en entreprises travaillant sur l'ensemble de la péninsule. Ensuite, tout comme pour la peinture, l'extraordinaire lumière italienne est un atout majeur qui a considérablement facilité le travail de la caméra à une époque où le matériel était très peu photosensible. L'Italie, il est vrai, bénéficie de conditions naturelles largement en sa faveur. Cependant, c'est son histoire qui lui a permis de se tailler la part du lion sur les marchés internationaux naissants. Petit à petit, au fur et à mesure que la fiction l'emportait sur le style documentaire, les histoires ancrées dans le passé italien ont fait irruption. En 19081, le style Péplum - superproductions historico-mythologiques - voit le jour avec « Gli Ultimi Giorni di Pompeii » (Les derniers jours de Pompéi) d'Arturio Ambrosio. C'est à cette même époque qu'apparaissent les premières maisons de production, telles que la Cines, la Aquila Films, etc. Le cinéma italien s'envole pour son âge d'or, les grosses productions s'enchaînent et les premières Divas pointent le bout de leur nez. Il ne s'agirait pas d'un véritable festin si quelques intrus ne s'y invitaient pas.

La propagande également fait ses premiers pas. « Cabiria » de Giovani Pastrone est projeté dans les salles en 19132. Tout imprégné d'exotisme, des mythes et des aspirations impérialistes de la nouvelle bourgeoisie montante, il se veut - déjà - un défi à la réalité historique, mais également contemporaine de la jeune Italie. Comme le remarque Carlo Lizzani en 1955 dans « Le cinéma italien », il reflète la prédominance idéologique de cette partie de la population et des intellectuels qui, plus tard, soutiendront le fascisme. Le style Péplum culminera jusqu'à la Première Guerre mondiale qui marquera également la fin de l'âge d'or du cinéma italien.

Mussolini


En effet, après la guerre, l'industrie cinématographique de la péninsule va survivre vaille que vaille à une grave crise. Affaiblie, Benito Mussolini n'aura pas beaucoup de difficultés à rapidement mettre la main sur l'ensemble des rouages de la production cinématographique de son pays. Ambitieux, le Duce va radicalement transformer le cinéma italien. D'une part, il réorganise complètement l'industrie cinématographique, en concentrant ses efforts principalement sur la production. Sans, toutefois, perdre entièrement de vue la diffusion3, deux ans après sa marche sur Rome4, il crée l'Institut LUCE (L'Unione Cinematografica Educativa). Cette structure favorise la réalisation de films « éducatifs » - comprenez propagandistes. Les premières réalisations sont de courts films de type documentaire, abordant toutes sortes de thèmes éducatifs. De l'importance de l'hygiène à la construction de nouveaux canaux, en passant par les techniques agricoles modernes, les sujets sont a priori anodins et effectivement éducatifs.

Mais petit à petit, l'Institut LUCE étend ses activités à la quasi-totalité de la production cinématographique. Seule source de financement pour la réalisation de films, il exerce un contrôle toujours plus écrasant. Et ce tant sur les longs métrages de fiction que sur les petits documentaires « éducatifs » qui ne tardent pas à se muer en reportages élogieux sur le navire de guerre nouvellement baptisé, sur la grandeur de l'histoire et des traditions italiennes, ou encore sur la situation d'arriération des peuplades lybiennes, par exemple.

En 1935, Mussolini inaugure le Centro Sperimentale di Cinematografia (CSC) et les bâtiments de Cinecittà. Le CSC est destiné à l'enseignement de l'ensemble des corps de métiers liés au cinéma. Quant à Cinecittà, il s'agit du plus grand centre au monde réservé à la production et à la réalisation de films après Hollywood. Tout cela se situant toujours au sud-est de Rome. À une époque où la réalisation de films requiert d'immenses moyens techniques et financiers, Rome et les infrastructures fascistes deviennent totalement incontournables à quiconque souhaite travailler dans le cinéma. Par ailleurs, le fascisme a également un impact « culturel » sur le paysage cinématographique italien. Par l'élection d'un style favori de cinéma, mais également la création de toutes pièces d'un nouveau style. L'ambition est ni plus ni moins que de tenter de définir la réalité dans une vision fasciste à l'aide du cinéma.

C'est ainsi que le Péplum trouve une deuxième jeunesse. Tombé en désuétude durant la guerre et l'immédiat après-guerre, le nouveau pouvoir en place le fait renaître de ses cendres. Une nouvelle version de l'histoire des guerres puniques, par exemple, est réalisée en 1937 par Carmine Gallone sur demande expresse de Mussolini. « Scipione L'Africano » (Scipion l'Africain) véhicule l'idée de la « nécessaire invasion de la Lybie ». Le commandeur romain Scipion n'est autre que l'alter ego cinématographique du Duce, leur ressemblance physique, mais surtout leurs postures et attitudes sont identiques. En effet, Mussolini s'étant inspiré des films de « Maciste » pour l'élaboration de sa gestuelle publique, il en va de même pour le jeu dramatique de Scipion.

Si le Péplum intéresse tant les fascistes italiens, c'est, mis à part pour leurs esthétiques débordantes, notamment parce qu'il leur permet de retravailler l'Histoire italienne. Or le pouvoir en place n'a de cesse de justifier son idéologie ainsi que de vendre ses ambitions. Les Péplums ont donc pour double mission de transmettre le discours impérialiste et colonialiste du centre, mais également de construire, film après film, cette illusion d'un lien logique entre la Rome antique (impériale), la renaissance et toutes les grandes étapes nécessaires à la nation italienne pour finalement parvenir (en apothéose) à la société fasciste.
Téléphones blancs

Le deuxième type de films fascistes est cette fois créé de toute part par des réalisateurs tels que Mario Camerini, ou les moins inspirés : Arturo Bragaglia, Mario Mattoli, Guido Brignone, etc. Il s'agit de films dits « Dei telefoni bianchi », c'est-à-dire des téléphones blancs. Ce sont de petites comédies légères se déroulant systématiquement dans un cadre urbain, bourgeois. Leur nom vient du fait qu'elles ne manquent jamais de contenir une séquence mettant en scène un protagoniste et un téléphone systématiquement blanc5. Du point de vue cinématographique, ces séquences sont rarement justifiées, mais du point de vue de la propagande, elles jouent un rôle unique. En effet, ces téléphones blancs sont censés matérialiser la réussite sociale et économique rendue possible « grâce » au fascisme. Cependant, la présence quasi banale de ces téléphones dans bon nombre de comédies n'est en rien représentative d'une quelconque réalité italienne (même urbaine).

Mais le pouvoir en place n'en est pas à une contradiction près. Au contraire, plus la guerre approche et l'échec du fascisme devient flagrant, plus ce genre de films se détache de toute réalité. Carlo Lizzani dit à ce sujet : « les ombres [les "jeunes premiers" héros de ces films] endossaient souvent le frac ou l'habit de soirée, elles se nourrissaient de mets précieux, poussaient de puissantes roulades s'il s'agissait de films avec des chanteurs célèbres, ou de tendres chuchotements si leurs héros étaient de jeunes premiers galants et pommadés, fabriqués sur mesure à Cinecittà (...) détachés de toute condition humaine réelle, occupés (...) à la façon de ces personnages vains et sots du pire cinéma américain ou français de cette époque » . Bien entendu, l'Italie n'a pas l'apanage de ce genre de comédies. Cependant, à cette époque, il n'y a pas d'espace pour un Charlie Chaplin ou un Jean Renoir. Même si le potentiel est là, il faut attendre la chute du régime pour voir éclore cette nouvelle génération.

C'est ainsi que, malgré l'obsession de contrôle dont fait preuve le gouvernement fasciste par rapport à « l'arme la plus puissante »7, petit à petit, au sein même de Cinecittà, une résistance cinématographique s'organise au nez et à la barbe des censeurs du régime 8. En effet, tous ces jeunes cinéastes concentrés au CSC rêvent d'un autre cinéma, d'explorer d'autres approches de la réalité, d'une autre esthétique. C'est ainsi que s'organise, dans le giron de deux revues « Cinema » et « Bianco e Nero », une réflexion a priori inoffensive, car hautement (trop) théorique (pour le régime).

Cependant, les questions qu'elle soulève finissent par en soulever d'autres, plus directement liées au régime. Par exemple : le point de vue des chefs de guerres est-il celui qui retransmet le mieux la réalité historique ? Le public ne serait-il pas plus sensible à telle comédie si le héros était, exceptionnellement, d'origine modeste, mais accédant temporairement au monde bourgeois, urbain des films des téléphones blancs ? Cette perspective nouvelle permet une foule d'innovations dans le scénario. C'est précisément ce dernier point de vue que prend Mario Camerini pour son « Il signor Max » (Monsieur Max) et, plus tard, en 1942, Alessandro Blasetti pour « Quattro passi fra le nuvole » (Quatre pas entre les nuages). Mais ces deux réalisateurs, plus poètes qu'activistes, prennent cette décision pour des raisons artistiques plutôt que politiques, car ils sont tous deux en relatif accord avec le régime. Toutefois, petit à petit, le cinéma évolue vers un nouveau paradigme, une nouvelle esthétique, une nouvelle éthique, une autre approche de la fiction plus redevable à la réalité que celle du fascisme.

Nouvelle réalité


Le premier film que l'on peut définir comme néoréaliste, bien que le terme ait souvent été utilisé de manière abusive9, est sans conteste « Ossessione » (Obsession) de Luchino Visconti. Il sort en 1942 et est évidemment censuré, mais plus pour ses scènes de nus que pour son regard peu flatteur posé sur la réalité de l'Italie fasciste. Cependant, il faut attendre Roberto Rosselini pour ouvrir définitivement la voie au néoréalisme en tournant le premier film entièrement indépendant du régime alors que la guerre touche à sa fin. « Roma città aperta » (Rome ville ouverte) (1945) signe la transition définitive vers un nouveau cinéma. La question « comment se manifeste la réalité dans un film ? » pousse Rosselini à descendre avec sa caméra dans la rue pour mettre sa fiction en tension avec la réalité. C'est ainsi que dans la première partie de sa carrière10, les films de Rosselini vont progressivement intégrer de plus en plus d'éléments documentaires.

Pendant trois ans, le mouvement néoréaliste porte à l'écran de nombreux thèmes de la gauche engagée et du Parti communiste italien (PCI). Cesare Zavattini, Giovani Vergà et Antonio Gramsci seront les références intellectuelles et artistiques du mouvement. De Visconti à De Santis, les réalisateurs néoréalistes vont, en trois ans, filmer une quantité impressionnante de chefs-d'œuvre. Leur soif de montrer la réalité italienne leur fait rompre tous les codes du cinéma classique fasciste et leur nouvelle esthétique participe activement à la libération du peuple italien. Des thèmes tels que la solidarité, l'entraide, la résistance ou les désastres de la guerre auprès des plus faibles (comme c'est le cas dans « Alemania anno Zero » - Allemagne année zéro - également de Rosselini).

L'esthétique suit cette démarche Politique (avec un P majuscule pour marquer la différence avec la politique des jeux d'influence particratiques). Ainsi, le voyage à travers l'Italie est une constante dans le cinéma néoréaliste, l'idée sous-jacente étant de montrer l'égalité entre les citoyens italiens, du Nord au Sud, et la possibilité d'une solidarité. De même, les enfants font l'objet d'une présence et d'une participation accrue dans ces nouveaux films. Ils symbolisent les plus faibles, victimes de la folie des plus forts.

C'est à ce moment précis que le cinéma va s'instruire des influences gramsciennes du PCI, envoyant les artistes et intellectuels dans la rue, au plus grand bénéfice - il faut bien le reconnaître - de la créativité.

Cependant, les élections de 1948 marquent la fin de cette courte période pour ouvrir une nouvelle ère de 40 ans : celle de la Démocratie chrétienne, conséquence de la doctrine Truman et de la peur de voir passer l'Italie du côté communiste. Pendant ces 40 ans, le cinéma italien et le parti au pouvoir entretiennent des relations plus que houleuses. Si, d'un certain point de vue, le néoréalisme prend fin vers 1948, la vivacité du cinéma italien est loin de disparaître. À l'urgence de témoigner, de dénoncer, au sortir de la guerre, une réalité occultée par le fascisme, succède un cinéma assoiffé de nouveautés, débordant de cette énergie trop longtemps contenue.

Nouvelles fictions


La deuxième vague de réalisateurs de l'après-guerre fait ses classes durant la période néoréaliste. Petit à petit, l'industrie cinématographique se reconstruit, à l'instar du pays. Et si, pour « Roma Città Aperta », Rosselini doit assembler bout à bout des chutes de pellicules récupérées auprès d'amis pour pouvoir filmer, Federico Fellini est quant à lui l'un des premiers à pouvoir tourner dans les bâtiments de Cinecittà fraîchement rouverts. Désormais les réalisateurs veulent pouvoir retourner à la comédie ou explorer d'autres genres nouveaux. C'est ainsi que dans les comédies à l'italienne de Dino Risi, on retrouve des traces flagrantes de néoréalisme. Les films tels que « Poveri ma Belli » (Pauvres mais beaux), « Pane, Amore e... » (Pain, Amour et...) conservent tous une charge néoréaliste malgré leur ton plus léger et comique. Ce sont des satires sociales allégeant le ton solennel et parfois grave des films de l'immédiat après-guerre.

Le Péplum refait également son apparition, mais là aussi les thèmes ont changé. « Spartaco » (Spartacus) de Riccardo Freda en 1953 en est l'exemple parfait. Si le film est plus connu dans sa version menée par Stanley Kubrick, il n'en est pas moins vrai que cette première tentative de Péplum « social » est audacieuse. Spartacus n'étant autre qu'un esclave romain devenu gladiateur qui mène une révolte contre l'Empire romain...

Plus tard, les « Westerns Spaghettis » n'hésitent pas à intégrer des thèmes extrêmement progressistes, ni à brouiller les pistes entre les bons et les méchants, rompant radicalement avec le manichéisme des films du même style tournés à Hollywood.

Fellini


Mais revenons-en à Federico Fellini. Superstar du cinéma italien, le réalisateur originaire de Rimini n'en est pas moins un auteur sincère. D'un certain point de vue, il s'approche de l'intellectuel organique d'Antonio Gramsci (même si ce point de vue doit le faire se retourner dans sa tombe). En effet, il réussit plusieurs fois la quadrature du cercle, à savoir de faire se rencontrer le grand public et l'art. Volontiers provocateur, il situe son cinéma entre les films de John Ford et ceux de « Maciste 11. Fellini positionne son cinéma entre l'intellectuel et le populaire, entre l'art et le divertissement, et y parvient avec maîtrise. Il commence sa carrière cinématographique sur le tournage de « Roma città aperta », et s'impose rapidement comme réalisateur ambigu.

D'une part, vis-à-vis du néoréalisme, c'est lui qui exprime la volonté la plus virulente d'évoluer vers un autre cinéma 12, marquant donc rapidement son ambigüité concernant son rapport avec le PCI. D'autre part, il est extrêmement ambigu vis-à-vis de la religion, se mettant par la même occasion la DC à dos. Sa loyauté s'exprime plus personnellement envers des personnes telles que ses acteurs fétiches et son directeur musical. Marcello Mastroianni garde une place de choix dans les films du maestro. Il n'est autre que l'alter ego cinématographique de Fellini. L'actrice Giulietta Masina, épouse du réalisateur, est également une constante dans ses films. Enfin, les films de Fellini sont énormément redevables à la musique de Nino Rota, c'est pourquoi le maestro lui sera toujours fidèle.

C'est dans les thèmes récurrents que l'engagement de Fellini est le plus grand. Ses films sont volontairement oniriques, faisant référence au cirque et au monde de l'enfance . Cependant, cette légèreté apparente est destinée à provoquer un choc esthétique, accentuer la cruauté du monde auquel ses personnages enfantins sont confrontés. S'il exagère la réalité, c'est pour la mythifier, la fixer afin qu'on puisse la contempler. Un de ses derniers films « Ginger e Fred » (1985) est un arrêt sur image des coulisses de la nouvelle télévision à la Berlusconi. Dans ces coulisses se retrouvent tous les rebuts du cinéma à l'ancienne (Ginger Rodgers et Fred Astaire, entre autres). Fellini veut fixer une dernière fois l'image de ce qui fut la grande époque du cinéma et qui disparaît désormais sous les applaudissements orchestrés du public télévisuel.

Pasolini


Pier Paolo Pasolini, quant à lui, est l'archétype du cinéaste engagé. Son œuvre dépasse largement le cadre du cinéma. Inquiet de la modernisation fulgurante de l'Italie, mais surtout de la généralisation de l'idéologie petite-bourgeoise à l'ensemble de la société, il met le doigt sur les contradictions flagrantes entre la modernisation matérielle de son pays et le recul réactionnaire du point de vue des mœurs qui s'ensuit.

Pasolini, c'est le personnage capable de se mettre, lors des manifestations étudiantes de Rome, du côté des policiers. En effet, il déclare dans son poème « Il PCI ai giovani » paru dans l'Espresso le 2 mars 1968 : « Hier, à Valle Giulia, nous avons assisté à un fragment de lutte de classe : et vous amis (qui aviez la raison pour vous) étiez les riches, tandis que les policiers (dans le camp de ceux qui ont tort) étaient les pauvres. Belle victoire que la vôtre ! Dans ce cas, amis, c'est aux policiers que s'offrent les fleurs ». Il n'est en tout cas pas là où on l'attend. C'est ainsi que dans ses films sophistiqués à tous les niveaux, il fait coordonner Esthétique, Éthique et Politique. Toute sa filmographie est en tension permanente entre différents axes. Dans « Mamma Roma » par exemple, il oppose cinéma de la parole au cinéma des corps. Dans « Il Vangelo secondo Matteo » (L'Évangile selon Matthieu), c'est la tension entre marxisme et sacré qui fait le film. Dans « Edipo Re » (Œdipe Roi), il navigue entre mythologie classique et rénovation, actualisation. Les films de la trilogie de la vie en opposition à « Salò o le centoventi giornate di Sodoma » (Salo ou les cent-vingt journées de Sodome) sont une analyse du corps comme espace de liberté ou comme objet de soumission fasciste. Enfin, il oppose l'anarchie comme résistance au pouvoir à l'anarchie du pouvoir lui-même (« Salò o le centoventi giornate di Sodoma »).

Pasolini est le premier à élaborer une réflexion cohérente de sémiologie cinématographique. Un film est un discours, c'est l'organisation de la réalité. Son « cinépoésie » ne prétend pas représenter la réalité, mais plutôt l'interpréter. Ses films fonctionnent comme des poésies, par superposition d'images, de regards... Pasolini assume pleinement la responsabilité de l'auteur ; il a conscience d'exercer un rôle d'interprétation du monde. L'auteur devient le lien entre la réalité et le cinéma. C'est lui qui, dans le chaos de la réalité, l'infinité de réalités, va choisir des morceaux de celle-ci pour les monter en un message ordonné : le film.

Si toute son œuvre et sa vie sont un engagement radical vis-à-vis de l'Esthétique, l'Éthique et la Politique, c'est probablement « Salò o le centoventi giornate di Sodoma » qui fut le plus radicalement Politique. Ce qui lui coûta la vie. Pasolini décide de tourner le film après sa « trilogie de la vie ». En effet, la trilogie proposait de s'enfuir de l'oppression du pouvoir par les corps et la sexualité. Or le réalisateur, conscient de sa responsabilité (notamment politique), revient sur cette proposition. Il tournera Salo pour dénoncer l'arbitraire, l'anarchie du pouvoir, mais également la présence de tendances fascistes dans l'Italie contemporaine et capitaliste.

L'histoire de Salo est celle d'une petite bande de dignitaires nazis-fascistes14 et leurs épouses qui s'enferment avec une vingtaine de jeunes femmes et hommes afin de laisser libre cours à tous leurs fantasmes. Pasolini ne nous épargne absolument rien, mais, à l'instar de ces dignitaires fascistes, froids, bureaucratiques, fonctionnalistes jusque dans la mise en scène de leurs jeux sexuels, toutes les séquences pourtant axées autour de la sexualité, sont d'une froideur insupportable. Tout y est mis en œuvre pour que le spectateur ressente un véritable malaise plutôt que la chaude circulation du sang, comme il s'y attendrait lors d'une séquence érotique, voire pornographique. Si Pasolini nous laisse une consolation, elle pourrait être celle de réaliser que ces hommes et femmes sont incapables de toute jouissance. Ils sont condamnés à élaborer des mises en scène de fantasmes les plus déments, sadiques, mais ne parviennent même pas à en jouir. Au contraire, on pourrait presque penser qu'ils envient leurs esclaves sexuels qui sont, eux, encore capables de ressentir tant la douleur de leurs sévices, l'humiliation que le plaisir quand il se présente. Ce film coûtera la vie à Pier Paolo Pasolini, car faire un film portant le nom de la dernière expérience fasciste à la fin de la Seconde Guerre mondiale15 est encore très risqué dans une Italie à laquelle il n'a pas été imposé de faire le procès de sa conscience (comme en Allemagne). Sans compter qu'il est toujours risqué de dévoiler trop la vraie nature du pouvoir, quel qu'il soit, a fortiori en 1975 en Italie. Pasolini est assassiné le 1er novembre 1975, date charnière dans l'Histoire du cinéma italien.

Berlusconi

Le décès de Pasolini correspond à peu de choses près à l'arrivée sur le marché de l'audiovisuel italien d'un nouveau personnage : Silvio Berlusconi. De même, d'autres pères du cinéma nous quittent à cette date : Vittorio De Sica (1974), Roberto Rossellini (1977). Commence alors une période de changements radicaux. Le cinéma se trouve un concurrent de taille dans la télévision désormais largement présente dans les foyers de la Botte. Les pères du cinéma italien ont laissé orpheline une génération de réalisateurs, tiraillés entre le désir de se défaire de cet héritage (peut-être trop) prestigieux, mais bien délaissés pour défendre les couleurs du cinéma d'auteur.

Ce qui se passe en Italie à cette époque est caractéristique de la situation au niveau européen. Sur les 30 années qui suivent, le cinéma italien va devoir affronter trois défis intelligemment isolés par l'Argentin Néstor Tirri : « l'un, fortement, est l'influence de la TV dans la formation des nouvelles générations de spectateurs qui configurèrent leur réceptivité par rapport au réalisme télévisuel ; un autre, la crise des producteurs du berceau traditionnel (la mort de Franco Cristaldi et la ruine de Mario Cecchi Gori), de même - bien que partiellement - les évolutions au niveau de la structure même de Cinecittà, qui cessa d'être une entité étatique dans le sens strict, avec des politiques financières protectionnistes, pour se convertir en un holding mixte. Et finalement, l'hégémonie mondiale des produits commerciaux d'Hollywood, qui affectèrent le marché tant en Italie que dans le reste de l'Europe »16.

L'Italie et son cinéma entrent dans une des périodes les plus noires de leur histoire. Peu de temps après son ascension mystérieuse au statut de media Mogul17, Silvio Berlusconi entame sa carrière politique, inaugurant l'entrée de l'Italie dans les années de « berlusconisme ». Il est important de bien comprendre ce terme pour pouvoir comprendre la situation actuelle du cinéma italien. Le berlusconisme c'est : une population logée dans les immeubles des mégas chantiers de Berlusconi, ce sont des Italiens mangeant les produits des supermarchés de Berlusconi, ce sont des Italiens supportant « la squadra » de Berlusconi ou bien jouant au tennis sur les courts du Cavaliere ; ce sont également des Italiens lisant les livres et journaux édités par les maisons d'édition de Berlusconi ou surfant sur internet grâce aux fournisseurs d'accès de La Sua Emittenza ; et, last but not least, des Italiens regardant les télévisions italiennes 100 % Berlusconi ou se rendant dans les salles de cinéma propriétés de Berlusconi.

Ce petit aperçu nous permet de tracer à grands traits le paysage cinématographique italien actuel. À l'instar de Mussolini, le système Berlusconi est présent dans la vie des Italiens de manière capillaire, mais au contraire du Duce, Il Cavaliere évite de trop contrôler la production de films. Par contre, son monopole en matière de diffusion lui permet un joli tour de force que Mussolini lui-même n'est jamais parvenu à exécuter. En effet, si Berlusconi n'interdit pas la réalisation de films traitant même, parfois, de sujet disgracieux à l'encontre de son image ou de sa politique, force est de constater que la vie de ces films dans les salles est plus que hasardeuse. Dans le meilleur des cas, un tel film sortira durant une petite semaine dans une salle de seconde zone dans la banlieue de Milan. Ne rencontrant pas de succès de foule, les responsables marketing des sociétés de distribution de Berlusconi18 justifieront le retrait du film de l'affiche par un laconique, mais toujours efficace, « Vous voyez bien que ce genre de film ne plait pas au public. » D'une pierre deux coups, personne n'a vu le film et le réalisateur est presque mis hors d'état de nuire, car le financement de son prochain film est tout sauf garanti.

Pourtant, malgré ces conditions hallucinantes, le cinéma d'auteur italien n'est toujours pas mort ! Il reste quelques inconscients, toujours plus créatifs, qui parviennent à tourner des films, à en assumer la responsabilité et, comble de l'absurde, dans certains cas à rencontrer le succès ! Si cela est possible, c'est qu'en Italie plus que nulle part ailleurs, il est difficile de réduire le cinéma à une seule forme de distraction ou d'expression esthétique. Malgré les tentatives répétées tout au long de son histoire, il s'est toujours trouvé, en Italie, des réalisateurs dont la liberté et la créativité se sont avérées des armes bien plus efficaces que tout l'argent ou le pouvoir mis en œuvre dans la lutte pour la définition de la réalité...



1 Bien que quelques adaptations antérieures de la vie du Christ soient à signaler.

2 Bien qu'attribué, à des fins de « marketing », au poète irrédentiste Gabriele D'Annunzio.

3 Il va notamment développer un réseau dense de petites salles de projection au travers des salles paroissiales, mais également des locaux de l'Opera Nazionale Dopolavoro mis sur pieds en 1925. Organisation fasciste ayant pour vocation d'encadrer « l'après travail » des citoyens italiens.

4 Le 28 octobre 1922.

5 À l'époque du noir et blanc, un téléphone noir ne se serait probablement pas assez détaché du reste du décor.

6 C. Lizzani « Le cinéma italien » p 97-8, les éditeurs français réunis, Paris, 1955.

7 En italien : « l'Arma piu forte ». Expression reprise par Mussolini lors de l'inauguration de Cinecittà, mais originairement due à... Lénine.

8 Le fils du Duce, lui-même, Vittorio Mussolini étant le directeur de la revue « Cinema » dans laquelle se développa cette réflexion critique.

9 En effet, le terme néoréalisme dispose d'autant de définitions que d'auteurs ayant tenté de le définir, sans compter le nombre incalculable de réalisateurs qui s'en revendiquent...

10 Le cinéma de R. Rosselini est extrêmement varié, toujours en avance sur la prochaine évolution du cinéma, ce serait une erreur de cantonner le réalisateur à « Paisà » et même au néoréalisme.

11 Il affectionnait le style péplum en général, le sens du spectacle et de la mise en scène de ceux-ci l'ont beaucoup inspiré, poussant ces excès parfois jusqu'au grotesque. « Le notti di Cabiria » (Les nuits de Cabiria) (1957) n'est autre qu'un hommage au nom de l'héroïne de Giovanni Pastrone.

12 Le début du film « La dolce Vita » résume à elle seule cette ambigüité. Le film commence par un travelling sur tout Rome, suivant une statue du Christ transportée par hélicoptère vers le Vatican. Ce travelling nous montre en très peu de temps la transition de l'auteur, commençant par quelques images des « borgates » populaires et d'ouvriers au travail, le travelling termine sur le toit d'un building moderne ou de jeunes femmes bronzent. Du néoréalisme au « néoréalisme rose », mais surtout de la Rome d'après-guerre à la Rome opulente. En un travelling Fellini mythifie la ville éternelle.

13 D'où son choix pour les acteurs Mastroiani et Masina, ils sont tous deux de grands enfants tant physiquement que dans leur jeu d'acteur, ils jouent littéralement.

14 Appelés : le Duc, l'Évêque, le Président et le Juge.

15 En effet, dans le nord de l'Italie vers la fin de la guerre sur les bords du lac de Garde, Benito Mussolini entreprit une ultime tentative de république fasciste connue sous le nom de la « république de Salo ». Ce qui s'y passa n'est pas entièrement connu et certains de ses participants étaient encore vivants et potentiellement inquiétés lorsque Pasolini réalisa son film.

16 Néstor Tirri, Habíamos amado tanto a Cinecittà, éd. Paidos, Buenos Aires, 2006. Toute erreur éventuelle de traduction est exclusivement imputable à l'auteur du présent article.

17 À ce sujet, voir l'excellent « Il Caimano » (Le Caïman) de Nanni Moretti paru en 2006.

18 Par exemple les sociétés Medusa, et Cinema 5.

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