Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, des craintes d’ordres très différents ont émergé dans les pays occidentaux. D’une part, au premier degré, la crainte des attentats aveugles et des morts civils ; d’autre part, au second degré, la crainte que la lutte contre le terrorisme ne justifie des mesures législatives et des pratiques attentatoires aux droits et libertés fondamentaux. Cinq ans plus tard, il est difficile de nier le constat que, sur le territoire belge du moins, la première de ces craintes ne s’est – heureusement – pas matérialisée (1). Quant à la seconde, des cas récents nous forcent à nous poser la question du prix en liberté que nous sommes prêts à payer au nom de la sécurité.

 

Depuis 2003, une série de lois explicitement antiterroristes ont vu le jour en Belgique, non sans difficulté conceptuelle. L’appréhension légale du terrorisme plonge en effet le législateur dans une double contrainte. D’une part, il s’agit de dénier au phénomène toute dimension politique, tout en le distinguant, d’autre part, du grand banditisme. Ce n’est pas pour rien que la plupart des pays européens ne se sont dotés que très tardivement d’une définition juridique du terrorisme. À la fin 2001, le terme apparaissait dans la législation de seulement sept membres de l’Union européenne : France, Allemagne, Italie, Portugal, Espagne, Grèce et Royaume-Uni (2). Mais depuis lors, et suite à une décision-cadre du Conseil de l’Union européenne de juin 2002, c’est l’ensemble des pays de l’Union qui a introduit ce concept problématique dans sa législation. L’article 3 de la décision-cadre définit les infractions terroristes comme étant, entre autres, « celles visant à porter gravement atteinte ou à détruire les structures politiques, économiques ou sociales d’un pays » et de citer « la perturbation ou l’interruption de l’approvisionnement en eau, en électricité ou toute autre ressource fondamentale ». Pour certains, notamment des syndicalistes, c’est ici le droit de grève qui est menacé (3). Ce qui fait dire aux défenseurs des libertés civiles que les pires conséquences du terrorisme ne sont peut-être pas tant les dégâts qu’il provoque que la peur qu’il inspire et les mesures d’exception que sa crainte justifie. Mais quelles sont exactement ces lois antiterroristes en Belgique ?
On peut en citer cinq principales : la loi relative aux infractions terroristes, les deux lois relatives aux méthodes particulières d’enquête, ainsi que deux lois concernant le screening, qui visent à « donner une base légale plus explicite et plus complète aux vérifications de sécurité opérées par les services de renseignement et de police et d’instaurer un recours juridictionnel effectif à l’encontre de ces vérifications de sécurité. » On peut y ajouter une sixième, actuellement en préparation, concernant les méthodes d’enquête des services secrets. Si, à l’exception de la première, ces lois ne s’inscrivent pas exclusivement dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, celle-ci en constitue néanmoins la justification et le mode de légitimation le plus efficace.

Difficile définition

Transposition adoptée sans débat de fond d’une décision-cadre du Conseil de l’Union européenne, la loi belge relative aux infractions terroristes est fondamentale en ce qu’elle introduit dans le Code pénal les concepts de groupe terroriste et d’infraction terroriste, qui entraînent une importante augmentation des peines. La loi s’attelle donc, au moins en creux, à la définition du terrorisme lui-même. S’appuyant sur celle retenue par le Conseil de l’Union européenne, le droit belge qualifie ainsi une infraction de terroriste lorsqu’elle peut « de par sa nature ou son contexte, porter gravement atteinte à un pays ou à une organisation internationale et est commise intentionnellement dans le but d’intimider gravement une population ou de contraindre indûment des pouvoirs publics ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte, ou de gravement déstabiliser ou détruire les structures fondamentales politiques, constitutionnelles, économiques ou sociales d’un pays ou d’une organisation internationale. » On remarquera l’usage d’adverbes (« gravement ») et d’adjectifs (« fondamentales ») pour le moins flous, et à ce titre porteurs d’insécurité juridique. Ils laissent donc une place fort importante à la subjectivité du juge alors même que les conséquences d’une qualification terroriste sont extrêmement dommageables pour le prévenu. Une même infraction se verra en effet beaucoup plus lourdement sanctionnée si elle est liée à une affaire de terrorisme : une situation discriminatoire d’autant plus troublante que la qualification de « terroriste » demeure ouverte et mal balisée.
En Belgique, cette loi a connu jusqu’à présent deux applications : le procès du GICM (Groupe islamique combattant marocain) et celui du DHKP/C menant à la condamnation controversée de Bahar Kimyongür.

La fin et les moyens

Les méthodes particulières de recherche désignent, elles, des techniques d’enquête qui dérogent au droit commun de la procédure pénale en ce qu’elles sont particulièrement discrètes et/ou utilisent la ruse. On les regroupe en général en quatre catégories : l’observation, l’infiltration, le recours aux informateurs et l’analyse criminelle. Ces techniques ont été encadrées pour la première fois dans une loi de janvier 2003 – alors que jusque-là, leur utilisation n’était réglée que par des circulaires ministérielles. Cette première loi a fait l’objet d’un recours en annulation de la part de trois associations (Ligue des droits de l’Homme, Liga voor Mensenrechten et Syndicat des avocats pour la démocratie) qui contestaient notamment l’extension des pouvoirs du procureur de Roi (qui ne mène l’enquête qu’à charge, alors que le juge d’instruction la mène à charge et à décharge) et la constitution d’un « dossier confidentiel » auquel seul le procureur a accès. Dans la mesure où le prévenu n’y a pas accès, il lui est impossible de s’en défendre et son existence même – qui vise notamment à assurer la sécurité des personnes intervenues dans l’enquête – viole le droit à un procès équitable et le principe de l’égalité des armes. Le recours introduit par les associations, a été couronné de succès puisque la Cour d’arbitrage a annulé partiellement la loi, particulièrement les dispositions relatives au « dossier confidentiel » jugé insuffisamment contrôlé par une autorité impartiale. Elle a également rétabli un meilleur équilibre entre les pouvoirs respectifs du procureur et du juge d’instruction. À la suite de cette annulation partielle par la Cour d’arbitrage, une loi réparatrice a été présentée par la ministre de la Justice en décembre 2005
Lors d’un vote justifié par une urgence artificiellement créée, Laurette Onkelinx, avait demandé aux députés de voter le texte de la loi réparatrice en l’état, tout en promettant d’en restreindre le champ d’application à une liste d’infractions plus courte que celles actuellement prévues. Un an plus tard, cette restriction n’est toujours pas intervenue. Il est pourtant indispensable de rappeler que si c’est la crainte d’actes terroristes qui sous-tend le vote de telles lois, leur champ d’application dépasse largement ceux-ci. C’est même très majoritairement à des infractions qui n’en relèvent pas que les « méthodes particulières » sont appliquées. C’est pour cette raison notamment que les trois associations mentionnées ont décidé d’introduire un nouveau recours en annulation devant la Cour d’arbitrage, rejointes cette fois-ci par les ordres des barreaux francophone et néerlandophone. On se souviendra à cet égard que dans une interview consacrée au bilan ministériel de son épouse, ministre de la Justice, l’avocat et constitutionnaliste Marc Uyttendaele, s’était démarqué du versant qu’il jugeait trop sécuritaire de celui-ci (4). À l’heure actuelle, le recours est toujours pendant.

Screening

L’accès à certaines professions ou fonctions ou à certains lieux « sensibles » est limité à certaines personnes : celles qui ont fait l’objet d’un screening ou « enquête de sécurité ». Les services de sécurité, de renseignement et de police procèdent à des enquêtes qui demeurent secrètes. Si la mise en loi de ce principe peut se justifier, il est en revanche dangereux de laisser ouverte la liste des fonctions et lieux sensibles, comme le font les deux lois adoptées le 3 mai 2005. On ouvre ainsi la porte à une extension non contrôlée du fichage, toujours au nom de la lutte contre le terrorisme (5).
Malgré ces effets pervers, les réactions à ces nouvelles lois sont souvent ambiguës dans la mesure où bon nombre d’entre elles (méthodes particulières, screening, etc.) ont eu au moins un effet positif : inscrire dans la loi – c’est-à-dire également réguler – des pratiques ayant cours auparavant sans guère plus d’encadrement que des circulaires ministérielles. Elles permettent dans une certaine mesure de sortir d’une situation d’arbitraire qui caractérise d’autres matières : c’est ainsi qu’en matière de régime cellulaire spécial, l’absence de base légale empêche tout recours au Conseil d’État. Mais, si d’un côté, le citoyen ne peut que se féliciter d’une sortie de l’arbitraire ministériel, il ne peut, de l’autre, que déplorer une « mise en loi » qui soit aussi extensive.
Ces circonstances ont amené une série d’associations à créer, dans le sillage de la Ligue des droits de l’Homme, un Comité de vigilance en matière de lutte contre le terrorisme, intitulé parodiquement Comité T – sur le modèle des beaucoup plus officiels Comités P et R, respectivement consacrés au contrôle du travail de la police et des services de renseignements. D’après le Comité T, les lois antiterroristes dérogent à plusieurs principes fondamentaux : les droits de la défense, le droit à un procès équitable, l’interdiction des juridictions d’exception, l’interdiction des procédures et dossiers secrets, l’accès à toutes les pièces du dossier pour toutes les parties, la stricte légalité des preuves (ce qui implique le rejet de toute preuve obtenue de manière illégale, en ce compris les preuves obtenues dans des États pratiquant la torture, la territorialité des infractions, la non-responsabilité pour autrui, l’interdiction de la provocation, le respect de la vie privée, le respect de la dignité des personnes condamnées, le refus de la criminalisation des mouvements sociaux…).
À situation exceptionnelle, mesure exceptionnelle, justifiera-t-on. Sauf que, comme le relève Manuel Lambert, conseiller juridique à la Ligue des droits de l’Homme, en matière pénale et sécuritaire comme ailleurs, l’innovation se fait souvent par la marge et que l’exception d’hier peut devenir la norme du lendemain. Or, précisément, de l’amont à l’aval, c’est tout le traitement juridique du terrorisme qui est marqué du sceau de l’exceptionnalité : exceptionnalité dans le mode de recueil des preuves en amont, exceptionnalité dans le régime carcéral appliqué en aval. Le tout marqué par une prévalence de l’exécutif sur le législatif ou le judiciaire.
Par ailleurs, sur le fond, la Charte du Comité T s’inquiète de l’usage croissant du concept de terrorisme et de ses effets sur le débat public : « en qualifiant ou en disqualifiant certains acteurs sociaux sur la base de leur jugement propre, [les services de renseignements] permettent à ces derniers d’y participer ou non. Ils apparaissent ainsi comme constituants de l’ordre politique et leurs modes de perception et d’appréciation interviennent lourdement dans sa définition et son fonctionnement ». Ces craintes ne valent pas uniquement chez nous. Comment traiter des organisations hybrides telles que le Hamas palestinien ou le Hezbollah libanais qui recourent incontestablement à des actions terroristes, comme des attentas contre les civils, mais bénéficient conjointement d’un ancrage véritable dans leurs sociétés respectives en raison du fait qu’ils constituent également des mouvements de résistance à des velléités d’invasion ou à des invasions effectives ? Il est à craindre que l’étiquette de « terroriste » et la diabolisation qui l’accompagne ne retardent ou n’empêchent leur mue politique en favorisant leurs franges les plus dures et les plus militarisées. Dans cette mesure, il est à craindre que la « réduction terroriste » n’aboutisse à des effets exactement contraires à ceux recherchés, et qu’elle ne contribue à un accroissement des tensions et à une escalade des violences. Sans compter qu’en rognant insidieusement les libertés civiles et politiques, les lois antiterroristes ne finissent par gommer l’argument principal des démocraties face à leurs ennemis : la supériorité morale que leur confère l’existence d’un État de droit.

Edgar Szoc


1. Pour le reste du monde, les statistiques du département d’État américain montrent même une régression du nombre d’attentats et de victimes du terrorisme depuis les années 2000 – le pic étant situé entre 1984 et 1988. Voir Gérard Chaliand et Arnaud Blin (ss. la dir.), Histoire du terrorisme de l’Antiquité à Al Qaida, Bayard, 2006, p. 657.
2. Raphaël Mathieu, La défense européenne contre le terrorisme, Courrier hebdomadaire du Crisp, n° 1886, 2005.
3. Ibidem.
4. Le Soir, 13/11/2006.
5. Une analyse plus complète des différentes lois « anti-terroristes » est disponible dans La chronique de la Ligue des droits de l’Homme, nº 118, novembre-décembre 2006, téléchargeable sur www.liguedh.be/medias/618_118_DEF.pdf

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