Il paraît difficile d’évoquer aujourd’hui la question des revenus et de la fiscalité sans faire référence au rôle joué par la finance. À la suite de la mondialisation financière, c’est-à-dire de la constitution, au cours des deux dernières décennies, d’un espace financier mondial, la finance est devenue l’institution dominante de notre système économique. Cette suprématie s’observe à différents niveaux.


Au niveau global, un des aspects les plus spectaculaires de la période récente a été le retour d’un phénomène qu’on croyait disparu depuis 1929, les crises financières. Celles-ci se sont multipliées dans les pays émergents (Mexique, Indonésie, Argentine…), avec des effets dévastateurs tant au niveau social, économique que politique. Les pays développés n’ont pas été à l’abri de ces crises, comme l’a démontré il y a quelques années le krach de la « nouvelle économie ». Cette suprématie de la finance a été perceptible à un second niveau, celui de l’entreprise. La transformation du mode de gestion – ou, selon le terme consacré, de la « gouvernance » – des entreprises (corporate governance), constitue un autre fait majeur de ces vingt dernières années. D’un mode de gestion managérial, caractéristique des Trente glorieuses, et marqué par l’autonomie quasi complète des directions d’entreprises, on est passé à un mode actionnarial, soumettant les dirigeants au contrôle rapproché de leurs actionnaires. C’est initialement aux États-Unis que ce basculement a eu lieu. Dès les années 70, une critique des managers s’y développe. Ceux-ci sont accusés de se lancer dans des stratégies de diversification industrielle coûteuses, et de porter une responsabilité dans le déclin industriel américain. Ces critiques trouvent un relais dans les nouvelles théories de la firme qui fleurissent à l’époque, et font de l’intérêt de l’actionnaire la finalité ultime, voire exclusive, de l’entreprise. Toutefois, sans une troisième évolution, la dérégulation des marchés de capitaux – ou mondialisation financière –, ces critiques seraient restées inopérantes. La mondialisation financière entraîna un essor sans précédent des marchés boursiers, et la montée en puissance d’une nouvelle catégorie d’actionnaires, les « investisseurs institutionnels ». Sous cette expression, on regroupe différentes catégories de gestionnaires financiers, les principaux étant les fonds de pension et les organismes de placement collectif (comprenant les SICAV). Ils constituent le fer de lance du nouveau pouvoir actionnarial au sein des entreprises. Ils sont redoutables pour trois raisons : ils peuvent détenir une proportion importante des actions des entreprises (parfois plus de 50 %), ils concentrent une masse considérable de capitaux, enfin, ils sont extrêmement actifs, cherchant constamment à accroître le rendement de leur portefeuille financier. Se gagner les faveurs des investisseurs institutionnels est donc devenu un impératif pour beaucoup d’entreprises, si elles veulent échapper à une baisse de leur valeur en bourse et donc au risque d’un rachat hostile par un concurrent.

Financiarisation des stratégies
Le passage de témoin entre les dirigeants et les actionnaires des entreprises a eu des effets profonds sur les stratégies de celles-ci. La croissance du cours boursier et la création de valeur pour l’actionnaire sont devenues les priorités des entreprises ou, à tout le moins, une contrainte qu’elles ne peuvent plus ignorer. Un standard de performance (benchmark) international s’est diffusé, posant a priori qu’une entreprise bien gérée doit être capable de verser à ses actionnaires un retour sur fonds propre minimal de 15 %, voire davantage encore. Ceci a des conséquences profondes sur la formation et sur la distribution des revenus. L’essentiel de la progression des revenus des ménages au cours des 25 dernières années a reposé sur les gains en capital financier, ce qui engendre un écart de revenu croissant entre couches riches et pauvres de la population (1). Pour atteindre des rendements financiers aussi élevés, les entreprises ont recours à différentes stratégies. On peut les regrouper en trois rubriques : les stratégies concurrentielles, organisationnelles et financières (2). Les stratégies concurrentielles ont pour objectif d’accroître le taux de marge, c’est-à-dire le montant du bénéfice pour 1 euro de ventes. Elles passent notamment par la compression des coûts salariaux et de l’emploi, mais aussi par une variabilisation de ceux-ci (remplacement des emplois fixes par des emplois temporaires). La stratégie organisationnelle a pour but d’accroître le rendement des actifs économiques, c’est-à-dire le montant des ventes pour 1 euro d’investissement. Une manière d’y parvenir est de réduire le dénominateur de ce ratio, c’est-à-dire les investissements, soit en comprimant ceux-ci, soit en les externalisant vers des entreprises sous-traitantes. La baisse de l’investissement productif des entreprises et la réduction de leurs stocks sont deux voies pour atteindre le premier objectif. La tendance croissante des entreprises à devenir des « entreprises creuses », c’est-à-dire à confier une partie des activités de l’entreprise à des sous-traitants extérieurs, illustre la seconde option. Ainsi, les constructeurs automobiles tendent de plus en plus à devenir des assembleurs, la fabrication des composants étant confiée à des équipementiers (cf. Renault « créateur d’automobiles »). Cette stratégie de recentrage possède plusieurs avantages : compression des coûts par la pression exercée sur les sous-traitants, recentrage sur les segments les plus profitables du processus de production, externalisation des risques liés à tout investissement… Enfin, la stratégie financière consiste à démultiplier la rentabilité financière de l’entreprise par rapport à sa rentabilité économique, au moyen du levier d’endettement. Celui-ci est défini comme le montant des dettes financières pour 1 euro d’apports en capitaux. L’effet de levier est obtenu en accroissant la dette de l’entreprise (recours à l’emprunt bancaire) tout en réduisant ses fonds propres – grâce à la pratique des rachats d’actions. Plus l’endettement de l’entreprise croît par rapport à ses fonds propres, plus la rentabilité financière, mais aussi la probabilité de faillite augmente. Cette dynamique financière est donc aussi à haut risque pour les entreprises. En cas de retournement de la bourse, celles-ci se retrouvent avec des actifs dévalués et une montagne de dettes, ce qui mène parfois à la faillite pure et simple.
Une telle dynamique a joué un grand rôle dans l’envol puis la chute de la nouvelle économie (3).

Bilan
La prise de pouvoir des actionnaires au sein des entreprises est à l’œuvre depuis un nombre suffisamment important d’années pour qu’on puisse tenter d’en établir un bilan. C’est sans aucun doute du point de vue des travailleurs que ce bilan est le plus mauvais. Le mode de gestion managérial n’était certes pas parfait, mais il avait au moins pour vertu de rendre possible un « pacte social » favorisant l’emploi et un partage des revenus moins déséquilibré. Il amenait aussi à une reconnaissance de l’acteur syndical comme interlocuteur social légitime au sein de l’entreprise. La gouvernance actionnariale a conduit au contraire à faire supporter aux travailleurs un maximum de risques : stagnation de l’emploi, compression des coûts salariaux, flexibilisation des conditions de travail, redéfinition permanente des frontières des firmes… Ce n’est guère étonnant : toute la problématique de la gouvernance actionnariale tourne autour de la question du contrôle des dirigeants par les actionnaires. Dans ce schéma de pensée, typique des pays anglo-saxons, l’intérêt des travailleurs ne fait tout simplement pas partie du paysage.
Les conséquences néfastes du capitalisme financier ne se font pas seulement sentir sur les travailleurs, elles touchent aussi les entreprises et donc le capitalisme en tant que système de production et d’innovation. Un nombre croissant d’économistes, y compris issus du monde de l’entreprise et de la finance, s’inquiète de l’évolution actuelle du capitalisme, estime que « les multinationales dorment sur leur tas d’or », que le capitalisme actuel est un « capitalisme sans projet » et qu’il est « en train de s’auto-détruire ». Ces prises de positions, de plus en plus fréquentes, sont suscitées par le paradoxe de la situation actuelle : alors que les profits des entreprises n’ont jamais été aussi élevés, l’investissement productif des entreprises ne repart pas. Comme on l’a montré, le sous-investissement ne constitue pas seulement un à-côté indésirable du mode de gestion actionnarial, mais une stratégie explicitement poursuivie pour créer de la valeur pour l’actionnaire. Cette évolution est très préoccupante, car sans investissement il ne peut y avoir ni croissance, ni emploi, ni innovation technologique.
Enfin, l’idée même qui avait justifié la financiarisation des entreprises, celle de permettre une gestion plus saine de celles-ci grâce à un meilleur contrôle de leurs dirigeants, s’est avérée pour une large part illusoire. La série de scandales financiers survenus aux États-Unis et en Europe au cours de la période récente a montré les limites d’un contrôle des dirigeants par les actionnaires. Ne serait-il dès lors pas temps de reconnaître que le seul véritable contre-pouvoir au sein des entreprises n’est autre que celui des travailleurs, et d’en tirer les conséquences ? En consolidant par exemple les compétences et les moyens d’action des conseils d’entreprise et des conseils d’entreprise européens selon des modalités à définir. Ce ne semble en tout cas pas être la réponse privilégiée par les autorités européennes à la suite des scandales Enron, Parmalat et autres. L’Union européenne a par exemple récemment adopté un nouveau système de règles comptables (IFRS), produit par un organisme privé situé à Londres, et dont plusieurs spécialistes estiment qu’il accroîtra les marges de manœuvre des actionnaires dans les entreprises. Ce système abandonne le principe prudent du « coût historique », lequel interdit d’inscrire au bilan les plus-values potentielles attendues sur un actif (par exemple la montée d’un titre en bourse) (4). Plutôt que de mettre en valeur les forces du modèle européen d’entreprise, méthodes comptables éprouvées, information et consultation des travailleurs en matière économique et financière, l’Union européenne semble choisir la fuite en avant vers un modèle anglo-saxon pourtant largement discrédité.

1 Savage R., Économie belge 1953-2000. Ruptures et mutations, Presses universitaires de Louvain, 2004, p. 503.
2 Batsch L., Le capitalisme financier, La Découverte, 2002.
3 Pour une analyse approfondie, voir M. Aglietta et A. Rebérioux, Dérives du capitalisme financier, Albin Michel, 2004.
4 Voir l’article de J. Richard « Une comptabilité sur mesure pour les actionnaires », in Le Monde diplomatique, novembre 2005 et M. Aglietta et A. Rebérioux, op. cit.

 

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