Vingt ans après le Sommet de la Terre, les dirigeants du monde entier ont à nouveau convergé vers la «Ville merveilleuse» du 20 au 22 juin derniers. Avec au menu le renouvellement des engagements internationaux pour le développement durable. Hélas, à la sortie du Sommet Rio+20, tous les acteurs sont restés sur leur faim… Un résultat symptomatique de la paralysie actuelle des institutions internationales.
Le Sommet de la Terre, organisé en 1992 à Rio de Janeiro, fut sans aucun doute l’un des points d’orgue de la « décennie multilatérale » qui a suivi la chute du Mur de Berlin, en 1989. Quelques mois après la fin définitive de l’URSS et, par conséquent, de la Guerre froide, l’heure était à l’enthousiasme planétaire. La Communauté internationale était enfin prête à profiter des « dividendes de la paix » en affrontant ce qui commençait à apparaître comme l’un des plus grands défis auxquels l’Humanité ait été confrontée : réconcilier l’environnement et le développement, en éradiquant enfin la pauvreté tout en ramenant l’impact anthropique à l’intérieur des limites de la planète. De cette conférence devaient sortir une série de principes qui marquent l’action internationale depuis vingt ans, ainsi que trois grandes conventions, dont la plus connue est la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, dont on n’a pas fini de parler.
Dix ans plus tard, le Sommet de Johannesburg fut organisé dans un contexte bien différent : l’arrivée au pouvoir des néoconservateurs américains, suivie par les attentats du 11 septembre 2001, avait sensiblement refroidi l’ambiance multilatérale qui avait présidé aux années 1990 et culminé en 2000 avec l’adoption des Objectifs du millénaire pour le développement. À Joburg, on entendait les bruits de bottes qui amèneraient quelques mois plus tard à l’invasion de l’Irak par les États-Unis d’Amérique et une partie de leurs alliés. Néanmoins, on parvint à ce sommet à la mise en place d’un « Plan de mise en œuvre » qui fit un peu avancer les engagements internationaux.
Dix ans de plus et nous voilà de retour à Rio de Janeiro… dans un contexte encore différent. Quatre ans après l’éclatement de la crise financière, alors que l’Europe se débat avec la crise de sa monnaie et de ses finances publiques, l’heure n’est plus au multilatéralisme. Les sommets de Cancún (2003, commerce) et Copenhague (2009, climat), entre autres, ont montré les difficultés croissantes à parvenir à des accords internationaux ambitieux et contraignants. Comme le souligne Dries Lesage, Professeur à l’Université de Gand, il y a désormais deux fractures concernant le développement durable. Il y a bien sûr la traditionnelle fracture entre le Nord et le Sud ; le dernier accusant à raison le premier d’être responsable des dégâts actuels et l’appelant à prendre en charge la majorité des efforts de réparation (c’est le principe de responsabilité commune, mais différenciée, reconnu à Rio en 1992). Mais à celle-ci vient s’ajouter une fracture croissante entre, d’une part, l’Union européenne et l’Afrique, qui défendent le renforcement des mécanismes de coordination et de contrainte au niveau international et, d’autre part, les États-Unis et les principaux pays émergents, très jaloux de leur souveraineté nationale et peu enclins à prendre des engagements légalement contraignants.
Mais quel était donc l’enjeu de ce nouveau Sommet de la Terre ? À l’heure de la multiplication des crises, on aurait légitimement pu en attendre un véritable moment de refondation de notre modèle de société. La prise de conscience croissante de l’atteinte des limites de notre planète ainsi que l’explosion des inégalités à la suite des politiques néolibérales des trente dernières années amènent en effet progressivement, mais bien trop progressivement, nos élites dirigeantes à envisager l’éventualité d’un autre modèle afin d’éviter le mur qui se présente devant nous. Malheureusement, il fut assez rapidement évident que Rio+20 n’aurait pas cette ambition. On pouvait néanmoins en attendre quelques déclarations concrètes, voire des engagements qui fassent un minimum avancer le processus du développement durable.
Dès le lancement du processus préparatoire, en 2010, deux chapitres principaux furent annoncés pour la conférence. Le premier s’intitulait « l’économie verte dans le contexte du développement durable et de l’éradication de la pauvreté » ; le second avait trait au cadre institutionnel pour le développement durable.
C’est dans le premier chapitre, fortement poussé par la Commission européenne et certains États membres, que l’on pouvait identifier les principaux dangers. Car si Johannesburg avait mis en évidence l’interdépendance entre les piliers économique, social et environnemental, la nouvelle conférence menaçait, elle, de créer un déséquilibre. En effet, le concept d’économie verte fait référence au fait de réconcilier économie et environnement, ce qui est absolument nécessaire, mais laisse de côté la question sociale. L’éradication de la pauvreté ne serait-elle qu’un élément de contexte dans le cadre d’une économie verte au service des lobbies les plus puissants ? Là résidait l’un des principaux dangers de ce Rio+20 que d’aucuns avaient déjà rebaptisé « Sommet de l’accaparement de la Terre ». Un enjeu symbolique, mais qui pourrait avoir des conséquences énormes pour la mise en œuvre de la transition écologique, notamment chez nous. La « transition juste », comme l’ont appelée les syndicats, consiste à assurer le respect de la justice sociale dans les transformations inéluctables de notre société : créer des emplois durables, accompagner les travailleurs dans les secteurs menacés, mais aussi, par exemple, isoler les logements sociaux avec les moyens publics plutôt que d’offrir des réductions d’impôts aux plus riches…
Le second chapitre de discussions à Rio+20 représentait peut-être quant à lui le principal espoir d’avancée pour le développement durable : à plusieurs moments de la négociation, on a en effet clairement évoqué la création d’un véritable Conseil du développement durable au sein de l’architecture des Nations Unies, doté de réels pouvoirs et d’une position renforcée. De même, certains États, dont la France, défendaient corps et âme la constitution d’une Organisation mondiale de l’environnement. C’était sans compter la position intransigeante des Américains et de leurs alliés émergents sur le sujet : pour eux, il était hors de question de renforcer les mécanismes multilatéraux, synonymes de contraintes et de surveillance accrue envers les États.
Sur base de ces deux chapitres, que dire de la suite du processus de préparation, sinon qu’elle fut chaotique ? Dans le courant de l’année 2011, de très nombreux acteurs avaient été invités à faire part de leurs contributions, entre autres via des ateliers participatifs et l’ouverture d’un site Internet. De tous ces apports découla en janvier 2012 la sortie d’un premier texte, intitulé « The Future We Want » (L’avenir que nous voulons). Celui-ci, s’il ne correspondait pas aux attentes des très nombreux acteurs de la société civile mobilisés autour de la préparation du sommet, présentait néanmoins une série d’avancées intéressantes comme base à la discussion. Hélas, dans les mois qui suivirent, les rencontres préparatoires se succédèrent et l’on vit toutes les avancées réduites peu à peu à néant. À un mois de la conférence, moins de 20 % du texte faisait l’objet d’un consensus entre les négociateurs. Chaque État y défendait ses quelques priorités, tout en refusant de céder du terrain sur celles de ses partenaires. Au point de faire sortir, le 22 mai dernier, le Secrétaire général des Nations-Unies de son silence. Ban Ki-Moon alerta ainsi les négociateurs : « Nous ne pouvons laisser un examen microscopique du texte nous aveugler de la grande trame. L’état actuel des négociations nous envoie un mauvais signal
1 .» Le lendemain, il réitérait l’avertissement de façon plus diplomatique, dans un communiqué officiel.
Cet avertissement ne devait pas suffire et, lors de la dernière session officielle de préparation, qui se déroula du 13 au 15 juin à Rio, on vit peu d’avancées. C’est alors que la direction des opérations fut confiée aux organisateurs brésiliens. Ceux-ci, bien décidés à éviter la réédition de l’échec de Copenhague en 2009, firent alors le choix du quitte ou double. Cinq jours avant l’ouverture du sommet officiel, ils décidèrent en effet d’une manœuvre osée et qui n’a pas fini de susciter les commentaires et analyses. Dès le vendredi 15 en soirée, ils annoncèrent à tous les négociateurs que, selon eux, le texte a minima qui se trouvait à ce moment-là sur la table devait être considéré comme l’ébauche du texte final. De ce texte seraient retirées toutes les mentions qui ne faisaient pas consensus, à charge pour les Etats qui défendaient l’une ou l’autre de ces mentions de tenter de ramener le consensus sur leurs priorités. Autant dire que dès ce moment, il suffisait à un seul des États de s’opposer à l’une ou l’autre mesure qui blesserait ses intérêts pour la voir disparaître. Ce qu’on fit, allégrement.
Résultat : dans la nuit du 18 au 19, le ministre brésilien des Affaires étrangères proclama la fin des débats et annonça la sortie d’un texte final dans les heures qui suivraient. À 7h du matin, le texte était diffusé, à 11h une séance plénière ubuesque entérinait un texte que seuls certains négociateurs avaient pu lire à la sauvette. Les négociations étaient donc définitivement clôturées avant même l’ouverture du sommet ! Il y avait une déclaration finale, qui, si faible soit-elle, avait le mérite d’exister. On avait donc sauvé la face, au prix de ce que le ministre Jean-Marc Nollet, l’un des représentants belges à Rio, devait appeler quelques « dribbles brésiliens ».
Les trois jours qui suivirent ne furent alors qu’un immense spectacle où les chefs d’États et, bien plus souvent, les ministres qu’ils avaient envoyés les représenter de peur d’associer leur image à l’échec, se succédèrent à la tribune pour se féliciter ou, au contraire, appeler leurs partenaires à l’action. Au Sommet des peuples, organisé par les ONG et les mouvements sociaux au centre de la ville, on ironisait sur les grands de ce monde qui traversaient le ciel en hélicoptère pour éviter les embouteillages, mais aussi, peut-être, d’être confrontés de près aux problèmes sociaux et environnementaux, si visibles dans les mégalopoles du Sud…
Retour en arrière
Alors, que retenir de ce texte light, pourtant officiellement approuvé par les décideurs du monde entier ? Beaucoup de déclarations d’intentions, mais rien de bien neuf. Nos dirigeants « réaffirment » toute une série de principes déjà acquis, « encouragent », « appellent à l’action ». Aussi incroyable que cela puisse paraître, les États, réunis à Rio en ce mois de juin 2012, en ont profité pour… appeler les États à l’action ! Pire, une série d’avancées, qui semblaient encore pouvoir être acquises à quelques jours de la Conférence, ont été balayées dans les dernières heures de négociations : fi d’un véritable Conseil du développement durable, même si un « Forum de Haut Niveau » devrait voir le jour, dont le mandat est encore à définir ; fi d’une Organisation mondiale de l’environnement, on se contentera de l’annonce d’un renforcement du très faible Programme des Nations Unies pour l’environnement ; fi d’une suppression progressive des subsides aux énergies fossiles, dont on sait pourtant tout le tort qu’elles font au climat, à l’environnement et à la santé. Quant aux « objectifs de développement durable », appelés à compléter ou remplacer les Objectifs du millénaire qui arrivent à échéance dans trois ans, le débat à leur sujet a été reporté, faute d’accord sur leur teneur. La communauté internationale a même avalisé ce 22 juin un texte qui affaiblit des engagements pourtant pris antérieurement en matière d’alimentation, de garantie des droits reproductifs. Elle a été jusqu’à supprimer, à la dernière minute, la référence à la liberté d’association, l’un des droits humains les plus fondamentaux !
Au sortir de la conférence, il n’y avait que la Présidente du Brésil, Dilma Rousseff, pour parler de succès. Le chef de file de la délégation belge, le ministre fédéral Paul Magnette, avait, lui, des mots plus durs : « Je ne vais pas cacher que nous sommes déçus. Belges et Européens avaient de grandes ambitions. Nous espérions que le vent frais d’il y a vingt ans allait se maintenir et, qu’ensemble, nous pourrions prendre des engagements forts, clairs et précis. Concédons que nous en sommes loin
2. » Le Sommet officiel de Rio+20 restera donc comme une occasion manquée d’engager un agenda concret de transition juste vers une société durable. Jusqu’au bout, la société civile s’est pourtant battue, tentant de dialoguer avec le politique pour empêcher que les ambitions soient réduites à peau de chagrin. Rien n’y a fait.
Mais si l’heure est à une légitime déception à la lecture du texte qui ressort de ce sommet tant attendu, elle n’est pas au désespoir. Car à Rio, des dizaines de milliers de gens se sont aussi réunis, à l’occasion du Sommet des peuples, pour partager leurs expériences concrètes de mise en place de solutions durables. Ces mêmes personnes, issues des mouvements sociaux du monde entier, ont aussi énoncé, dans une déclaration finale, les axes principaux de leurs revendications vis-à-vis des décideurs de la planète.
Certes, émettre des revendications communes ne suffit pas, il faut agir ensemble, du niveau local au niveau mondial. En effet, face aux échecs répétés du politique à prendre les mesures qui s’imposent, la tentation est grande de se replier sur un agir exclusivement communautaire, voire individuel. En effet, partout autour de nous, des initiatives sont prises par des citoyens pour adapter leurs modes de vie aux nécessités du XXIe siècle. Comme le souligne Véronique Rigot, chargée de recherche au CNCD-11.11.11, dans une étude parue à la veille de la Conférence : « Une multitude d’initiatives concrètes ont émergé ces dernières années pour que l’alternative prenne forme au niveau local
3. » L’auteure met en évidence les groupes d’achats solidaires, la mise en place de filières alimentaires courtes, la revalorisation de la mobilité douce ou encore la réémergence de banques alternatives. Au niveau local et citoyen, la transition est déjà en marche.
Mais comme le montre très bien l’histoire des mouvements sociaux, la multiplication des initiatives alternatives locales, si elle est un élément absolument nécessaire au changement, n’en est cependant pas la seule et unique condition. En effet, on ne peut concevoir un véritable basculement de notre modèle de société en éludant la question du politique. Lui seul peut nous permettre de relever les trois grands défis de la durabilité : construire un modèle économique stable au service du bien-être ; assurer la solidarité sociale et au niveau international ; revenir dans les limites de notre planète. Or, le Sommet de Rio nous a montré que la balance politique ne penchait pas encore du côté de cette transition. Dans ce monde en crises où de nombreux citoyens sont avant tout préoccupés par le fait de garder leur emploi ou, dans certaines régions du monde, par le simple fait de se nourrir, difficile pour le pouvoir politique de faire émerger une vision de long terme. Force est pourtant de constater que le bien-être à long terme de l’Humanité ne pourra pas être assuré si l’on ne répond pas aux défis planétaires auxquels nous faisons face. Force est aussi de constater que ces réponses doivent se traduire en décisions politiques. C’est à ce niveau que se situe sans doute le principal défi des années à venir pour les mouvements sociaux à la recherche d’une alternative : au-delà de ce qui peut les diviser dans leur histoire, leur identité, leur vision du monde, il faut maintenant créer des alliances permettant de bâtir un rapport de force suffisamment solide face aux tenants du statu quo.
Après l’échec de Rio+20, se contenter de dénoncer l’inaction de la classe politique serait le pire des écueils. À chacun d’entre nous de prendre ses responsabilités pour engendrer le changement. En se posant la question de l’impact de son mode de vie, de ses actions quotidiennes, sur les conditions de subsistance des habitants actuels et futurs de la planète. En construisant de nouveaux réseaux communautaires d’action, tels qu’ils se multiplient autour de nous. Mais aussi en rendant nos élus redevables des actions qu’ils posent à tous niveaux au regard de trois impératifs : la justice sociale, la solidarité internationale et le respect des droits des générations futures. Le désespoir n’a jamais rien fait avancer. Gardons l’espoir, agissons d’urgence et continuons à croire que le « futur que nous voulons » est possible.
(*) CNCD - 11.11.11.
1. Selon un article sur le site http://www.eenews.net, retiré depuis lors.
2. http://www.lesoir.be/actualite/monde/2012-06-22/rio-20-la-belgique-est-decue-922759.php
3. Rigot, Véronique. « Rio+20 : L’abîme ou la métamorphose ? » coll. Point Sud, n°6, mai 2012. http://www.cncd.be/Rio-20-L-abime-ou-la-metamorphose.