On connaît l'histoire : les Bourses financières se sont développées en symbiose avec la révolution industrielle et ses besoins de financement sans précédent, en particulier dans les chemins de fer. Le succès a été tel que le terme « Bourse » lui-même a fini par ne plus désigner que ce lieu d'échange de titres financiers, au détriment d'autres significations comme celles de Bourses d'emploi ou de Bourses de matières premières. Bref, si « Bourse financière » semble désormais être devenu un pléonasme, tel n'a pas toujours été le cas...
Au sein des Bourses, deux marchés – ou compartiments – coexistent : d'une part, un marché primaire sur lequel s'acquièrent des titres nouvellement émis (actions ou obligations) à des conditions fixées lors de la mise sur le marché. C'est ce marché primaire qui joue le rôle de financement des entreprises (ou de l'État, dans le cas des obligations d'État) en permettant aux exigences contradictoires des agents à capacité de financement (épargnants) et des agents à besoin de financement (emprunteurs) de se rencontrer (voir encadré page suivante). Sur le marché secondaire, les titres émis sur le marché primaire peuvent être revendus et font l'objet d'une cotation variable au gré de l'offre et de la demande : c'est en quelque sorte un « marché de l'occasion », à ceci près qu'une action, contrairement à une voiture, ne s'use pas ! Ce marché secondaire assure donc la « liquidité » des titres acquis sur le marché primaire : il permet à un actionnaire ou un détenteur d'obligations de se défaire de ses titres quand il le souhaite. Quant aux sociétés de Bourse telles qu'Euronext, elles mettent en place les infrastructures permettant à cette offre et cette demande de se rencontrer. Pour ce faire, une série de métiers et d'outils parfois extrêmement techniques sont nécessaires, en termes d'information, notamment. Ainsi, ce sont les sociétés de Bourse qui construisent les fameux « indices boursiers » (Bel 20, CAC 40, Dow Jones, Footsie, Nikkei...), qui ne sont rien d'autres qu'une espèce de « panier de l'actionnaire », permettant comme le panier de la ménagère, de déterminer si les prix sont orientés à la hausse ou à la baisse. Ce sont elles qui accueillaient les « corbeilles » où, à grands renforts de cris et de gestes, les traders (opérateurs) s'échangeaient ordres d'achat et de vente. Désormais la plupart de ces transactions se font électroniquement : les traders restent derrière leurs écrans (au moins trois par trader !), dans les salles de marché des banques ou institutions financières pour lesquelles ils travaillent. Les sociétés organisant le marché boursier tendent donc à offrir une infrastructure à la fois plus immatérielle et techniquement beaucoup plus complexe.
Lieu de définancement
Telle est en théorie le rôle de la Bourse dans la finance, et de la finance dans le capitalisme : il y a cependant dans le monde de la finance, une tendance tenace à renverser les schémas, à inverser les fins et les moyens, et à transformer, par exemple, les outils d'assurance contre les risques en instruments spéculatifs. En l'espèce, la « créativité financière » finit par accroître les risques systémiques via l'utilisation de dispositifs censés réduire les risques locaux (risques de change lors d'une exportation, par exemple, risques de taux d'intérêt lors d'un emprunt à taux variables, etc.) !
De tels renversements permettent de comprendre que ce schéma binaire, présentant les fonctions théoriques respectives des marchés primaires et secondaires, ne reflète que très partiellement la configuration actuelle des places boursières. Dans les faits, le marché primaire n'est ainsi devenu qu'une source minoritaire de financement des entreprises. Ces dernières années, la Bourse a même constitué une source de « définancement » des entreprises américaines cotées sur la place de New York. En effet, le montant des rachats de leurs propres actions sur le marché secondaire (share buybacks) par les entreprises américaines a dépassé la valeur des titres émis sur le marché primaire. À défaut de projets industriels, ce share buyback permet aux entreprises cotées d'affecter leurs plantureux bénéfices à l'augmentation de la valeur de chacune des actions restant en possession de leurs actionnaires. Une fois rachetées par les entreprises, les actions sont en effet détruites, réduisant ainsi le nombre de titres et augmentant mécaniquement leurs valeurs. Moins de parts signifie plus de gâteau, c'est bien connu...
En Europe, si le montant annuel de ces rachats de titres ne dépasse pas encore celui des émissions de titres sur le marché primaire, c'est partiellement dû à l'importance des privatisations (notamment françaises), qui ne constituent pas à proprement parler des opérations de financement des entreprises, mais le passage d'une capitalisation publique à une capitalisation privée.
La Bourse se trouve donc actuellement confrontée à un paradoxe : alors même que le marché secondaire connaît un développement exponentiel (en termes de nombres de transactions effectuées et de volume financier qu'elles représentent), le recours à la Bourse comme moyen de financement des entreprises, qui était utilisé d'ordinaire pour fonder une hypothétique utilité collective des marchés boursiers, n'a lui, jamais été aussi faible. Ce constat paradoxal ne signifie bien évidemment pas que la Bourse soit sans effet sur la gestion quotidienne des entreprises, au contraire. Ainsi, le cours des actions cotées, aussi capricieux et déconnecté des perspectives de long terme soit-il, reste un des indicateurs de performance les plus prisés au moment d'évaluer l'équipe de management à la tête d'une entreprise. De garant de la liquidité des titres émis sur le marché primaire, le marché secondaire est désormais devenu un instrument de contrainte de la gestion des entreprises, un juge de paix omniprésent des grandes orientations industrielles. Loin de faire l'unanimité, même parmi les « capitaines d'industrie », cette orientation est contestée en raison de l'obsession « court-termiste » qu'elle engendre. C'est également la légitimité d'un système mettant au-dessus de tout les intérêts de la petite minorité actionnariale de la population mondiale, qui est contestée dans son principe même. Ainsi, Jean Peyrelevade, qui fut professeur d'économie à l'École polytechnique et président de grands groupes industriels (Suez, UAP, Crédit Lyonnais) s'inquiète d'autant plus des dérives du capitalisme financier que « 5 % de la population mondiale, dont la moitié aux États-Unis, ont entre leurs mains la quasi-totalité de la richesse boursière de la planète » .
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Des réalités différentes
Dans ce système, le rôle des sociétés de Bourse telles qu'Euronext, le NYSE, le London Stock Exchange ou la Deutsche Börse consiste principalement à être une plate-forme – de plus en plus informatisée – permettant d'encadrer les opérations de lancement sur les marchés primaires, et de faire se rencontrer offre et demande sur le marché secondaire.
De manière minimale, les clients des sociétés de Bourse sont des membres et des établissements financiers qui ont directement accès à la négociation sur ces marchés, des sociétés dont les actions sont cotées sur ces marchés, ce qui leur permet de lever des capitaux, des investisseurs privés et institutionnels (fonds de pension) qui effectuent des transactions sur les marchés organisés par la société. De manière périphérique, toute une série d'autres services (d'information financière, par exemple) sont également offerts. Le niveau d'intégration de ces services varie d'ailleurs d'une société à l'autre : ainsi la Bourse de Francfort (Deutsche Börse) assure-t-elle non seulement les transactions boursières, mais également le suivi administratif de celles-ci : ce que le jargon boursier dénomme « règlement-livraison », soit l'ensemble des opérations par lesquelles l'argent est effectivement transféré de l'acheteur au vendeur, et le titre du vendeur à l'acheteur. En Belgique, et sur la plupart des marchés, ces opérations sont assurées par des « chambres de compensation », telles qu'Euroclear. Cette asymétrie entre les situations allemande, d'une part, et franco-belgo-néerlandaise, de l'autre, explique d'ailleurs partiellement l'échec des négociations de fusion entre la Deutsche Börse et Euronext, qui avaient précédé l'accord Euronext – NYSE.
Cette dernière fusion intervient dans un contexte en pleine mutation, pour des raisons technologiques (dématérialisation croissante des activités financières, interconnexion des places...), mais aussi légales : le monopole des Bourses ayant été supprimé par la directive européenne sur les marchés d'instruments financiers (dite « Mifid ») qui entrera en vigueur en novembre de cette année. Les sociétés de Bourse elles-mêmes seront donc désormais soumises à la concurrence dans leur fonction de plates-formes d'échanges de titres financiers. Sept banques d'affaires (Citigroup, Crédit suisse, Deutsche Bank, Goldman Sachs, Merrill Lynch, Morgan Stanley et UBS) ont d'ailleurs annoncé leur intention de créer « Turquoise », leur propre plate-forme paneuropéenne d'échanges d'actions, après l'entrée en vigueur de la libéralisation. Il est vraisemblable que, dans cette nouvelle donne, une taille critique soit nécessaire à la survie, ce qui incite les acteurs à se rapprocher. À cet égard, Euronext – Nyse offre peu de sujet d'inquiétude : avec plus de 21 000 milliards d'euros de capitalisation boursière cumulée, 80 des 100 premières entreprises cotées dans le monde, contre 35 seulement au London Stock Exchange (le total est supérieur à 100 puisque certaines sociétés sont cotées sur plusieurs places), et près de 100 milliards de dollars d'échanges quotidiens, le nouveau géant dépassera de loin tous ses concurrents.
Le piquant de l'affaire est que si certains chefs d'État ont publiquement clamé leur désaccord et leur indignation suite à l'échec d'une Bourse paneuropéenne, la directive européenne (Mifid) proposée par la Commission fin 2002 avait été acceptée en avril 2004 sans l'ombre d'une difficulté par les ministres eux-mêmes. Ainsi, ces gouvernements ont fait preuve soit de mauvaise foi, soit d'incompétence dans l'évaluation prospective des conséquences de leur projet.
Du côté américain, cette fusion vise aussi à enrayer un certain déclin : pour les entreprises des pays émergents, il semble bien que Londres, Shangaï et Hong Kong soient désormais devenues plus attrayantes que New York. À titre d'exemple et de symbole, on relèvera ainsi que la plus importante entrée en Bourse de l'histoire s'est faite en octobre 2006, sur les Bourses de Shangaï et Hong Kong, ce qui aurait été impensable voici quelques années : ce sont ainsi 21 milliards de dollars qui ont été levés pour l'introduction en Bourse de la banque chinoise ICBC.
C'est peut-être cette menace latente qui explique que le NYSE ait accepté de plier sur quelques points plus que symboliques, notamment, et surtout, la parité des administrateurs au sein du Conseil d'administration du futur Euronext – Nyse. Plus surprenant, vu d'Europe, des garanties ont été obtenues pour que les règles américaines en matière de transparence comptable (loi dite « Sarbanes-Oxley »), qui, depuis les scandales Enron et Worldcom, sont devenues plus strictes que celles en vigueur en Europe, ne puissent pas s'imposer chez nous 2. C'est même tout un arsenal préventif qui a été mis en place pour empêcher l'application d'éventuelles règles américaines extraterritoriales, y compris dans le cas d'une décision prise par le Sénat ! Au total, l'assemblée des actionnaires d'Euronext a voté à 98,2 % en faveur de cette fusion et même les salariés s'y sont ralliés après avoir obtenu des garanties sur l'absence de licenciement. Les premiers bénéficiaires en seront évidemment les investisseurs puisque les responsables d'Euronext ont annoncé une baisse rapide des coûts de transaction, de l'ordre de 15 à 20 %. De là à dire que les intérêts individuels des acteurs boursiers directs ont primé sur l'intérêt général et la construction européenne, il n'y a qu'un pas – pas qui traduit la faiblesse en matière de politique industrielle au niveau européen, au-delà de la seule volonté de libéralisation.
Le mouvement de concentration en cours n'aboutira donc pas à la création d'une place unique en Europe. Pourtant, dans la dynamique économique mise en place au niveau européen, une telle création aurait été la conclusion logique de vingt années d'intégration. Après un premier et long essoufflement de l'Europe dans les années 1970, le marché intérieur (1986) a donné une impulsion nouvelle. Rapidement, l'idée, utopique à l'époque (1979), d'une monnaie unique est sortie des cartons : le principe étant qu'avec une monnaie unique, les prix sont plus transparents, la concurrence intensifiée à l'avantage des consommateurs, et les flux commerciaux démultipliés. En 1999, on convient d'intégrer les marchés financiers pour réduire les coûts de financement des entreprises et permettre à la Banque centrale européenne d'évaluer plus rapidement et donc plus efficacement les décisions des entreprises, des ménages et des pouvoirs publics. La création d'une Bourse paneuropéenne aurait dû marquer l'étape suivante. L'actualité des derniers mois montre qu'on se dirige plutôt vers un monde boursier multipolaire au sein duquel chaque pôle, devenu transnational, sera spécialisé dans un type de marchés ou une « niche » (actions, matières premières, produits dérivés, etc.). Quitte à connaître un destin parallèle à celui que Ferdinando Riccardi (Agence Europe) décrit en matière de politique énergétique : « Au départ, l'autonomie des entreprises pétrolières dans les accords d'approvisionnement et autres arrangements était affirmée. Ensuite, progressivement, les autorités politiques s'en sont occupé de plus en plus et aujourd'hui, face notamment à la prise en main par Vladimir Poutine de la politique énergétique russe et aux décisions politiques d'autres pays producteurs, l'intervention politique s'est imposée et elle apparaît aujourd'hui inévitable et, en pratique, normale. » Mais sur les marchés financiers, comme ailleurs, pour faire l'Europe, il aurait fallu que les partenaires soient prêts à des concessions réciproques.
Olivier Derruine & Edgar Szoc
1 Jean Peyrelevade, Le capitalisme total, Le Seuil, 2006.
2 Ce renforcement des règles américaines aurait d'ailleurs déjà provoqué un exode des activités financières de la place de New York vers la City londonienne, considérée souvent comme le plus important des paradis fiscaux au monde (voir Christian Chavagneux et Ronan Palan, Les paradis fiscaux, La Découverte, 2006).
Euronext : un historique
Septembre 2000 : Fusion d'Amsterdam, Paris et Bruxelles.
Janvier 2002 : Rachat du Liffe (marché londonien de produits dérivés).
Février 2002 : Fusion avec la Bourse de Lisbonne.
Novembre 2004 : Naissance de plates-formes électroniques harmonisées pour la négociation d'actions, les produits dérivés et la compensation.
Décembre 2006 : l'assemblée générale extraordinaire d'Euronext entérine la fusion à venir avec l'opérateur américain NYSE, qui offre, pour chaque action Euronext, 0,98 action NYSE et 21,32 euros en cash. Les actionnaires d'Euronext, présents ou représentés à l'assemblée générale extraordinaire ont approuvé à 98,2 % l'opération. Le futur ensemble NYSE Euronext pèsera quelque 29 milliards de dollars en Bourse. Le NYSE et la Bourse paneuropéenne Euronext deviendront filiales à 100 % d'une nouvelle holding cotée et baptisée NYSE-Euronext. Euronext emploie actuellement 1 259 personnes.
Le Slam (Shareholder Limited Authorized Margin)
De nombreuses propositions existent pour essayer de « brider » les marchés boursiers. Dans le sillage de la taxe dite Tobin, se profile désormais le Slam, qui cherche à mettre un plafond aux bénéfices des actionnaires, et donc à enrayer quelque peu leur prise de pouvoir au sein de l'entreprise et ses conséquences les plus nuisibles pour les travailleurs (fermetures, délocalisations).
Pratiquement, il s'agirait d'imposer à 100 % les revenus boursiers excédant un certain pourcentage, considéré comme « juste » en fonction du risque pris par les investisseurs/actionnaires. On retrouvera plus d'information sur cette proposition sur le site de L'autre campagne (www.lautrecampagne.org). Créé par quelques dizaines d'intellectuels, ce site vise à remettre le débat politique sur les questions économiques et sociales au cœur de la campagne présidentielle française. Pour ce faire, L'autre campagne lance une série de propositions programmatiques.