Du 9 au 13 novembre prochain devrait se tenir – sauf imprévu en ces temps bousculés – une conférence des ministres des 142 pays membres de l'Organisation mondiale du commerce. À l'ordre du jour: le lancement (probable) d'un cycle de négociations commerciales mondial. But ultime : promouvoir le commerce au-delà des frontières en réduisant les obstacles aux échanges. Le contexte international se prête-t-il à cet exercice de renforcement de la mondialisation économique ?


La conférence ministérielle, qui devrait se tenir à Doha (Qatar), s'inscrit dans le prolongement des précédents cycles de négociations commerciales. Elle devrait, si elle y parvient, relancer un nouveau round de négociations multilatérales visant la réduction des droits de douane pour favoriser les exportations, la libéralisation du commerce des services, la lutte contre les pratiques commerciales qui faussent la concurrence (par exemple le «dumping» – ou exportations à perte pour inonder des marchés –, les subventions publiques aux exportations, etc.). Mais le contexte international est actuellement très lourd et pourrait faire avorter ces négociations : il y a bien sûr les attentats terroristes du 11 septembre et la riposte américaine en cours. On sait que la diplomatie commerciale vient souvent (toujours ?) en appui aux alliances géopolitiques – et déjà l'Europe parle de faire bénéficier le Pakistan d'un ensemble de mesures commerciales avantageuses... Mais quelles seront l'attitude des États-Unis et celle des pays du Proche et du Moyen-Orient dans cette enceinte internationale ? Autre motif d'incertitude : tout le monde a gardé en mémoire l'échec de la précédente conférence ministérielle à Seattle en 1999, qui était censée inaugurer le lancement du «Millenium Round» (1). Cet échec avait révélé deux nouveaux acteurs qui doivent désormais être pris davantage en considération : les pays en développement, qui avaient été scandaleusement marginalisés en 1999, sont aujourd'hui décidés à ne plus se laisser marcher sur les pieds par l'Europe et l'Amérique ; par ailleurs, un réseau d'organisations non gouvernementales internationales s'est développé et est à la base d'une analyse extrêmement critique de la mondialisation commerciale et de ses supposés bienfaits.

Troisième motif d'incertitude : le spectre d'une récession économique mondiale. En période de ralentissement économique, et/ou de crise, les gouvernements ont plutôt une tendance au repli qu'à l'ouverture.

Tous ces éléments de contexte pourraient, jusqu'au dernier moment, entraîner un report voire une annulation pure et simple de la réunion de l'OMC. Après Seattle, un tel scénario pourrait sérieusement refroidir les gouvernements et «geler» le multilatéralisme commercial pour un certain nombre d'années. C'est donc dans un esprit de «quitte ou double» que se rendront les négociateurs à cette conférence. Or, ils auront encore de nombreuses divergences à aplanir. Même si la réunion est préparée de longue date et si, dit-on, quelque 80 % de son contenu sont déjà arrêtés, il reste les questions les plus difficiles à résoudre sur place. Et c'est là que tout se jouera.

Dossiers sensibles

L'ordre du jour de cette IVe conférence ministérielle est, volontairement, très chargé. Cela permet à chaque participant, selon les techniques de négociation utilisées dans ce genre d'exercice, d'entrevoir un intérêt particulier pour autant qu'il soit prêt, en échange, à quelques concessions. Technique bien connue qui, si elle a pour principal avantage de lancer une dynamique, aboutit rarement à des résultats globaux cohérents.

Les partisans de ces nouvelles négociations commerciales (en particulier les gouvernements européens) ressassent depuis de nombreux mois les arguments censés plaider en faveur de la libéralisation : efficacité et compétitivité accrues de l'économie, formulation de règles et d'engagements communs, lutte contre les pratiques protectionnistes. Ils avancent également l'argument de la croissance économique, dont le dynamisme serait renforcé par l'ouverture des marchés. «L'expérience nous apprend que chaque pour cent supplémentaire d'ouverture de l'économie d'un pays génère une augmentation de 1% du revenu par habitant de ce pays», affirme le Premier ministre belge Guy Verhofstadt. Mais plutôt que d'être enseigné par «l'expérience», il est évidemment beaucoup plus instructif de l'être par des rapports analytiques et des bilans ; or, ceux régulièrement publiés par certaines agences des Nations unies (CNUCED, PNUD) vont à l'encontre de ce genre d'affirmation. «Les prédictions concernant les bienfaits que procurerait [aux pays en développement] le cycle d'Uruguay [ndla: le précédent cycle de négociations mondiales] se sont révélées fantaisistes», affirme la CNUCED.

C'est ce type de bilan qui explique que la réunion de l'OMC ne s'ouvrira pas, loin s'en faut, dans un contexte consensuel. Ainsi, les pays du tiers-monde voudraient commencer par un évaluation sérieuse de la mise en œuvre du précédent accord multilatéral issus des négociations de l'Uruguay Round (1986-1994). Selon eux, les pays occidentaux ne jouent pas loyalement le jeu du libre commerce et font, lorsque cela les arrange, obstacle aux échanges au moyen d'une panoplie de mesures (droits de douane prohibitifs sur l'importation de certains produits «sensibles», quotas d'importation, mesures antidumping, obstacles réglementaires).

L'agriculture pose également problème. Le groupe de Cairns, qui rassemble dix-huit «puissances agricoles» principalement du sud (2), réclame l'élimination à terme de toutes les subventions à l'exportation de produits agricoles, en particulier celles organisées en Europe via la politique agricole commune. L'Union européenne s'y refuse, et plaide en faveur du droit à subventionner la «multifonctionnalité» de l'agriculture et ses aspects non commerciaux tels que l'aménagement du territoire, la protection de l'environnement, la sécurité des aliments, le développement rural ou encore le bien-être des animaux. Elle affirme, par ailleurs, que les deux tiers des produits agricoles européens sont aujourd'hui exportés sans subventions. Cela étant, même si, outre-Atlantique, le soutien aux agriculteurs américains a fortement augmenté ces dernières années (et aujourd'hui encore), c'est l'Europe et sa politique agricole qui sont dans la ligne de mire des pays du sud.

Ambitions

Depuis plusieurs mois, l'Europe et ses membres procèdent à un intense travail de persuasion auprès des gouvernements des pays tiers afin de les convaincre d'élargir l'ordre du jour à une série d'autres thèmes. Espère-t-elle gagner là, en termes de marchés, ce qu'elle risque de perdre dans l'agriculture ? Parmi les thèmes voulus par l'UE, citons la libéralisation du secteur des services (qui touche des domaines aussi divers que l'éducation, les services financiers ou juridiques, la santé, les services postaux, etc.), l'élaboration d'un accord-cadre concernant les investissements internationaux (c'est en quelque sorte le retour de l'accord multilatéral sur les investissements – AMI), des règles communes dans le domaine de la concurrence, et les droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce. L'Europe souhaite également faire émerger dans ces négociations la question des normes sociales et la prise en compte de considérations environnementales. Mais elle doit faire face à la suspicion, voire l'opposition radicale, des pays en développement qui y voient surtout des manœuvres «néo-protectionnistes».

La position européenne de négociation a donc ceci d'intéressant que, contrairement au «casting» habituel, c'est l'UE qui aujourd'hui se fait le chantre le plus vigoureux de la mondialisation. Certes, une mondialisation qu'elle voudrait plus humaine, mais a-t-elle réellement les instruments et le pouvoir d'influence permettant de concrétiser ce souhait ? En a-t-elle seulement la réelle volonté ? Il est en effet très instructif de constater que, le 9 octobre dernier, le Conseil (nos ministres – en l'occurrence, des Affaires étrangères – issus de nos majorités démocratiquement élues) a «rappelé que la position de l'Union européenne demeurait celle arrêtée par le Conseil en octobre 1999», c'est-à-dire la position qui avait été adoptée pour... Seattle ! Aucun État membre de l'UE n'a donc jugé bon de rouvrir le débat et, éventuellement, d'essayer de tirer quelques leçons de l'échec, pourtant cuisant, de la précédente conférence ministérielle. Faire croire, dans ces conditions, qu'un gouvernement, fût-il arc-en-ciel, pourra, en dernière minute, infléchir par un débat parlementaire la marche des négociations dans un sens plus social ou environnemental relève de la mystification. Si la Belgique avait réellement voulu améliorer le mandat européen de négociation de M. Pascal Lamy (le commissaire qui représentera l'UE à la conférence de l'OMC), notre ministre des Affaires étrangères, M. Louis Michel, aurait dû le faire savoir depuis belle lurette à ses partenaires au sein du Conseil.

Faut-il brûler l'OMC ?

Le problème est donc moins celui de l'OMC en tant que tel que celui du rôle que ses membres veulent lui faire jouer. Dans les rangs, plus très garnis, des partisans d'un arrêt pur et simple de la mondialisation de l'économie et d'un retour des frontières commerciales nationales, on estime évidemment que l'Organisation mondiale du commerce n'a pas de place dans ce bas monde. Plus nombreux sont ceux qui, par contre, pensent que la mondialisation, inéluctable, nécessite la mise en place d'organismes de régulation au niveau international. Exemple récent: lorsque, en octobre dernier, les compagnies aériennes américaines, soutenues à bout de bras par 5 milliards de dollars d'aide directe du gouvernement, se lancent dans des pratiques anticoncurrentielles risquant de faire plonger les compagnies européennes, le gouvernement belge regrette que «nous ne pouvons pas faire de recours à l'OMC car le transport n'est pas une matière qui est visée par l'Organisation mondiale du commerce» (3). Autrement dit, dans la jungle féroce de la concurrence internationale, l'OMC est vue comme la seule institution capable de jouer un rôle d'arbitre. Les problèmes viennent, non pas de l'existence de cette organisation, mais de son fonctionnement et de sa dynamique actuels, largement inspirés par les intérêts sonnants et trébuchants des puissances commerciales que sont les pays industrialisés. Les problèmes viennent aussi des jeux d'alliance entre multinationales et gouvernements, ainsi que des inégalités flagrantes de puissance économique et d'influence politique entre pays. Aujourd'hui, les 100 premières multinationales de la planète occupent une position dominante dans le système international de production ; 98 d'entre elles sont situées dans les pays industrialisés. Ce simple fait éclaire d'un jour cru la position de négociation des gouvernements du nord, qui se servent moins de l'OMC pour la régulation que pour la libéralisation, tout à leur intérêt. C'est en ce sens qu'il manque une autorité mondiale qui pourrait imposer le respect de règles à la fois économiques, commerciales, sociales et environnementales. Une sorte de Conseil de sécurité économique et social, au fronton duquel on pourrait lire «Entre le faible et le fort, c'est la liberté qui opprime et la loi qui libère» (4). Une autre perspective, malheureusement, que celle qui est inscrite à l'agenda de la conférence ministérielle. Mais la faute à qui ?

Christophe Degryse

(1) Démocratie n°21 du 1er novembre 1999.

(2) Australie, Argentine, Bolivie, Brésil, Canada, Chili, Colombie, Costa Rica, Fidji, Guatemala, Indonésie, Malaisie, Nouvelle-Zélande, Paraguay, Philippines, Afrique du Sud, Thaïlande et Uruguay.

(3) Détail piquant: ces regrets sont exprimés par la voix de la ministre Ecolo des Transports et de la Mobilité (RTBF, 16 octobre 2001).

(4) Citation d'un dominicain français du XIXe siècle.


Syndicats et OMC: méfiance et désaccords

En juin dernier, une délégation de la Confédération mondiale du travail (CMT) a rencontré M. Mike Moore, directeur général de l'OMC à Genève, pour mieux constater... les désaccords profonds qui les séparent. La délégation de la CMT comprenait des représentants des différents continents. Ils ont exprimé leurs inquiétudes à propos des répercussions de la libéralisation du commerce sur les populations: fossé des inégalités sociales en Amérique latine, difficulté d'accès au marché mondial pour l'Afrique, faiblesse de la couverture sociale en Europe de l'Est... Face à l'économie mondialisée, Mike Moore renvoie à la responsabilité politique des gouvernements nationaux, alors que la CMT insiste sur une gouvernance mondiale pour ne pas laisser libre cours aux pouvoirs économiques.

Dans une interview à l'AFP, Bill Jordan, le secrétaire général de la CISL, a, de son côté, accusé la mondialisation d'accentuer les violences contre les syndicats particulièrement dans les pays pauvres en proie aux violences les plus graves. «On dit à ces pays que le seul moyen de sortir de la pauvreté consiste à produire pour l'exportation et d'être attractifs pour les investisseurs étrangers. Les pays cherchent donc à tenir leurs coûts et le meilleur moyen pour cela, c'est d'accroître la pression sur la force de travail. Les salariés qui protestent, essaient de rejoindre ou de créer des syndicats sont harcelés, victimes de violences ou même tués. Ces pays cherchent désespérément à être compétitifs sur le marché mondial et aux yeux de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), la violation des droits des salariés, les atteintes à l'environnement et les risques que l'on fait courir à la santé publique sont jugés acceptables du moment qu'ils permettent de dégager des avantages comparatifs. Salariés et syndicalistes paient cette situation de leurs vies.»

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