Le 28 janvier dernier, à l’occasion du 35e anniversaire de l’Association syndicale des magistrats (ASM) s’est tenu un colloque intitulé « La prison : droit dans le mur ? ». Cette journée de réflexion a permis d’entendre des chercheurs, universitaires et magistrats belges et français. L’ambition du colloque n’était pas de proposer un mode d’emploi sur la réforme pénitentiaire que la Belgique vient d’initier, mais d’analyser le sens et l’usage de la prison aujourd’hui, au vu de ce qui s’y passe au quotidien et de certains mécanismes qui en influencent le cours (inflation carcérale, surpopulation, jugements, économie). Avec comme question finale : réforme ou abolition ?
«Si l’on s’interroge sur la surpopulation ou le malaise dans les prisons, il n’existe pas de réflexion globale sur le sens global de la prison, ou plutôt l’absence de sens de la prison », c’est sur ce premier constat que Jean-Marie Quairiat, juge au Tribunal du travail de Mons et président de l’ASM, a ouvert la journée. Un constat partagé par Jacqueline Devreux, Première substitute du procureur du Roi à Bruxelles, qui a plaidé pour une justice « plus négociée, réparatrice et plus humaine. » « L’encombrement des prisons et celui des tribunaux ont incité à dégager des solutions alternatives aux poursuites pénales pour “sanctionner” l’auteur d’une infraction : la transaction, la médiation pénale qui comprend la médiation entre parties, le travail d’intérêt général, la formation et la thérapie. Il reste à faire évoluer les mentalités, et notamment celles des magistrats du parquet, pour n’envisager l’enfermement que par nécessité », insiste Mme Devreux. « Il n’empêche, il est des cas où le recours à une sanction alternative n’est pas envisageable. Mais le chemin pénal d’un dossier est souvent trop long : plus le temps s’écoule plus la peine devient difficile à déterminer et moins grande sont les chances qu’elle soit comprise par l’auteur », précise la première substitute.
Autre regret : le désordre qui prévaut en matière d’exécution des peines : « de quelle crédibilité dispose-t-on vis-à-vis d’un auteur à qui une peine est infligée, s’il sait que sa peine, si sévère soit-elle, ne sera pas, ou si peu exécutée ?, interroge Jacqueline Devreux. Comment assurer la cohérence en prescrivant une formation (dont l’investissement personnel n’est pas négligeable), alors que l’on sait que, si elle n’est pas respectée, mal exécutée, les poursuites qui s’ensuivront mèneront, en définitive, à une peine à l’exécution édulcorée. Que l’on me comprenne bien, il ne s’agit pas ici de faire l’apologie des peines incompressibles qui font les dégâts que l’on connaît. Tout juste est-il besoin d’adopter une démarche cohérente vis-à-vis de l’auteur d’un fait infractionnel, une gradation dans la sanction en fonction de son comportement, une logique qui permette à l’auteur de se situer, de trouver un sens à la sanction,… et d’espérer. L’incertitude est ici facteur d’insécurité. »
Cohérence - incohérence
Damien Vandermeersch, récemment nommé avocat général à la Cour de cassation, a longtemps pratiqué la justice sur le terrain, comme juge d’instruction à Bruxelles. En tant que praticien, Damien Vandermeersch se dit frappé par le décalage important existant entre les différentes réalités auxquelles la justice est confrontée :
• « la réalité politique est fort éloignée des réalités complexes de terrain (à titre d’exemple, des politiques en termes de tolérance zéro laissent peu de place aux alternatives et tiennent peu compte de la diversité et de la complexité des situations) ;
• le vécu traumatique des victimes est totalement étranger au vécu des auteurs présumés, absorbés qu’ils sont par l’immédiateté de leurs besoins ;
• l’inculpé incarcéré ne peut que se vivre comme un présumé coupable, figure peu compatible avec la présomption d’innocence ;
• le sentiment d’insécurité répandu dans la population est tellement éloigné des logiques de solidarité ;
• le vécu personnel de jeunes sans moyens d’existence et sans repère est souvent inconciliable avec les exigences d’une conduite irréprochable imposée par le droit pénal exigeant. »
Un écart, interpellant, se marque aussi entre les acteurs de justice, « qui jouent toujours à domicile », et les justiciables, « toujours en déplacement», poursuit l’avocat général. Et de citer le cas de ce prévenu en état d’ébriété : il avait bu pour se donner le courage d’affronter le tribunal. « Combien de justiciables, victimes ou suspects, ne se sentent-ils pas infantilisés, dépossédés et déresponsabilisés ? » Un autre constat s’impose selon Damien Vandermeersch : les prisons sont peuplées majoritairement de personnes issues des couches les plus défavorisées de la population. « Les magistrats n’ont parfois plus conscience de certaines réalités : le chômage n’est pas une de leurs angoisses nocturnes. En face, la plupart des prévenus sont dans une situation totalement opposée : sans emploi, sans revenus, avec toutes les angoisses, désespoirs et fuites en avant que cela génère. »
Selon l’ex-juge d’instruction, la justice est encore trop souvent perçue par les acteurs en termes de pouvoir et de respect dû à la loi et à l’autorité et non de service public. Comment assurer une attitude cohérente face à l’ensemble de ces intérêts en présence, s’interroge-t-il. « La prison a sans doute une seule qualité, qui résulte de l’accumulation de tous ses défauts : personne ne souhaite y entrer et elle constitue “le mur”. Il est vrai qu’emportés dans une fuite en avant, d’aucuns ont besoin d’un mur pour les arrêter et pour retrouver des repères. On dit parfois qu’il est nécessaire de couler jusqu’au fond pour rebondir et émerger à nouveau. Mais à côté de cela, force est d’admettre que d’autres personnes confrontées à la prison coulent sans jamais atteindre le fond, ou touchent le fond sans jamais pouvoir rebondir. Dans ces conditions, n’est-il pas préférable de ne pas plonger ? ». Pour sortir du recours à l’enfermement, l’avocat général propose d’inverser la logique en faisant le pari du risque. Ne plus se demander : y a-t-il un risque de récidive ? Mais plutôt : existe-t-il une possibilité sérieuse qu’il ne recommence pas ? « Il n’y a certes pas de liberté sans sécurité, mais, à l’inverse, la sécurité à tout prix n’a pas de sens si elle s’obtient aux dépens de la liberté. La société à risque zéro est aussi une société sans responsabilité », conclut-il.
Droits effectifs
Des propos prolongés par ceux de Véronique Lebrun, directrice de la prison de Namur, venue évoquer « les murmures, les non-dits, le secret et la peur » derrière les murs. Cette prison « inefficace», source d’insécurité juridique. « Faisons entrer le droit en prison, un droit qui soit rapide, lisible surreprésenté et mobile », a-t-elle expliqué en rappelant, non sans émotion, la réalité carcérale: le désarroi du personnel, le poids de l’administration, la solitude des détenus… Enfin, on retiendra l’intervention de Sonja Snacken, professeure aux universités de Gand et de Bruxelles (VUB). Celle-ci a clairement démontré lors de son allocution que les mécanismes de la surpopulation pénitentiaire ne se limitent pas à l’évolution de la criminalité, mais incluent des facteurs démographiques (il y aurait un lien entre certains types de délits et l’âge) et socio-économiques, les politiques pénales et leurs interactions avec l’opinion publique, les médias et le monde politique. Selon elle, les facteurs individuels entrent aussi en ligne de compte. Un exemple frappant. Les inculpés de culture maghrébine font plus de détention préventive que les autres en Belgique… parce que la volonté de sauvegarde de l’honneur familial les incite souvent à nier même en face d’un amoncellement de preuves, ce qui pousse le magistrat instructeur à leur adresser un rappel à la norme en les expédiant en prison.
Catherine Morenville
La lettre des directeurs de prison
Les lignes qui suivent sont extraites de la lettre rédigée par trois directeurs de prison (Valérie Lebrun de la prison de Namur, Frédéric de Thier, directeur du personnel à la prison d’Andenne et Vincent Spronck, directeur à la prison de Tournai) lue à l’occasion du colloque « La prison : droit dans le mur ? » :
«Les directeurs peuvent revendiquer ou murmurer qu’ils ont une place centrale dans l’établissement : carrefour de toutes les voies. C’est chez eux souvent qu’arrivent la parole apeurée du détenu menacé, la parole inquiète du surveillant démuni, la parole investigatrice du policier, la parole assurée du magistrat, la parole triste de la famille du détenu, la parole contradictoire de l’administration centrale. Dans cette fusion ou confusion de langage, le directeur lui-même doit reprendre son souffle pour murmurer dans le bon sens afin que l’établissement qui lui est confié assure sa mission : exécuter les décisions judiciaires. Ne voyons pas les prisons par la solidité de leurs murs : ils ne cachent que trop tous ces murmures des personnes oubliées :
– les détenus refoulés de manière nombreuse pour un petit temps hors de la société avec ce discours lancinant et contradictoire selon lequel ils sont mis dehors pour se réinsérer ; une des exclusions ultimes trouve ainsi sa légitimité comme étant un passage obligé d’insertion sociale ;
– le personnel de surveillance qui, à de très rares exceptions, n’a jamais choisi de travailler dans ce secteur : travailleurs peu officiellement qualifiés, leurs revendications parfois caricaturales et parfois scandaleusement justifiées cachent mal aussi leur crainte de l’avenir, leur certitude que hors prison peu de salut, pour eux ;
– tout l’associatif dont la solidarité de principe avec les détenus est parfois bien encombrante ;
– les directeurs qui n’ont de directeurs que le titre mais qui dépendent de tout, depuis le moindre euro à pouvoir dépenser jusqu’au moindre détenu à héberger en passant par les articles d’un règlement à élaborer en perpétuelle négociation avec les syndicats. Directeurs qui dès lors s’époumonent et dont on sait à la longue que la parole n’est pas très efficace, murmurent. Certes, la parole du détenu peut être un cri de menaces, de détresse, d’espoir, de désespoir mais qui l’entend ? La prison invalide depuis toujours… jusqu’au cri poussé. Et puis, crier est interdit comme le dit le Règlement général. Certes, le personnel de surveillance revendique parfois fortement et là ça semble efficace. Combien d’accords sociaux signés ? Combien d’assemblées générales votant la reprise du travail ? Combien d’annonces triomphantes sur les parkings des prisons ? Néanmoins, nous connaissons les rythmes, chaque établissement aura sa grève annuelle ou pas loin. Comme si les problèmes étaient lancinants ! Et finalement jamais résolus. Les prisons servent aussi à prendre en charge des personnes qui sans ce travail coûteraient autrement cher à l’État. Et notre société écoute-t-elle encore ce type de gens ? Quelle place, quelle parole le monde peu qualifié, duquel est directement issu le personnel des prisons peut-il encore tenir ? Les revendications deviennent à nouveau murmure. (…) La prison est inefficace et la platitude du constat est de plus en plus intégrée par tous et transforme ceux qui la connaissent de l’intérieur en roi du cynisme. Ou bien son efficacité est-elle à rechercher ailleurs (...). »
Surpopulation
9 249 incarcérés dans nos prisons (chiffres pour l’année 2004) alors que celles-ci ne peuvent en accueillir que 8 092… Certaines sont d’ailleurs plus sujettes à la surpopulation que d’autres : Anvers, Bruges, Jamioulx, Lantin, Verviers ou Namur (où il y a 114 places et 202 détenus). La situation est surtout problématique dans les maisons d’arrêt avec les personnes en attente de jugement. À Lantin, il y a 320 places. On a estimé qu’on pouvait élargir à 460 détenus mais, mi-2004, on en était déjà à 512 !