L’énergie, au centre de bien des débats, et d’une campagne de sensibilisation du CIEP que nous relayons largement, s’inscrit aussi à l’agenda du Gouvernement wallon. Soucieux d’évaluer en 2011 le système du compteur à budget imposé aux consommateurs en difficulté de paiement, l’exécutif wallon osera-t-il s’inspirer du modèle bruxellois qui offre des réponses plus sociales et moins coûteuses ?


L’article 23 de notre Constitution institue le droit à disposer d’un logement décent comme condition essentielle à la dignité humaine et vient dresser des limites aux droits qui découlent de la propriété privée. Depuis longtemps, l’accès au logement fait l’objet de politiques publiques tentant de concrétiser ce droit : aides publiques à l’accès à la propriété, création de logements sociaux, allocation loyer, lutte contre l’insalubrité. Parallèlement, le marché locatif est soumis à des règles qui définissent les droits et devoirs de chacune des parties et soumettent les nécessaires arbitrages entre les mains d’un tiers : le juge de paix. Ainsi, la durée des baux, les résiliations de contrats, la réalisation de certains travaux ne dépendent plus seulement du bon vouloir des bailleurs, qui ne peuvent par exemple pas expulser le locataire sans décision de justice. Ces règles, en constante évolution, permettent de contrebalancer l’asymétrie des relations locataires bailleurs dont l’ampleur s’accentue avec la pénurie de logements.
Mais un logement décent, c’est aussi un logement dans lequel il fait chaud, dans lequel on puisse se laver, cuisiner, s’éclairer... Ce qui suppose un accès effectif aux services de l’énergie que le renchérissement des prix de l’énergie de ces dernières années a rendu plus difficile pour une partie croissante de la population. Or, dans la foulée de l’ouverture des marchés du gaz et de l’électricité, les modalités de garantie de cet accès ont fait l’objet de profondes modifications.
Ainsi, les décrets wallons organisant ces marchés y instituent les compteurs à budget que les intercommunales d’alors et les fournisseurs d’aujourd’hui peuvent faire placer suite au non-paiement d’une facture, après rappel et mise en demeure. Une fois ce compteur placé, le client conserve les conditions tarifaires contractuelles et reste chez son fournisseur, mais est contraint de prépayer ses consommations, via un système de cartes à recharger. À défaut de pouvoir alimenter sa carte en monnaie sonnante et trébuchante, et après avoir épuisé un crédit de secours, le client sera automatiquement privé de gaz ou d’électricité. Il subira alors ce qu’on appelle des « auto coupures », vocable utilisé pour bien les distinguer des coupures décidées par les anciennes Commissions Locales d’Avis de Coupure (CLAC) et appliquées par les Gestionnaire de Réseau de Distribution (GRD). La première justification des compteurs à budget est donc d’éviter les coupures pures et simples. Ils sont également présentés comme un outil permettant au client de mieux suivre et de mieux maîtriser ses consommations et d’éviter l’endettement des clients. Nous passerons en revue ces trois objectifs, en nous demandant dans quelle mesure les dispositions en vigueur dans les autres régions du Pays n’y apportent pas une réponse plus satisfaisante.

Éviter les coupures?

Après quelques balbutiements liés à la disponibilité en nombre suffisant des compteurs, à la gestion de leur stock et à la mise en place des bornes de rechargement des cartes à prépaiement, les intercommunales puis les fournisseurs, ont rapidement fait usage des dits compteurs. Ainsi, fin 2006, près de 42.000 compteurs étaient placés parmi le million et demi de points de raccordement électrique en Wallonie. Et, après la petite pause de 2007 marquée par une remise à zéro des dettes des ménages suite à la libéralisation du marché, le rythme de placement de compteurs n’a cessé de croître pour atteindre près de 70 000 compteurs placés à la fin 2009.
Mais du côté des consommateurs, le succès est loin d’être au rendez-vous. Le nombre comme la proportion de coupures pour refus présumé de placement n’a pas cessé de croître. Dès 2006, la Commission Wallonne pour l’Energie (CWAPE) s’est inquiétée du nombre élevé de ces coupures. En effet, sur 10.000 compteurs à budget placés en 2006, près de 2.000 coupures ont été légalement réalisées suite à l’impossibilité de placer le compteur lors du deuxième passage de l’intercommunale, due soit à l’absence du client concerné, soit à son refus explicite de l’installation. La CWAPE se demande alors si « une information aux clients ne serait pas nécessaire afin de dédramatiser l’utilisation d’un compteur à carte, encore trop souvent considéré comme une sanction, et non pas comme une assistance à la gestion de son budget énergie. » Mais cela ne règle pas l’ampleur du phénomène. En 2009, le nombre de coupures d’électricité pour refus de placement s’élève à 5.700 dont 1.900 pendant la période hivernale, et ce pour 13.600 compteurs à budget placés. Pour le gaz, on enregistre 2.115 coupures, dont 370 pendant la période hivernale, et ce pour 9 500 compteurs à carte placés, soit plus encore que les coupures autorisées par les CLAC en 2004. Avec les compteurs à budget, on assiste donc au retour détourné des coupures hivernales, ce qui est à l’opposé de l’objectif recherché par leur introduction.
Les motifs de refus explicites de placement de compteur à budget sont multiples, sans qu’on ait pris la mesure de leurs proportions: situations de litige avec le fournisseur, dette apurée en dernière minute, craintes de ne pas disposer de l’argent nécessaire aux rechargements ultérieurs, ou encore assurance trompeuse, mais révélatrice que les coupures sont légalement interdites. Par ailleurs, un mécanisme de justification a posteriori des motifs d’une absence (mais pas d’un refus explicite) lors du second passage permet, s’ils sont jugés valables par le gestionnaire de réseau, une réouverture du compteur. C’est à cette seule condition que le gestionnaire prendra à sa charge les frais de coupures, mais pas des dégâts occasionnés (contenu du congélateur, dégâts de l’éventuel gel des tuyauteries...). Enfin, les travailleurs du gestionnaire de réseau ou de leurs sous-traitants renoncent parfois à placer le compteur à budget, lorsqu’ils constatent des situations qu’ils jugent inadaptées : client sous respirateur, personne à mobilité réduite, chaudière collective alimentée par le bailleur.
Par contraste, à Bruxelles, l’absence du client lors du placement du limiteur de puissance,1 que le fournisseur peut faire placer auprès de ses clients en situation de défaut de paiement, n’entraîne pas la coupure, ni au premier passage, ni au second. SIBELGA se contente de communiquer au fournisseur l’impossibilité de placer le limiteur de puissance, ce dernier pouvant réitérer sa demande jusqu’au placement effectif ou saisir le juge de paix pour demander la rupture du contrat. Le client ne sera alors coupé que si le juge donne raison au fournisseur.
Bref, en Wallonie, le placement des compteurs à budget donne lieu à des zones de non-droit. Reconnaissant cependant qu’une politique d’amélioration de l’image négative du compteur à budget ne sera pas suffisante, la CWAPE propose dans une étude récente de remédier à ces lacunes en s’inspirant du modèle flamand. Le client en défaut de paiement 2 qui refuse le placement du compteur à budget serait, dans ce scénario, transféré vers le gestionnaire de réseau. Le contrat avec le fournisseur serait alors rompu et le gestionnaire de réseau lui facturerait les consommations à un prix environ 30% plus élevé que celui du marché. Le compteur à budget ne serait placé que si le client était à nouveau en défaut de paiement. Enfin si le client refusait une deuxième fois le compteur à budget, une décision de coupure serait alors soumise à la CLAC, que le Ministre Antoine a entretemps rebaptisée CLÉ (Commission Locale pour l’Energie). De fait, en Flandre, le nombre de coupures décidées par les LAC (équivalent des CLÉ) suite au refus de placement des compteurs à budget est nettement inférieur. Mais il convient de préciser qu’en Flandre, un limiteur de puissance est systématiquement couplé au compteur à budget. En l’absence de rechargement, les clients peuvent donc continuer à consommer sous 4.400 watts (soit 10 ampères) ce qui permet presque tous les usages non simultanés 3 de l’électricité. Ce n’est qu’après une période de non-rechargement que le GRD peut saisir la LAC pour obtenir le retrait du limiteur de puissance, tandis que les dettes accumulées avant le placement du compteur à budget ou sous le limiteur de puissance peuvent être récupérées par le GRD via un prélèvement forfaitaire sur les montants rechargés via la carte à prépaiement.
En Wallonie, seuls les clients bénéficiant du tarif social 4 sont protégés des situations d’auto coupures par l’association d’un limiteur de puissance (10 ampères) au compteur à budget. Or, 93% des clients en défaut de paiement ne bénéficient pas du tarif social. La Wallonie est donc la seule des trois Régions à massivement exposer les ménages à des situations d’auto coupures, sans qu’aucune étude sérieuse ne précise leur nombre, leur fréquence ou leur durée. Pour le gaz, les premières estimations oscillent cependant entre 3 et 9 auto coupures par an et par usager de compteurs à budget gaz.

Maîtriser sa consommation?

Si l’adoption de petits gestes économes permet effectivement de limiter les consommations, il convient de rappeler que les ménages disposant de faibles revenus sont les premiers à adopter les attitudes économes qu’elles connaissent, la contrainte économique qu’ils subissent étant plus efficace que la motivation environnementale des ménages plus aisés 5. D’autre part, il convient de constater que les ménages susceptibles de se voir placer un compteur à budget ou de bénéficier du tarif social ne reçoivent pas ou très rarement des primes à la rénovation énergétique de leur logement. Pourtant, celles-ci génèrent des économies d’énergie dans des proportions largement plus importantes que l’adoption de comportements responsables. Une politique de rénovation énergétique et de remplacement des appareils énergivores ciblée sur les ménages à bas revenus aurait un impact largement plus favorable que les compteurs à budget sur le niveau de leurs consommations. En effet, si ces compteurs permettent de visualiser le coût de l’énergie, ils ne donnent pas d’indication sur les moyens de l’économiser. Les compteurs à budget reviennent donc surtout à contraindre les ménages à adapter leurs besoins à leurs moyens, au prix de nouvelles formes d’auto rationnement.

Limiter l’endettement

«Le client ne paie pas d’acomptes, mais seulement l’énergie réellement consommée. Il peut toujours lire le solde du crédit sur le compteur. Il ne craint donc pas de mauvaises surprises.» Tels sont, selon les brochures explicatives fournies par les gestionnaires de réseaux de distribution, les avantages qu’y voient également les usagers des compteurs à budget, au point même que certains le demandent, suite à des factures de régularisation salées qui viennent détricoter les attentions et efforts quotidiens pour gérer un budget trop maigre.
Mais les consommateurs ne sont pas toujours responsables de l’existence de telles factures de régularisation dont l’origine peut aussi provenir d’acomptes inadaptés aux consommations. Ces situations pourraient se régler via l’obtention d’un plan de paiement, éventuellement avec une intervention financière du CPAS. Or, depuis la libéralisation, les relations entre clients et fournisseurs s’inscrivant dans un délai nettement plus court que par le passé, ces derniers préfèrent se débarrasser des risques de non-paiement associés à tel client plutôt que de prévenir ou à gérer leur contentieux, en adaptant au mieux les acomptes, en proposant des plans de paiement qui tiennent compte des contraintes budgétaires de leurs clients ou en aménageant les échéances de paiement des factures d’acompte.
Et c’est précisément ce que permettent les compteurs à budget. Une fois qu’ils en sont équipés, les clients ne présentent plus aucun risque de non-paiement pour les fournisseurs, exemptés de toute responsabilité sociale. De plus, le coût du système, évalué à 40 millions d’euros en 2009, est répercuté sur les tarifs de distribution. Tout comme le financement du tarif social (35 millions d’euros pour la Belgique), le financement des compteurs à budget est donc à charge de l’ensemble des consommateurs. En Wallonie, les transferts opérés entre consommateurs d’électricité et de gaz en direction des ménages à faibles revenus visent d’abord à s’assurer qu’ils ne puissent consommer de l’énergie sans la payer, et ensuite à les aider à limiter leur endettement.
Les dispositions bruxelloises tentent quant à elles d’apporter une réponse sociale aux difficultés de paiement, en imposant des contrats d’une durée minimale de trois ans. Les limiteurs de puissance n’éliminant pas les risques de non-paiement, les fournisseurs sont tenus de proposer des plans de paiement. Si le plan de paiement n’est pas respecté par le client, le fournisseur pourra alors saisir le juge de paix pour obtenir une coupure. Mais le juge pourra aussi décider de la mise en place d’un plan de paiement plus adapté aux contraintes budgétaires du ménage. Enfin, le ménage qui ne parvient pas à respecter le plan de paiement pourra, avant de passer devant le juge, obtenir le statut de client protégé, soit via une enquête sociale du CPAS soit via Brugel (équivalent bruxellois de la CWAPE) sur base de son revenu, le seuil retenu étant similaire à celui qui est défini pour ouvrir le droit au logement social. Le client sera alors transféré auprès de SIBELGA qui le fournira au tarif social. Le contrat avec le fournisseur sera suspendu jusqu’à ce que la dette soit apurée et reprendra ensuite tous ses effets. Si le client s’endette également envers SIBELGA, le juge sera également saisi et pourra prononcer la coupure.

Pour un droit à l’énergie

En ouvrant le droit au tarif social pour les ménages à faibles revenus le temps que les dettes soient apurées, les dispositions bruxelloises offrent donc une réponse sociale aux difficultés de paiement, sans exempter les fournisseurs de leurs responsabilités sociales de gérer un contentieux, mais sans leur faire porter la responsabilité de la faiblesse des revenus de trop nombreux Bruxellois. En décidant de soumettre les coupures à une décision de justice, la Région bruxelloise est parvenue à sortir la question de l’accès à l’énergie des règles du marché, pour la soumettre aux règles de la justice. Se faisant, elle offre une protection sociale similaire à celle que nous avons pu construire pour l’accès au logement. « À quels coûts? » demanderont certains. Qu’ils soient rassurés. Evaluées à 6 millions d’euros pour 2009, il s’avère en effet que les dispositions bruxelloises sont moins coûteuses que les dispositions wallonnes. Nous ne pouvons donc que souhaiter aux Wallons de se saisir de ces arguments pour conquérir des droits identiques.



1. La limite actuelle correspond à 6 ampères, le CPAS pouvant, sur base d’une enquête sociale, la faire passer à 20 ampères (ce qui s’avère utile en cas de présence de chauffage électrique) et l’accord de gouvernement prévoyant de la faire systématiquement passer à 10 ampères.
2. En Flandre, les fournisseurs peuvent rompre le contrat de fourniture pour tout client en défaut de paiement. Si le client ne trouve pas de nouveau fournisseur dans les 60 jours, il est alors transféré vers son gestionnaire de réseau.
3. Typiquement, les fusibles se déclenchent si deux résistances fonctionnent en même temps : par exemple d’un four et d’une machine à laver. S’agissant du chauffage électrique raccordé à un compteur exclusif nuit, il semble que le compteur à budget ne soit pas placé sur le compteur.
4. Y ont droit les bénéficiaires du revenu d’intégration sociale, d’allocation pour personnes handicapées, de garanties de revenus pour personnes âgées, les étrangers disposant d’un titre de séjour, auxquels la Région a ajouté les candidats réfugiés bénéficiant d’une intervention du CPAS, les ménages en situation de médiation ou de règlement collectif de dette, ou encore de guidance budgétaire assurée par un CPAS.
5. Lire, par exemple l’article de Grégoire Wallenborn, chercheur à l’IGEAT paru dans le deuxième numéro de la Revue « Écologie politique » publiée par Etopia.

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