La Direction Générale du Commerce de la Commission européenne a organisé, en mai dernier, un séminaire de trois jours dont les invités étaient des journalistes des pays les moins avancés (PMA). Le thème de ce séminaire était : « Le commerce global et les PMA : la position de l'Union européenne. » L'attention principale était accordée à la position de l'UE en faveur d'un nouveau cycle de négociations commerciales à l'OMC. Une seule occasion a été donnée au mouvement non lucratif d'exprimer son opposition au nouveau cycle. Dr Raoul Marc Jennar a été invité dans le cadre d'une séquence de ce séminaire consacrée à un débat avec la « société civile » (les trois autres orateurs exprimaient le point de vue du monde des affaires). Voici les principaux extraits de l'exposé présenté à cette occasion.
Pourquoi plus de 1500 organisations à but non lucratif, dans le monde entier, qui travaillent sur le terrain dans des secteurs comme le développement, la santé, l'éducation, l'environnement, les droits des consommateurs, l'agriculture, les droits des citoyens et des femmes sont-elles opposées au nouveau cycle («new round») de négociations commerciales à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) proposé par l'Union européenne ? Pourquoi un grand nombre de pays en développement expriment-ils la même opposition ? C'est ce que je me propose d'expliquer. Les raisons se trouvent aussi bien dans les accords existants que dans les nouvelles matières proposées pour la négociation.
1.Les accords existants, signés à Marrakech à la fin du Cycle de l'Uruguay, ne sont pas complètement et correctement appliqués. La question décisive de la mise en œuvre des accords existants réclame avant tout une évaluation de la manière dont ils ont été appliqués et de leur impact social et environnemental. La deuxième étape indispensable est la révision de ces accords conformément à leur évaluation. Et la troisième étape est la réforme des procédures institutionnelles au sein de l'OMC, ce qui signifie une transformation complète de cette organisation. (...) C'est un préalable à toute négociation sur toute nouvelle matière.
1.1 Cinq années d'application des accords existants fournissent une démonstration évidente que cette mise en œuvre est loin d'être équilibrée. Comme le disait l'Ambassadeur d'Egypte à l'OMC, M. Faiza Aboulnaga, «pendant le cycle de l'Uruguay, on nous a promis la lune, mais qu'avons-nous obtenu aujourd'hui ?» À la signature des accords de Marrakech, il fut convenu qu'une analyse des résultats du cycle de l'Uruguay serait suivie d'une évaluation à laquelle il n'a jamais été procédé. Pourquoi ? Parce que cette analyse fournit deux indications décisives :
a) l'observation du contenu des différents accords fait apparaître un déséquilibre entre les droits et les obligations au préjudice des pays en développement ;
b) l'application des règles de l'OMC provoque une concurrence inégale.
Prenons quelques exemples.
1.2 L'Accord sur l'Agriculture de l'OMC organise une concurrence entre des produits agricoles subsidiés (directement ou indirectement) dans le Nord et des produits non subsidiés du Sud. D'une part, l'Europe et les États-Unis ont le droit de soutenir leurs exportations et leur production intérieure et sont autorisés à instaurer des limites à l'importation tandis que, d'autre part, les pays en développement se sont vus interdire l'adoption de mesures identiques. (...)
1.3 L'Accord de l'OMC sur les Droits de Propriété Intellectuelle ayant un rapport avec le commerce (ADPIC) est caractérisé par un déséquilibre très important entre les détenteurs des droits de propriété intellectuelle et les droits des usagers et de la société dans son ensemble. 95% des brevets appartiennent au Nord. Mais les règles de l'OMC s'imposent à tous.(...)
1.4 L'Accord de l'OMC sur les Textiles et les Vêtements devait réaliser une complète libéralisation de ce secteur au terme d'une période de dix ans. Mais les États-Unis et l'Union européenne ont été et demeurent protégés par un droit d'appliquer des quotas et des restrictions. Aucun progrès n'a été accompli par les pays industrialisés en ce qui concerne l'ouverture de leurs marchés. Cet accord est un des accords les plus déséquilibrés de tous les accords de l'OMC : il ne prévoit aucune sanction formelle à l'encontre des pays importateurs, mais par contre il met en place un mécanisme favorable au secteur textile des pays développés.(...)
1.5 L'accès au marché, la réduction des barrières tarifaires, les subsides, les mesures anti-dumping, les services sont, parmi beaucoup d'autres, les matières qui fournissent la substance d'une démonstration éclatante de la nature totalement déséquilibrée des accords de l'OMC. Parmi ceux-ci, le dernier que je veux évoquer est l'accord sur l'OMC elle-même. La transparence, l'obligation de responsabilité et la démocratie sont absentes de cette institution. Les décisions les plus importantes sont prises lors de réunions informelles entre un petit nombre de pays conduits par l'UE, les USA, le Japon et la Canada. C'est la méthode connue sous le nom de «méthode de la chambre verte». Les problèmes posés par l'accès à l'information et la participation aux multiples comités et groupes de travail créent un déséquilibre au détriment d'un grand nombre de pays du Sud qui ne disposent pas des ressources humaines suffisantes pour participer aux négociations quotidiennes sur un très grand nombre de matières d'une complexité extrême. Les entreprises multinationales communiquent aux délégations des pays industrialisés de nombreuses analyses et recommandations. L'OMC cumule des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires en l'absence de tout contrôle démocratique. Les « gouvernants » sont également les juges. Le Mécanisme de Règlements des Différends n'est pas indépendant et ne fournit pas la garantie d'une justice commerciale impartiale aux pays faibles et pauvres. (...)
2. En mars dernier, à Genève, l'Ambassadeur du Zimbabwe auprès de l'OMC, M. Boniface Chidyausiku, déclarait que la mise en œuvre des accords existants est « le premier point des ordres du jour et des décisions des pays en développement.» Mais, si la mise en œuvre de ces accords vieux d'à peine six ans est la première raison pour la plupart des pays en développement et des pays les moins développés d'exprimer à tout le moins une forte réticence au choix européen en faveur d'un nouveau cycle, les nouvelles matières à négocier proposées par l'UE accroissent cette forte réticence. La liste est longue de ce qu'on appelle les «nouvelles matières» proposées par les pays industrialisés. Ceux-ci veulent établir un lien entre le commerce – et cela signifie des contraintes et des sanctions commerciales – et un certain nombre de matières relevant de l'économie et d'autres qui lui sont étrangères. En particulier, les pays européens veulent placer sous les règles du commerce des matières qui ne relèvent pas du commerce comme l'investissement, la concurrence, les marchés publics et l'environnement. La pression la plus forte en faveur de ce nouveau cycle est exercée par l'UE parce que, comme l'observait l'Ambassadeur du Pakistan à l'OMC, M. Munir Akram, « l'Union européenne, pour compenser ses pertes dans le dossier agricole, a besoin d'obtenir des gains dans d'autres domaines comme l'investissement et la politique de concurrence. »
2.1 Effectivement, l'UE veut introduire de nouvelles règles qui accorderont de nouveaux droits aux investisseurs étrangers, « rendant plus facile, comme le souligne M. Martin Khor, Directeur du Third World Network, l'entrée dans les pays et la possibilité d'y opérer librement. » L'UE propose une version délayée de l'Accord multilatéral sur l'investissement proposé par l'OCDE et rejeté. (...)
2.2 En ce qui concerne la politique de concurrence, comme le soulignait M. Nathan Irumba, Ambassadeur de l'Ouganda à l'OMC, «les pays en développement ont besoin d'une législation nationale sur la concurrence et non pas d'une législation internationale qui ne les aiderait pas.» L'UE pousse pour un nouvel accord qui interdira, dans les pays en développement, des lois et règlements nationaux favorisant les firmes locales sous prétexte que ces lois et règlements sont contraires à la libre concurrence. Comment est-il possible d'ignorer la conséquence ultime d'un système de droits commerciaux identiques entre les grandes firmes internationales et les firmes locales ? (...)
2.3 La question des marchés publics n'est pas directement une question commerciale, même s'il existe des liens avec le commerce. Sur cette question, l'intention de l'UE est de placer sous l'autorité de l'OMC les procédures et les décisions budgétaires des pays en développement. Les soumissionnaires étrangers jouiront des mêmes droits que les autochtones. Cette proposition va supprimer le droit des gouvernements de réserver aux firmes locales une partie de leur marché. Elle détruira un instrument important de soutien aux entreprises locales en vue du développement national et de la réalisation d'objectifs socio-économiques. (...)
2.4 Les pays occidentaux portent la plus haute responsabilité pour les désastres écologiques. Ce sont eux pourtant, qui veulent maintenant lier des mesures commerciales à l'environnement. Ils veulent imposer des concepts comme l'internationalisation des coûts environnementaux, l'eco-dumping et les méthodes de procédure et de production. Ces concepts sont liés entre eux. La question principale est de savoir si tous les pays vont devoir adopter les mêmes critères ou bien si ces critères vont correspondre aux différents niveaux de développement. La mise en œuvre d'un critère unique serait injuste, car elle rendrait non compétitifs les produits des pays plus pauvres. Les politiques et leurs applications pour résoudre les problèmes environnementaux devraient être négociées au niveau international. Mais pas à l'OMC. L'environnement n'est pas une matière qui relève du commerce. (...)
Dr Raoul Marc Jennar
Politologue, chercheur auprès d'Oxfam–Solidarité (Belgique) et de l'Unité de Recherche, de Formation et d'Information sur la Globalisation (URFIG), www.urfig.org. Toutes les citations sont extraites de South-North Development Monitor - SUNS, 16 March 2001 - Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser..
L'OMC a besoin:
– D'une évaluation complète de l'impact de ses précédentes négociations et de l'impact éventuel de toutes négociations futures sur l'économie, le secteur social, le rôle respectif des hommes et des femmes, l'environnement et le développement.
– D'une structure officielle chargée d'aborder la question des normes commerciales et des normes fondamentales du travail avec la participation de l'OIT, par exemple sous la forme d'un groupe de négociation de l'OMC, un groupe de travail de l'OMC, d'un comité de l'OMC ou d'un forum de travail permanent de l'OMC. Un tel organe devrait également traiter les aspects plus vastes du développement social, en accordant une attention particulière à l'impact des politiques commerciales sur les femmes.
– D'une transparence et d'un soutien financier accrus, afin de permettre à tous les membres (en particulier les pays les moins développés) de prendre pleinement part à toutes ses activités et procédures, y compris à celles de son mécanisme de règlement des différends.
– De structures consultatives spécifiques pour les syndicats, y compris pour ce qui est du MEPC, dont le champ de compétence devrait être élargi de manière à répondre aux préoccupations que suscite le commerce sur le plan de l'environnement, des questions sociales et de la parité hommes–femmes, notamment en ce qui concerne les normes fondamentales du travail. La transparence vis-à-vis de l'extérieur est également requise dans la conduite de toutes les négociations de l'OMC.
– De règles relatives à l'environnement, à la santé et à la sécurité qui aient la primauté sur les règles de l'OMC.
– D'une classification quant au fait que les pays peuvent conserver le droit de soustraire certains services publics (par exemple, l'éducation, la santé, l'eau et les postes) et services sociaux à tout accord de l'OMC couvrant le secteur des services.
Les travailleurs veulent:
– Un allégement beaucoup plus marqué de la dette et un accroissement substantiel de l'aide accordée aux pays en développement respectueux des droits de l'homme, notamment des droits fondamentaux au travail.
– Des dispositions de l'OMC relatives à un traitement spécial et différencié en faveur des pays en développement, afin de leur assurer une plus grande flexibilité et de leur garantir la liberté de prendre, le cas échéant, des mesures de gel ou de relèvement des tarifs douaniers ou de limitation des importations.
– Un meilleur accès aux marchés pour les pays en développement (portant sur les crêtes tarifaires et la progressivité des droits de douane dans leurs domaines d'intérêt), en particulier pour les pays les moins avancés;
– Un examen de l'Accord sur les ADPIC en vue d'incorporer les préoccupations des pays en développement, notamment en ce qui concerne l'accès aux médicaments permettant de sauver des vies, comme dans le cas du VIH/SIDA.
– Un accord multilatéral visant à prolonger les délais de mise en œuvre du Cycle d'Uruguay pour les pays en développement.
(Extraits du document de travail «Les syndicats et l'économie mondiale : une histoire inachevée» distribué lors du Colloque international sur les moyens de renforcer la participation des travailleurs au système des Nations unies et leur influence sur les institutions de Bretton Woods qui s'est tenu en septembre dernier dans le cadre de l'Organisation internationale du travail - OIT).