Ces derniers mois, la problématique de l’accès à l’énergie est revenue au centre des débats de l’actualité politique et sociale à travers deux phénomènes. D’une part, en raison de l’augmentation des prix des produits énergétiques constatée ces dernières années (même si la crise économique a quelque peu ralenti ce phénomène). D’autre part, en raison de la libéralisation du marché de l’électricité et du gaz qui, en plus d’avoir engendré de nombreuses difficultés pour les ménages 1, a particulièrement pénalisé les petits consommateurs à travers un système de tarification qui les désavantage.

 

L’hiver dernier, le CPAS de Verviers a ouvert un chauffoir public pour faire face à la rudesse du climat : « Un endroit ouvert à toutes et tous avec une pensée particulière pour les petits pensionnés » mentionne l’article d’un journal local 2. Une situation révélatrice de la fracture énergétique qui existe dans notre pays : pour certains, se chauffer devient un véritable luxe. En effet, ces dernières années, que ce soit pour l’électricité, le gaz, le mazout de chauffage mais aussi le carburant, les prix de l’énergie connaissent une tendance générale à la hausse. Entre 2002 et 2008, les prix de l’énergie, en euros constants, ont augmenté de 3,9 % en moyenne annuelle. Le prix de l’électricité a augmenté de 3,4 % par an, le prix du gaz domestique de 3,9 %, l’essence de 3,8 %, le diesel de 6,3 % et le mazout de chauffage de 13,6 % ! Une envolée des prix qui a été particulièrement importante en 2008 notamment pour le gaz et l’électricité dont l’évolution du prix suit toujours celle des combustibles fossiles avec un temps de retard. Entre 2007 et 2008, pour un ménage moyen, la hausse du prix de l’électricité s’est élevée en moyenne à 24,7 % et 18,1 % pour le gaz 3. Une étude de la CREG (Commission de régulation de l’électricité et du gaz) estimait à 300 euros l’augmentation de la facture énergétique pour les ménages en 2008 4. En raison de la crise économique, les prix de l’énergie ont baissé en 2009. Mais il s’agit bien d’un phénomène provisoire avant une inévitable remontée des cours. L’augmentation des prix de l’énergie, qui concerne l’ensemble des vecteurs énergétiques, est structurelle et s’inscrit dans un double contexte global :
– la raréfaction des ressources d’énergie et l’augmentation de la demande, en particulier le pétrole, qui poussent l’ensemble des prix à la hausse ;
– la prise en compte du réchauffement climatique et de ses conséquences négatives pour l’environnement qui incite à la fois les États à promouvoir une utilisation plus rationnelle de l’énergie ainsi que la production d’énergies renouvelables qui sont plus chères à produire.
Face à cette hausse durable des prix de l’énergie, ce sont les ménages avec de faibles revenus qui sont les plus vulnérables car ils consacrent proportionnellement une part plus importante de leur budget aux dépenses de base. En 2006, selon l’Enquête sur le budget des ménages, la part des dépenses énergétiques des 25 % des ménages les plus pauvres, en pourcentage de leur revenu, était près de deux fois plus élevée que celle des plus riches pour une consommation énergétique beaucoup moins importante.
Il existe une corrélation claire entre la consommation d’énergie (gaz, électricité, mazout) et les revenus des ménages. Pour les plus faibles revenus (quartile 1) la facture énergétique s’élève à 1 376 euros, ce qui représente environ 8 % de leur budget total, contre 2 114 euros pour les ménages les plus riches, ce qui correspond à 4,4 % de leur budget total. Une étude du Service public fédéral de l’Intégration sociale 5 constate ces dernières années « un recul généralisé du pouvoir énergétique (…) particulièrement significatif en ce qui concerne les revenus les plus bas et les allocataires sociaux ». Une évolution qui se traduit par deux phénomènes principaux : une part croissante du budget des ménages consacrée aux dépenses d’énergie, en particulier pour les ménages à bas revenus dont les dépenses consacrées à l’énergie ont presque doublé depuis 1996, et des écarts qui se creusent entre les bas et les hauts revenus quant à la part du budget consacrée aux dépenses d’énergie.

Un système injuste

Ce contexte énergétique défavorable aux petits consommateurs a été accentué par l’ouverture à la concurrence du marché de l’énergie. La mise en place de ce nouveau marché libéralisé, beaucoup plus complexe que par le passé, a tout d’abord engendré une série de difficultés pour le consommateur. Des problèmes qui ne sont pas propres aux personnes défavorisées, mais dont les conséquences sont beaucoup plus graves pour elles car favorisant, dans bien des cas, l’accumulation de dettes 6. Par ailleurs, tant en Wallonie qu’à Bruxelles, la libéralisation a accentué la dégressivité des tarifs de l’électricité, c’est-à-dire que le dernier kWh consommé est moins cher que le premier. Cette situation est due principalement à l’augmentation importante du terme fixe (l’abonnement) dans le nouveau marché libéralisé, qui est passé en moyenne de moins de 20 euros dans l’ancien système régulé à plus de 80 euros aujourd’hui.
Une situation qui défavorise en particulier les petits consommateurs pour lesquels le terme fixe pèse proportionnellement plus lourd sur leur facture. À titre d’exemple, à Liège un ménage qui consomme 1 000 kWh payait son électricité 28 % plus cher que celui qui consomme 6 000 kWh. Le coût moyen unitaire passant de 0,27 à 0,20 euro le kWh. Conséquence, comme l’ont souligné plusieurs études de la CREG et de la CWaPE (régulateur wallon), aucune offre commerciale proposée sur le marché libéralisé ne s’avère plus intéressante pour cette catégorie de consommateurs que le tarif de l’ancien système régulé si celui-ci était resté d’application. Les petits consommateurs sont les grands perdants de la libéralisation du marché de l’énergie.
Le système de tarification actuel entraîne une critique à la fois sociale et environnementale. Sociale parce que les plus gros consommateurs paient proportionnellement leur électricité moins chère que les petits. Or, il existe une corrélation claire entre la consommation et le niveau de revenus. Environnemental, parce que ce type de tarification n’incite pas les économies d’énergie en raison du fait que le prix marginal du kWh diminue avec l’augmentation de la consommation. Face à ce constat, une série de mouvements sociaux et d’associations environnementales réclament l’instauration d’une tarification progressive. Celle-ci aurait deux objectifs principaux :
– rendre une première tranche de consommation la plus accessible possible pour répondre aux besoins essentiels ;
– pénaliser les surconsommations d’énergie à travers une augmentation du coût unitaire pour les consommations importantes.
Une tarification progressive qui s’imposerait particulièrement dans le cas de l’électricité pour plusieurs raisons. Elle est le seul vecteur énergétique utilisé par l’ensemble des citoyens car elle n’est pas substituable pour de nombreux usages de la vie courante. Une particularité qui assurerait l’équité de cette mesure puisque tout le monde en profiterait. Parmi les différentes énergies domestiques, elle est celle dont les dépenses varient le plus en fonction du revenu.
Pour le gaz et le mazout, la mise en place d’une tarification progressive pourrait être plus problématique car il faudrait tenir compte de la qualité énergétique du logement. En effet, les consommations en énergie servent principalement à chauffer l’habitation. Entre 70 et 80 % de l’énergie consommée par les ménages sert à chauffer le logement. Or, les ménages modestes vivent dans des logements souvent moins bien isolés tout en ne pouvant pas supporter seuls les coûts d’un logement durable (travaux d’isolation, placement de double vitrage, installation d’une chaudière basse énergie…) Mettre en place une tarification progressive pourrait donc désavantager certains d’entre eux. Face à l’augmentation des prix de l’énergie, l’enjeu principal est bien de permettre aux citoyens aux revenus les plus modestes d’avoir la possibilité de faire des économies d’énergie, notamment au niveau de leur logement dont la mauvaise qualité énergétique est un des facteurs principaux de précarité énergétique.
Bien que ce mode de tarification puisse paraître peu naturel tant nous sommes habitués pour les biens de consommation courants à payer moins cher à l’unité lorsqu’on achète en grande quantité, plusieurs régions du monde ont déjà adopté ce mode de tarification 7. C’est le cas de la Californie et de la région de Tokyo, qui proposent chacun un modèle de tarification progressive pour l’électricité. Si les mécanismes diffèrent quelque peu, les deux systèmes sont basés sur le même principe : faire payer un prix du kWh différent en fonction du volume consommé à travers différentes tranches de consommation. Face à une demande d’électricité sans cesse croissante des habitants de ces régions, l’objectif de cette mesure est de faire changer les comportements en jouant sur l’effet-prix.

En Flandre

Plus près de chez nous, la Flandre a également, depuis plusieurs années, mis sur pied un système qui tend à rendre la tarification de l’électricité plus progressive. Un système basé non pas sur des tranches de consommation, mais sur l’allocation de kWh gratuits. En effet, depuis 2003 chaque ménage en Région flamande a droit une certaine quantité d’électricité gratuite par an. Cette quantité est égale à 100 kWh par ménage, exclusivement pour son domicile légal, auxquels s’ajoutent 100 kWh par membre de la famille. Ainsi, un ménage de 4 personnes (2 parents et 2 enfants) reçoit 500 kWh gratuits par an. Une personne seule reçoit quant à elle 200 kWh par an (100 kWh pour le « ménage » et 100 en tant que membre unique de celui-ci).
Les kWh gratuits sont déduits de la facture annuelle de régularisation délivrée par le fournisseur. Mais c’est bien le gestionnaire de réseau qui est, selon le décret du 4 juillet 2003, chargé de « prendre les mesures nécessaires pour que tout client domestique raccordé au réseau reçoive gratuitement la quantité d’électricité gratuite à laquelle il a droit. » Le fournisseur est ensuite indemnisé par le gestionnaire de réseau des montants qu’il a déduits des factures de ses clients domestiques raccordés au réseau de distribution en question.
Le nombre de kWh est multiplié par le prix maximal de l’électricité au 1er janvier de l’année de réception de la facture de régularisation. Calculé annuellement par la VREG (VlaamsReguleringsinstantie voor de Electriciteit en Gasenmarkt) 8, il correspond au prix du marché moyen pondéré du kWh pour clients domestiques en Région flamande au 1er janvier de l’année pour laquelle la quantité gratuite est attribuée. En 2008, pour une famille de quatre personnes cela correspondait à une réduction annuelle d’un peu plus de 85 euros.
Ces kWh ne sont pas totalement « gratuits » puisqu’ils sont financés par les consommateurs eux-mêmes. En effet, le coût engendré par cette mesure est répercuté dans le prix de l’électricité via une surcharge sur le tarif de distribution. Ainsi, en fonction de sa consommation, un ménage bénéficiera plus ou moins, voire pas du tout, de l’avantage financier que procure l’allocation des kWh gratuits. Exemple : en 2003 un ménage de 4 personnes qui a consommé 3 500 kWh a reçu une réduction effective de 58 euros ; ce même type de ménage qui a consommé 20 000 kWh n’a retiré aucun avantage financier de cette mesure. Au contraire cette mesure a entraîné pour lui un surcoût financier de 19 euros. Il y a donc bien un effet redistributif via la consommation, un peu selon le principe du « pollueur-payeur ».
Concrètement, comme le montre le tableau ci-dessous reprenant, pour 2003, la réduction réelle obtenue par les ménages en fonction de leur taille et de leur consommation, cette mesure favorise en particulier les familles nombreuses et, dans une moindre mesure, les ménages qui consomment peu d’électricité. Les personnes isolées profitent très peu de cette mesure. Les plus gros consommateurs, notamment ceux qui se chauffent à l’électricité, sont par contre clairement pénalisés.
Défendue par le gouvernement flamand comme étant à la fois une mesure sociale et environnementale, celle-ci ne fait pourtant pas l’unanimité au nord du pays. Une des principales critiques à son égard est le fait qu’il n’est pas certain que tous les consommateurs reçoivent les kWh gratuits auxquels ils ont droit. Environ 25 % des ménages sont concernés. En cause, la lourdeur bureaucratique de la mesure, du fait notamment de l’attribution en fonction de la taille du ménage qui nécessite une vérification administrative auprès du registre national, source d’erreurs. Deux autres problèmes mis en avant concernent les déménagements et les changements de fournisseur. Or, si ces ménages ne profitent pas du système, ils contribuent à son financement. Parmi cette proportion, la question est de savoir si on ne retrouve pas plus de personnes en situation de précarité qui ont parfois plus de difficultés à faire valoir leurs droits.
Pour l’association Samenlenvingsopbouw Antwerpen, qui travaille sur l’enjeu de la précarité énergétique, cette politique n’a pas d’effet social spécifique : la quantité de kWh accordée est trop faible pour répondre aux besoins de base. Elle avantage aussi trop fortement les familles nombreuses. Or, selon cette association, les personnes en situation de pauvreté vivent le plus souvent dans des ménages de petite taille. Se pose ici la question des déterminants de la consommation d’électricité. Si la taille des ménages a certainement une influence sur celle-ci, faut-il en surestimer l’impact ? Une étude de la Commission européenne 9 rappelle que l’augmentation croissante d’électricité au sein des pays de l’UE est due à une multiplicité de facteurs. Parmi lesquels : l’usage généralisé d’appareils comme le lave-vaisselle, le sèche-linge, l’ordinateur personnel, mais aussi le fait de détenir certains appareils comme les téléviseurs et les réfrigérateurs/congélateurs en double voire en triple exemplaire. Une étude du CRIOC va dans le même sens 10 et indique, par ailleurs, que « le niveau de revenus du ménage influence à la hausse le taux de possession et l’utilisation des appareils électriques. »
Si cette mesure ne constitue pas une assurance pour le droit à l’énergie, on notera que l’association s’est néanmoins positionnée pour le maintien de cette mesure lorsque cette question a été mise à l’ordre du jour de la commission Energiearmoede au parlement flamand en 2007. Pour le collectif, même si le montant attribué est faible, il s’agit d’un acquis social qui ne peut être supprimé sans être remplacé immédiatement par une autre mesure.
D’autres critiques concernent l’efficience environnementale de la mesure. Pour certains, accorder des kWh gratuits alors qu’il est plus que jamais nécessaire de réduire notre consommation énergétique est un mauvais signal. D’autant que, selon une étude menée en Flandre, une minorité seulement des personnes interrogées connaissent la manière dont cette politique est financée ; la très grande majorité indique par ailleurs que cette mesure n’a pas d’influence sur leur consommation d’électricité.

Et en Wallonie ?

Dans le cadre d’un travail de fin d’études, nous avons proposé un système de tarification alternatif basé sur l’allocation de 500 kWh gratuits à tous les ménages en Région wallonne. Par rapport au modèle en Flandre, celui-ci a l’avantage d’augmenter le paquet de base et de rendre son application beaucoup plus simple en ne tenant pas compte de la taille des ménages dans l’attribution des kWh gratuits.
Si elle est appliquée, une telle mesure permettrait de rendre la tarification plus avantageuse pour les petits consommateurs et constituerait un avantage financier pour eux dans un contexte d’augmentation des prix de l’énergie : une centaine d’euros selon nos calculs. À l’inverse, elle pénaliserait clairement les plus gros consommateurs et s’inscrirait, de la sorte, dans une politique d’utilisation rationnelle de l’énergie. Enfin, par son mode de financement, cette mesure serait neutre pour le budget régional, ce qui n’est pas négligeable dans le contexte actuel.
Une mesure qui a évidemment une portée limitée et qui, dans le contexte d’une augmentation durable des prix des produits énergétiques, ne serait pas suffisante pour garantir l’accès à l’énergie pour tous. Dans ce domaine, l’enjeu principal reste bien de permettre, aussi, aux ménages à revenus modestes de réduire leur consommation d’énergie, tant pour une question de pouvoir d’achat que pour permettre à chacun de participer aux indispensables réductions des émissions de CO2. Plus que jamais, les questions sociales et environnementales sont étroitement liées.


(*) MOC Liège-Huy-Waremme
L’auteur s’exprime ici à titre personnel.



1 Lire à ce sujet le rapport 2007 du Service de Lutte contre la Pauvreté, la Précarité et l’Exclusion sociale.
2 Le Jour, « Verviers, un chauffoir public face à l’hiver rude », 12 février 2009.
3 Le marché de l’énergie en 2007, Service public fédéral Économie, PME, Classes moyennes et Énergie.
4 http://www.creg.info/pdf/Presse/2008/compress18012008fr.pdf.
5 Dumortier C., et al. « Étude comparative des politiques sociales en matière d’énergie » (pour le compte du Service public fédéral de l’Intégration Sociale), ULB (CEESE) et KUL (HIVA), août 2006.
6 Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale « Lutter contre la pauvreté : évolutions et perspectives. Une contribution au débat et à l’action politiques », Rapport 2007.
7 http://energie.sia-conseil.com/20090904-des-tarifs-progressifs-pour-lelectricite/
8 11 avril 2008. Arrêté du gouvernement flamand modifiant l’arrêté du gouvernement flamand du 14 novembre 2003 fixant les règles détaillées en vue de l’attribution et des décomptes d’électricité gratuite au profit des clients domestiques.
9 http://ies.jrc.ec.europa.eu/
10 http://www.oivo-crioc.org/files/fr/4138fr.pdf.

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