Blake et Mortimer sont de retour ! D'ores et déjà, "La machination Voronov" fait un tabac. Seulement voilà, le Maître E.P. Jacobs n'est plus. Julliard (au dessin) et Sente (au scénario) constituent la deuxième équipe de "repreneurs", après Benoît et Van Hamme. Réflexe convenu du commentaire de BD lorsqu'il y a reprise : le dénigrement. C'est comme en politique avec l'extrême droite (excusez la comparaison!) : la copie n'est jamais aussi bonne que l'original. À voir ?

En vérité, on oublie souvent que Franquin, qui a offert ses meilleurs moments au personnage de Spirou, n'était lui-même que le repreneur de Rob-Vel (dont aucun éditeur n'ose ressortir les albums, c'est tout dire !) (1) puis de Jijé.

Qu'en est-il ici? La machination Voronov ne serait-elle qu'une vulgaire machination Mortimer, ourdie par un éditeur plus avide de bonnes recettes financières que d'art pur (500.000 exemplaires mis sur le marché francophone dès la première édition, c'est énorme)? Ou meilleur jugement serait-il mérité?

D'abord, qu'a fait le Maître? Son éditeur disait de lui qu'il était très minutieux, rigoureux, acharné de la documentation précise. En d'autres termes, il était extrêmement lent. Il en résulte une production peu abondante : en quarante ans de carrière, neuf histoires en tout et pour tout (2). Soyons francs, les résultats sont extrêmement contrastés : deux chefs d'œuvre absolus (Le Mystère de la Grande Pyramide et La Marque jaune), trois albums qui valent le détour (SOS Météores, Le Piège diabolique, L'Énigme de l'Atlantide), et quatre ratages (Le Rayon U, d'avant la série des Blake et Mortimer, n'a d'intérêt que pour les groupies; ce n'est pas parce que Le Secret de l'Espadon appartient à la mythologie au titre de premier d'une série qui a commencé avec le premier numéro du journal Tintin que c'est un bon album; même si on peut y trouver plaisir par l'humour involontaire qui se dégage de dialogues surannés (3), globalement L'Affaire du Collier est navrante; quant aux Trois formules du professeur Sato, elles ont consterné jusqu'aux moins critiques des admirateurs) (4). Première conclusion : on peut, dans un même mouvement, produire des chefs-d'œuvre et des ratages.

"Bande-son"

Si on ne s'attache qu'aux réussites, quelles sont les particularités de la série, et qu'en retrouve-t-on dans La Machination Voronov? Un dessin "ligne claire", excellemment restitué : on s'y croirait ! Beaucoup de texte. Jacobs était un "verbeux". Il est convenu de railler : il décrit dans ses textes ce que de toute façon on voit dans le dessin. En quelque sorte, on lit deux fois l'histoire. Mais, à mon sens, c'est souvent plus subtil que cela. Le texte est un peu la "bande-son" qui accompagne l'image (5). Relisons par exemple la toute première case de "La Marque jaune" : Big Ben vient de sonner une heure du matin. Londres, la gigantesque capitale de l'Empire britannique, s'étend, vaste comme une province, sous la pluie qui tombe obstinément depuis la veille. Sur le fond du ciel sombre la Tour de Londres, cœur de la "City", découpe sa silhouette médiévale..." Avouons-le : un tel texte ajoute à l'image bien plus qu'il ne la répète. Le texte dit souvent ce que l'image ne sait pas montrer. À cet égard, la Machination tient plutôt la route : c'est verbeux, ça dit la tension dans une salle, la prière intérieure d'un personnage,... mais il y manque néanmoins la touche réellement "littéraire" et "poétique" du Jacobs des (très) bons jours.

La grande caractéristique des histoires réussies de Jacobs est de n'avoir ni queue ni tête, d'être totalement invraisemblables, de mêler l'aventure, la science-fiction, l'héroic fantasy en une mixture fantastique, dont la principale curiosité est de parvenir à opérer sur le lecteur un charme tel qu'il ne se rend absolument pas compte que tout cela ne tient pas debout! À cet égard, la Machination, quoique plutôt bonne aventure, souffre d'être trop crédible : ce qui est raconté là, on peut bien croire que ça pourrait s'être passé; il y a toutes sortes d'invraisemblances, mais elles ne concernent que des faits périphériques de l'histoire, elles ne se situent pas au cœur même de la trame.

Dans un album normal, il faut bien dire que Blake et Mortimer passent un temps fou dans des souterrains, des catacombes, des repères secrets, des caves, et j'en passe. Ici, à part l'une ou l'autre brève visite dans les égouts de Moscou, juste le temps de prendre l'odeur, tout se passe en surface.

Dans la série, Mortimer s'est assez rapidement affirmé comme le personnage principal. Blake n'a souvent comme job que l'intervention dans la seconde moitié de l'histoire pour épauler son ami. Ou alors, comme dans Le Piège diabolique, il en est réduit à un rôle presque aussi falot que celui des parents de Jo et Zette : attendre le retour du héros (mais il ne pleure pas, lui : c'est un dur!). Ici, retournement de situation : c'est Blake qui tient le premier rôle. Ne chipotons pas : on peut trouver sympathique de sortir de l'ombre un personnage qui y est injustement confiné (6).

Puis, il y a le cas d'Olrik, le méchant. Jacobs l'a abondamment utilisé. À un point tel que cela peut tuer le suspense : avant même d'ouvrir l'album, on sait qui sera l'ennemi ! Ici aussi, j'avais le pressentiment avant lecture qu'Olrik jouerait un rôle. Je ne me trompais pas. Les auteurs tentent bien de le camoufler derrière un anagramme peu astucieux (Ilkor!), mais ça ne trompe personne, même pas les auteurs, qui y renoncent d'ailleurs très rapidement, dès la deuxième apparition du personnage, qui est aussi la première où on le voit de face : seules sept planches séparent les deux moments. Il faudra un jour répondre à ce mystère : comment se fait-il qu'alors qu'il collectionne les échecs magistraux et les humiliations, cet Olrik soit toujours aussi volontiers sollicité pour faire l'adjoint de tous les apprentis "maîtres du monde"? Ce sera pour une autre fois peut-être. Toujours est-il que la surexploitation du personnage d'Olrik peut ne pas être une bonne chose. Si aucun repreneur jamais n'ose s'écarter de lui, le lecteur sera-t-il toujours au rendez-vous dans 15 albums? Jacobs lui-même a osé s'en distancier, le temps de tout un album (Le Piège diabolique, toujours lui). C'est dire que ce ne serait pas trahir le maître que de permettre aux héros de se coltiner de temps en temps un autre mauvais.

Innovation d'importance : il y a des femmes dans ce "Mortimer". Pas seulement pour faire décor : il y en a deux qui jouent un rôle, et que le scénariste n'hésite même pas à faire parler! Pour une telle série, c'est une révolution. En plus, elles ne cuisinent pas, elles ne font pas le ménage, ni le soutien d'un mari qu'elles attendraient avec plus ou moins d'anxiété. Non, non, elles sont actives, dans deux rôles de... traîtresse. L'une, héroïne positive, trahit l'Union soviétique au nom de convictions fortes, elle ne cède pas malgré les menaces sur son intégrité. L'autre est la face inversée de la même fonction : elle trahit le Royaume-Uni, moins par conviction que par faiblesse de caractère (situation stéréotypée : elle a des dettes de jeu et est victime d'un chantage auquel elle ne sait pas résister).

 

Alchimie

Alors, est-ce un bon ou un mauvais album? La presse est très partagée. Le Soir démolit. La Libre Belgique célèbre. Il faut dire que cette dernière est toute émoustillée d'être illustrée par deux fois dans l'album, aux côtés de titres internationaux prestigieux. Ce qui pourrait expliquer la fureur du concurrent. Réussir une reprise, c'est difficile. Il s'agit ici de mettre en œuvre une stratégie qui permette de maintenir durablement de l'intérêt pour les suites d'une série mythique. Pour cela, une délicate alchimie est à réussir : il faut tout à la fois de la continuité et du renouvellement : à trop continuer sans renouvellement, on finira par lire le pastiche du pastiche du pastiche.

Ne le cachons pas : on trouve du plaisir à lire La Machination Voronov, qui est plutôt une bonne aventure. Certes, elle recèle pratiquement tous les stéréotypes du roman d'espionnage. Mais c'est amusant aussi : essayer de deviner comment ils vont s'enchaîner, anticiper les trucs et ficelles du scénario. Pourtant, le sentiment est qu'on est à la croisée des chemins pour la série. Si la continuité est assurée, elle l'est néanmoins sans tout le volet poétique et fantastique de Jacobs. Quant au renouvellement, c'est une autre affaire.

Reste au connaisseur à identifier les clins d'œil, à Hergé (le restaurant moscovite est baptisé du nom de la capitale de la Syldavie; son serveur est un personnage du Sceptre d'Ottokar), et à Bob de Moor (dont le visage caractéristique inspire d'évidence le dessin d'un savant ami de Mortimer).

 

Pierre Georis

 

(1) À l'exception, il est vrai, de Michel Deligne, en deux albums, publiés en 1975, confidentiellement. Très petit tirage. Très difficile à trouver. Si vous deviez miraculeusement tomber dessus, ne croyez pas l'adage qui dit que "tout ce qui est rare est cher". Cela n'est vrai que s'il s'agit d'un "rare" pour lequel il y a une demande! En l'occurrence, si on vous réclame plus de 1.800 FB par album, et que vous acceptez, vous vous faites rouler.

(2) On ne parle que des histoires longues, dont certaines ont parfois été publiées en deux albums. Il faut y ajouter une histoire courte de quatre pages, relatant la découverte du tombeau de Toutânkhamon (genre Belles Histoires de l'Oncle Paul, sauf que c'était dans le journal Tintin), et des illustrations pour le roman de Wells La Guerre des Mondes. En comparaison, un Tibet a produit plus d'une centaine d'albums (de Chick Bill ou Ric Hochet) durant les 40 premières années de sa carrière!

(3) Exemple. Nos deux héros reçoivent deux pavés successivement dans leur carreau. Des messages de leur ennemi Olrik y sont chaque fois attachés, qui les narguent. L'impudente canaille, s'exclame Mortimer au premier pavé; L'infernal toupet, renchérit Blake au second (ou le contraire). Entre les deux, Mortimer parvient à bien se jurer de lui (Olrik) faire rentrer ses rodomontades dans la gorge. Ca sent bon le vécu, tout ça!

(4) Notez que je dis tout ça, mais que j'ai quand même la collection complète à la maison. Nul n'est à l'abri de contradictions!

(5) Claude Le Gallo, Le monde d'Edgar P. Jacobs, éd. du Lombard, 1984.

(6) Mon collègue et ami Christian Boucq, avec lequel j'échangeais sur la Machination, me faisait remarquer que la frustration du second rôle pouvait aller jusqu'à la révolte. Voir le comportement de Fantasio contre Spirou dans La Vallée des bannis. Permettre à Blake de s'exprimer, ne serait-ce que le temps d'un album, pourrait relever d'une judicieuse politique de prévention.

 

Voici quelques sites très bien documentés sur Blake et Mortimer et/ou sur la Machination Voronov en particulier.

- Le site officiel de Blake et Mortimer, hébergé chez Dargaud Éditeur : http://www.dargaud.fr/bm/chrono.htm

- Le monde de Blake et Mortimer : très documenté et maintenu par Boris et Benoît Tudrej ainsi que Carlos J. Moura : http://blake.citeweb.net/

- Le site non officiel de Blake et Mortimer, maintenu par Jean-Luc Martin : http://www.dargaud.fr/cite/cite02/citamate/f_blake.htm

- Un dossier spécial Blake et Mortimer sur comics.simplenet.com : http://comics.simplenet.com/dargaud/bm0.htm

- EPJ Collectors : tout ce que vous voulez savoir sur E. P. Jacobs : http://www.multimania.com/epjcollectors/

- Le site réalisé pour la sortie de l'album sur le site du Figaro Magazine : http://frontix.sdv.fr/blake/edito.html

- Les clins d'yeux de Jacobs, sur le site génial des époux Parrat : http://www.datacomm.ch/%7Eparrat/bd/clin21.html

- Le site de BD Paradisio dans les favoris de Pierre Georis: http://www.bdparadisio.com/albums/voronov/blakar.htm

 

 

Un monument de la BD

Curieuse destinée que celle d'Edgar Pierre Jacobs. Il ne vient à la bande dessinée que par obligation mais n'en signe pas moins l'une des œuvres les plus importantes du genre. Aux côtés de Hergé, de Jacques Martin et de Bob de Moor, il fait partie de ce que l'on appelle communément l'école de Bruxelles.

Né le 30 mars 1904 à Bruxelles, Edgar Pierre Jacobs se passionne très tôt pour le dessin et la musique. Après avoir exercé quelques petits métiers (concepteur de bijoux, retoucheur photo,...), il travaille dans la publicité. Sa passion du théâtre l'emporte d'abord vers les planches pour être figurant au théâtre de la Monnaie à partir de 1921. Il participera ensuite à la grande revue du Casino de Paris au côté de Mistinguett puis sera artiste lyrique jusqu'en 1940 où la guerre stoppera sa carrière de chanteur. Le "baryton du 9e art" donnera dans les travaux graphiques alimentaires. Il rentre comme illustrateur chez Bravo! Pendant deux ans, il illustrera contes, nouvelles et romans jusqu'au jour où on lui demande de dessiner Flash Gordon, la saga américaine dessinée par Alex Raymond ne parvenant plus en Belgique. Quelques semaines plus tard, la censure nazie interdit la série.

C'est en 1943 qu'il réalisera son premier album avec le Rayon U. Il collaborera avec Bravo! jusqu'en 1946 mais aussi avec d'autres revues (ABC, Stop, Bimbo et Lutin, ...). Pendant la même période, il rencontre Hergé qui va l'engager à partir de 1944 comme décoriste/coloriste. Il participera à l'élaboration de Tintin au Congo, Tintin en Amérique, Le Sceptre d'Ottokar ainsi que du Lotus Bleu en réalisant corrections, coloriage et remise au format. On le retrouve également, pour des travaux plus en profondeur, au générique du Trésor de Rackham le Rouge, des Sept Boules de cristal et du Temple du Soleil.

En 1946, il fait partie de la première équipe du journal Tintin où il signe le premier épisode de longues aventures de Blake et Mortimer avec Le Secret de l'Espadon. Il abandonne sa collaboration avec Hergé en 1947 pour se consacrer à sa série jusqu'au premier tome des Trois Formules du professeur Sato paru dans Tintin de 1970 à 1972. Puis le silence s'installe pendant neuf ans et s'achève en 1981 avec la parution de ses Mémoires : Un opéra en papier.

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