Pendant deux ans, des universitaires et des militants d’Atd Quart-Monde ont travaillé à “croiser leurs savoirs”. Une expérience collective unique et surtout une expérience d’éducation permanente sans précédent.

 

 

Avant, on nous faisait témoigner. Mais c’est les autres qui écrivaient et interprétaient nos paroles. On ne doit plus écrire sur nous, mais avec nous; on ne doit plus penser pour nous, mais avec nous.” C’est sur cette promesse que s’est terminé le colloque d’Atd Quart-Monde, les 23 et 24 avril à la Sorbonne à Paris. Un colloque qui clôturait une expérience sans précédent. Pendant deux ans, de mars 1996 à mars 1998, douze professeurs d’université et chercheurs de différentes disciplines, quinze militants d’Atd Quart-Monde (neuf Français et six Belges) et cinq volontaires permanents du mouvement se sont réunis de nombreuses fois afin de croiser leurs savoirs respectifs et écrire, sur des thèmes choisis d’un commun accord, cinq mémoires qui constituent le cœur d’un livre: Le croisement des savoirs. Quand le Quart-Monde et l’Université pensent ensemble (1). En outre, près d’une centaine de personnes extérieures au projet, dont beaucoup ne connaissaient pas le mouvement Atd Quart-Monde, ont été interviewées ou auditionnées par les “auteurs-acteurs”.
Une équipe pédagogique animait les travaux, afin de faciliter les échanges, d’aplanir les difficultés et de veiller à la cohérence des cheminements. Enfin, un conseil scientifique de sept personnes, dont Matéo Alaluf et Georges Liénard pour la Belgique, René Rémond et Michel Serres pour la France, a eu pour tâche d’évaluer les résultats, c’est-à-dire le contenu de chaque mémoire et la signification de l’ensemble de cette aventure. Car c’est bien d’une aventure qu’il s’agit. Certes, ce n’est pas la première fois que des militants du quart-monde, qui ont vécu, et pour certains, vivent encore l’humiliation, la pauvreté et l’exclusion, s’expriment sur leur condition actuelle, leur passé, leurs souffrances, leurs luttes, leurs espoirs. Dans plusieurs villes, fonctionnent depuis longtemps des universités populaires quart-monde, qui sont des lieux de prise de parole pour les familles et les personnes parmi les plus pauvres de nos sociétés. Ce n’est pas non plus la première fois que des chercheurs de diverses disciplines étudient les problèmes et les situations de pauvreté, procèdent à des enquêtes, voire à des recherches d’observation participante. Quant aux quelque trois cents volontaires permanents que compte le mouvement Atd Quart-Monde, c’est leur raison d’agir d’être aux côtés des très pauvres, en solidarité avec eux. Mais l’originalité de cette entreprise est double: d’une part, comme le titre du livre l’indique, il s’agissait de croiser les savoirs, c’est-à-dire de faire exprimer à chacun des “acteurs-auteurs”, en dialogue avec chacun des autres, ce qu’il vit, ce qu’il sait, ce qu’il pense, sur les thèmes les plus cités lors des premières sessions plénières, d’autre part, le produit final, c’est-à-dire le livre, résulte d’une démarche d’écriture commune: pas une seule ligne n’a échappé, avant même d’être écrite, à la vigilance des participants. C’est sans doute la première fois que des “acteurs-chercheurs” d’origines socioculturelles si différentes, dont beaucoup ne maîtrisent pas eux-mêmes l’écriture, acceptent une telle coproduction en coresponsabilité. “On n’arrivait pas à donner le même sens aux mots, se souvient Marie, une participante présente au colloque. $Pour se comprendre, il a fallu s’apprivoiser, travailler en confiance. Et puis tout ce qui était pour nous affirmation basée sur notre vécu restait, pour eux, à prouver. Toutes nos paroles – ou celles que nous recueillions par entretien – étaient des hypothèses: c’était agaçant tout de même! Par exemple dans mon groupe (famille), nous avons eu du mal à faire accepter l’idée que, pour une personne vivant dans la misère, avoir un projet de vie se confondait avec la seule ambition de fonder une famille. Les universitaires ont en revanche contribué à la réflexion grâce à leurs apports théoriques ou au choix de textes que nous avons analysés ensemble.

À suivre…
Les militants vont ainsi fournir le travail de base à raison de trois jours par semaine de réunions en sous-groupes de trois à Caen, Renne, Lille et Paris pour la France, à Bruxelles et La Louvière pour la Belgique et ce, avec le soutien d’un membre de l’équipe pédagogique. En outre, une demi-journée par semaine, ils seront soutenus par une personne ressource bénévole et tous les deux mois, l’ensemble du groupe (avec les universitaires) va se retrouver lors de séminaires de trois jours. Ces séminaires constitueront la matière pour les cinq chapitres de l’ouvrage final: l’histoire (de la honte à la fierté); la famille (le projet familial et le temps); le savoir (libérer les savoirs); le travail (activité humaine: talents cachés) et la citoyenneté (représentation, grande pauvreté). Ainsi la reconnaissance, la citoyenneté et la représentation concluent-elles logiquement ce travail collectif. Quelle place dans la société pour les plus pauvres, quelle parole, quel investissement possible? Beaucoup de questions restent posées, mais la première étape est franchie. Celle qui les fait exister: “Lutter contre la misère, c’est d’abord ne pas l’occulter, produire et diffuser de la connaissance sur sa réalité, explique Georges Liénard, membre du conseil scientifique, c’est aussi notre travail en tant qu’universitaire sur le plan scientifique. Je ne suis pas d’accord avec ceux qui disent qu’on ne peut parler de la misère ou l’analyser que si on l’a vécue. Cela voudrait dire qu’en tant que chercheurs nous ne pourrions pas nous exprimer non plus sur les richesses, les inégalités. Qui peut déterminer qui a le droit de parler de qui? Ce qui est intéressant ici justement dans la démarche, c’est la confrontation et l’articulation des expériences et de la rigueur scientifique. C’est une chance incroyable que de pratiquer cette confiance critique entre ces deux points de vue et ces divers ‘acteurs’, on aurait même peut-être encore pu pousser la critique réciproque plus loin… Une démarche comme celle-là devrait pouvoir s’appliquer à d’autres études scientifiques en sciences humaines mais cela demande énormément de temps et de moyens humains et financiers. Mais apporte des résultats scientifiques et sociopolitiques intéressants…
Quant à Marie (57 ans, six enfants, huit petits-enfants), après avoir prouvé qu’une telle entreprise est possible, elle passe le relais: “La méthode existe, elle doit maintenant être utilisée. Il faut que ce travail puisse être connu des travailleurs sociaux, des enseignants, des travailleurs de la santé, de la justice, etc. Mais il faut du temps de l’énergie, de la volonté. De notre côté, nous devons continuer à nous battre. C’est à ce prix que nous existerons à nos propres yeux, mais aussi aux yeux des autres, que nous ferons entendre nos revendications à l’égalité des droits.
Catherine Morenville

(1) Le croisement des savoirs, quand le Quart-Monde et l’Université pensent ensemble, éditions de l’Atelier et éditions Quart-Monde, Paris, 1999, 528 pages.

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