Expérimenter, tâtonner, se tromper, imaginer, créer et surtout résister, c’est sans doute ainsi que les différents Collectifs issus du Collectif sans Nom aimeraient se voir définis. Loin de toute velléité majoritaire ou représentative, loin du Grand soir ou de la prise de pouvoir, ces nouveaux mouvements sociaux créent des brèches et instituent de nouvelles formes d’organisation. Rencontre avec l’un de leurs membres actifs : David Vercauteren

 

"En 1998, nous avions du mal à nous retrouver dans les organisations historiques parfois vieilles de plus d’un siècle : syndicats, gauche classique, extrême gauche et l’associatif belge très ramifié. Nous étions à la recherche d’un espace à imaginer en rupture avec ce qui existait déjà. Nous voulions inscrire la résistance dans son environnement : le couple résistence/existence, issu des mouvements de chômeurs en France. L’occupation de bâtiments vides en est un des modes d’expression.
Nous étions aussi très critiques par rapport au militantisme pratiqué jusqu’alors : faire le bien autour de soi en oubliant de se construire soi-même. Nous avons élaboré une critique autour de la modernité. Nous avons construit petit à petit des repères méthodologiques autour de situations existantes, par exemple : les sans-papiers. La question était, et est toujours : comment construire des brèches, des ruptures ? Nous ne faisons pas la distinction entre action violente et non-violente, le principe est qu’on ne touche pas à autrui. On est toujours à la limite entre le légal et l’illégal, ce n’est jamais rien de méchant, les dossiers instruits au niveau judiciaire ne contiennent d’ailleurs que des broutilles. Nous avions alors une vision très pragmatique par rapport à l’action
."


L’activisme dans ses dernières limites
" Le problème, c’est que les actions se sont succédé et on n’avait pas toujours le temps de se ressourcer, de s’arrêter pour réfléchir ensemble. Un moment, il n’a plus été possible de continuer en faisant ainsi l’impasse d’une certaine réflexion sur nos pratiques. Nous nous étions en quelque sorte asséchés. Et puis le groupe avait des temporalités différentes : nous avons connu une succession d’événements très forts, de répression lourdes aussi (peines, arrestations, perquisition, expulsions, assassinat de Semira, etc.). Certains ont eu du mal à tenir le rythme, d’autant qu’un an auparavant, nous nous connaissions à peine. Nous avions pointé les limites à l’agir du collectif, il nous fallait maintenant les dépasser. On s’est donc auto-dissous un an après avoir lancé le Centre social. Nous nous sommes dits que d’autres collectifs devaient rencontrer les mêmes problèmes et que ce serait chouette d’aller les rencontrer, de se frotter à la pratique d’autres groupes, plus anciens. Fermer le Centre social en soi n’était pas grave pour nous, ce qui a poussé à sa construction est de toute façon inscrit dans nos tripes. Cette période de notre histoire s’est plus ou moins étalée sur quatorze mois. "

Collectif sans ticket
À partir du Centre social, ont été menées différentes actions, allant de la manifestation à l’occupation de certains édifices (centres fermés, ministère de la Justice, bureaux de l’ONEm, trains, champs d’expérimentation illégale d’OGM). "Ces actions ont eu pour effet de mettre sur la place publique certains problèmes sociaux jusque-là laissés à la discrétion des spécialistes et des administrations, un début de réappropriation, donc, par les citoyens, de la res publica ".

C’est dans cette phase d’émulation générale, de foisonnement d’initiatives de résistance micro-sociales et de redéfinition de leur statut politique, qu’il faut situer les premiers pas du Collectif sans ticket issu du Collectif sans nom, de " Chômeur pas chien ", etc. Leur manière d’aborder la question du transport est un des visages de la réappropriation des moyens d’existence. " La diffusion large de la carte de droit au transport du Collectif sans ticket (20.000 exemplaires à ce jour) vise à mettre en place un rapport de force général, de confronter les dirigeants des sociétés de transport et les mandataires politiques à un phénomène sur lequel ils n’ont aucune prise, en suscitant dans le particulier les conditions d’un débat, avec le personnel et les autres voyageurs lors de nos déplacements " (2).

Tribunal
Face à ces actions, la réaction des autorités ne s’est pas fait attendre. Outre les intimidations et autres détentions administratives, la plupart des membres du Collectif ont à faire face aujourd’hui à toute une série de procès, portant par exemple sur des bris de clôture et troubles à l’ordre public. Deux de ceux-ci ont suscité plus de commentaires dans la presse : ceux portés contre le Collectif sans ticket par la SNCB et par la STIB.

" À l’occasion de ces procès, c’est chaque fois de démocratie dont il est question. Poser un acte politique ‘illégal’ exprime dès lors la volonté de créer une situation limite, qui mette en tension les libertés fondamentales garanties par la constitution et l’ensemble des lois et dispositifs qui peuvent constituer très concrètement des entraves à l’exercice de ces libertés. La désobéissance civile fait apparaître une figure particulière du citoyen : à la fois sujet politique concret et usager de la justice. Depuis l’année passée, nous avons connu une trentaine de passages au tribunal de police. Différentes plaintes ont été déposées au pénal et au civil. Le 18 janvier dernier, le tribunal correctionnel de Bruxelles a confirmé le jugement du tribunal de police à l’encontre d’un des 18 membres du CST condamnés à des amendes allant de 62 euros avec sursis à 498 euros sans sursis pour avoir emprunté les lignes de la SNCB sans titre de transport. L’amende a été augmentée de 25 euros. Le tribunal n’a pas voulu retenir la notion de “ délit politique ”. Quant au Collectif contre les expulsions, il passe devant la Chambre du Conseil en mars, on verra si cela va en cassation ou au correctionnel. Là, il y a 18 inculpés, on a décidé de rassembler le dossier avec celui de Pascal Marchand pour que cela ne fasse qu’un tout. Le Collectif Anti–OGM passe lui aussi en mars au tribunal. Au niveau du Collectif sans ticket, on essaie de faire avancer la jurisprudence. Pour la carte de transport, l’optique était clairement de faire avancer le droit mais cela n’a pas abouti.
Nous ne cherchons pas à avoir un procès, ce n’est pas notre but, cela bouffe de l’énergie, du fric, etc. Mais nous ne voulons pas non plus que la criminalisation qu’on nous impose nous fige, donc lorsqu’il y a un procès, nous tentons d’en tirer profit. On y met une certaine dramaturgie. Lorsque la Stib nous a accusés d’associations de malfaiteurs, on s’est déguisé en mafieux pour venir au procès. Cela décrispe les gens et montre le ridicule de l’accusation. Pour le procès SNCB, même chose, ils nous avaient dit “ si vous ne voulez pas payer votre transport, alors allez à pied ! ”, on a donc organisé la “marche des gueux” de Liège à Bruxelles pour venir au tribunal. Cela donne aussi un côté plus festif. Le procès Stib a été pour nous aussi l’occasion d’alliances, comme avec Guy Tordeur de la CSC. Par contre sur la question des astreintes (la Stib nous a condamné à des astreintes), nous n’avons pas trouvé d’alliés auprès des syndicats qui pourtant connaissent le même problème. On a essayé par exemple lors du conflit chez Electrabel, mais les syndicats n’ont pas voulu collaborer. En tout cas, si l’État a voulu nous criminaliser, pour mieux nous faire taire l’objectif est loupé, nous ne sommes pas éteints, nous continuons à distribuer notre carte de transports, nos tracts, nous continuons à parler.
"

Le tribunal comme instrument ?
L’arme de la désobéissance civile utilisée par le Collectif le mène inévitablement devant les tribunaux. Serait-ce une fin en soi ?
" Tous les actes que nous avons posés jusqu’ici l’ont été en connaissance de cause. Nous savons qu’en pratiquant la désobéissance civile, nous faisons un pas de côté par rapport aux normes et lois qui régissent l’espace public. Ces modes d’intervention nous amèneront encore, dans les mois qui viennent, devant les tribunaux. Si dans la plupart des cas, ces procédures relèvent d’une volonté de judiciarisation des questions sociales et politiques que nous soulevons et d’intimidation des personnes et des collectifs, nous estimons qu’elles sont des moments importants dans nos luttes. Le tribunal consiste en effet pour nous en un espace public et politique à part entière où se joue, à coup de jurisprudence, l’évolution de certaines libertés fondamentales. À ce titre, nous attendons des magistrats qu’ils prennent leurs responsabilités, et ne se contentent pas d’appliquer les codes de manière mécanique. "

Contacts internationaux
" La désobéissance sociale est un concept amené par les Italiens, ils créent une désobéissance plus large et amène les actions à toute une série de ruptures. Nous nous en sommes inspirés par exemple pour amener les contrôleurs SNCB à se positionner par rapport à la gratuité du transport. Au niveau du réseau international, on a beaucoup de contacts avec Madrid. En France, ils se sont fort intéressés à ce que fait le CST, ils ont créé leur propre collectif : le RATP : le Réseau d’abolition des transports payants. L’essaimage se fait très bien puisque ce groupe a des antennes dans toute la France actuellement. Ce qui est drôle, c’est qu’on a finalement plus de contacts avec un des syndicats du chemin de fer en France, Sud-Rail, qu’avec la CSC ou la CGSP en Belgique ! Ils nous ont acheté trente bouquins et se montrent très intéressés par les pratiques mises en place en Belgique.
Quant à la question des alliances possibles avec les syndicats, nous sommes prêts à faire des pas de côté dans le respect mutuel et la diplomatie. Nous discutons d’ailleurs avec des syndicats et des partis mais cela ne nous empêche pas de continuer à avancer de notre côté…
"


Propos recueillis par Catherine Morenville

1 Source : texte du Collectif sans Nom, Quel avenir pour les nouvelles formes de contestation en Europe ?, 14/09/01.
2 CST, rue Van Elewijk, 35 à 1050 Bruxelles, tél. : 02 644 17 11, courriel : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.">Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.
3 Pour la définition de " free zone " cf. encadré en page 6.

" Les mouvements citoyens tels les collectifs sont des producteurs de savoirs populaires et démocratiques, des révélateurs de problèmes émergents. Les mouvements de désobéissance civile et d’activisme non-violent sont la vie même d’une société démocratique si la démocratie n’y est pas réduite à l’art de gérer un troupeau. Si les chercheurs du possible contre le probable sont criminalisés, rien ne pourra faire obstacle au désespoir, au cynisme, à une violence aussi aveugle que celle qui la provoque. "

Isabelle Stengers, philosophe, enseigne la philosophie des sciences à l’ULB

" Chercheurs du possible "

La naissance des collectifs à Bruxelles remonte à mai 98 et repose sur deux dynamiques. La première est venue de France, sous la forme du "mouvement des chômeurs". À travers ses composantes les plus novatrices, ce mouvement marquait deux ruptures. Rupture de contenu avec les appareils syndicaux et le plein emploi comme mot d’ordre incontournable, auquel il opposait un revenu garanti de citoyenneté, conçu comme " l’expression radicale d’une nouvelle posture subjective par rapport au salariat " et à ce que peut signifier aujourd’hui le travail. Rupture ensuite sur les formes de contestation par des occupations de lieux intempestives, des actions de désobéissance civile portées par cette joyeuse impertinence liée à l’émergence d’une parole minoritaire (mises en scènes ludiques et " subversives " des interventions publiques).
La seconde dynamique, venue d’Espagne et d’Italie, les a engagés à Bruxelles, dès février 1998, dans un projet multiple, traduit entre autres par l’occupation d’un bâtiment vide. Il s’agissait d’ouvrir à une trentaine de personnes, dans un petit bout de territoire réapproprié, un laboratoire d’expérimentation sociale, et de transformer en lieu de vie et d’organisation des espaces abandonnés depuis plusieurs années à la spéculation immobilière. Un acte de reprise qui inaugurait le Centre social du Collectif Sans Nom (ou " cent noms "), dont la période la plus intense et la plus mémorable fut celle qu’on a appelée de la " Porte de Hal ", par référence à l’immense hôtel de maître situé dans le quartier du même nom et qui a hébergé le Centre social du 10 avril au 20 septembre 1998.

Deux problèmes pratiques animaient alors et animent toujours le Collectif.

  • Premièrement : repenser la question d’un engagement innovant en dehors des formes classiques du parti ou du syndicat, qui soit susceptible de créer de nouvelles formes d’expression et de coopération.
  • Deuxièmement : comment créer du lien, de la transversalité entre les différentes luttes menées (chômage, sans-papiers, transports, OGM…).

Pas de programme clairement établi ni de grands discours. Pas de grand ennemi à abattre, ni de rêve de Grand Soir plutôt partir des situations concrètes d’injustice et tenter de transformer ces situations en vue de plus de liberté, avec une attention particulière portée à la fois sur l’émergence d’une parole souvent confisquée, celle des gens qui sont directement en prise avec les dispositifs du pouvoir (sans-papiers, chômeurs, usagers des transports publics, malbouffe, etc.), sur l’analyse des processus de construction collective et sur la question des savoirs et de la contre–expertise (1).

Petit glossaire des collectifs

Le Centre social (Bruxelles)
Projet d’occupation de maisons abandonnées mis en place par le Collectif Sans Nom. Occupation des anciennes Mutualités socialistes en février 1998. Délogement par la police de Bruxelles après 5 jours. Occupation d’une maison située en face de la Porte de Hal (St Gilles) en avril 1998. Organisation d’activités politiques, culturelles, sociales et festives dans un lieu de rencontre et d’habitation autonome. Délogement par la police en septembre 1998. Relogement dans une ancienne polyclinique à St Gilles avec l’accord du propriétaire. Poursuite des activités. Abandon du lieu en juin 1999.


Le Collectif Sans Nom
Collectif autonome né depuis 1998 en vue de la création d’un centre social. De nombreux autres collectifs sont issus de ce projet : le CST, le CCLE, le Cage, l’Infothèque, un collectif de chômeurs, un collectif de sérigraphie, un collectif de hip-hop, etc. Certains de ces collectifs continuent à fonctionner, d’autres ont eu une durée de vie éphémère.


Le CST (Collectif sans ticket – Bruxelles et Liège)
Le CST revendique les transports publics gratuits pour tous et travaille la question de la mobilité en général. Il a élaboré le dispositif de la carte de droits aux transports, un document explicatif que le Collectif propose aux usagers qui le souhaitent, d’exhiber lors d’un contrôle et il organise aussi les " free zone ", actions qui consistent à prévenir les passagers des transports en commun des contrôles des titres de transport imminents. Il publie également des textes et a sorti un livre : Le Livre-accès, Éd. Le Cerisier, sorti en novembre 2001.

Le CCLE (Collectif contre les expulsions – Bruxelles et Liège)
Le CCLE organise des actions directes et non-violentes autour de centres fermés et de la politique belge d’expulsion et se solidarise activement avec les sans-papiers qui vivent en

clandestinité. Il organise également des débats, des activités culturelles et produit des textes. Le CCLE s’est fait connaître lors de l’évasion d’une vingtaine de détenus du centre de rapatriement 127 bis, en juillet 1998, et après l’assassinat de Sémira Adamu, réfugiée détenue et amie du collectif.

Le CRACPE (Collectif de résistance aux centres fermés et aux expulsions)
Le CRACPE travaille sur une même problématique que le CCLE avec un souci légaliste affirmé. Il a collecté de nombreuses données (témoignages, statistiques, etc.) qui dénoncent la situation désastreuse à l’intérieur des centres fermés. L’essentiel de ce travail concerne le centre fermé de Vottem (Liège). Le CRACPE travaille avec des structures syndicales et associatives. Il produit également des textes.


BruXXel
Le collectif BruXXel s’est constitué il y a peu dans le cadre de la présidence belge de l’Union européenne. Il entend être un collectif autonome élargi ouvrant un espace de débat critique par rapport aux questions cruciales de la politique européenne : droit d’asile, chômage, enseignement, urbanisme, mouvements sociaux et répressions, rôle de la culture, etc. Le Collectif a occupé durant quelques mois de la présidence belge au niveau européen l’ancienne gare ferroviaire du Quartier Léopold et y a organisé de nombreuses activités et débats, notamment autour du sommet de Laeken de décembre 2001.


Pour Infos :
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Sites à consulter :
www.collectifs.net
www.bruxxel.org

Source : C4, novembre/décembre 2001 n°90 et 91.

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