Plus de 1,5 million de personnes, soit 15 % de la population belge, vit sous le seuil de la pauvreté, défini par un revenu maximum de 772 euros, c’est ce qui ressort d’une étude de l’Université d’Anvers présentée en décembre dernier. À l’instar de l’Europe, la Belgique peine à trouver les armes pour combattre un mal qui revêt plusieurs visages et qui n’est plus incarné par les seuls sans-abri. Aujourd’hui, les familles monoparentales, les femmes, les jeunes isolés, les plus de 65 ans constituent la plus grande proportion de pauvres. Même le travail ne constitue plus une protection. Des constats qui demandent des réponses plus qu’urgentes. Lors de la présentation de son troisième rapport bisannuel, le Service de lutte contre la pauvreté, implanté au sein du Centre pour l’égalité des chances, a réitéré son appel à un agenda politique plus contraignant pour lutter contre l’exclusion sociale.


Il y a dix ans le premier rapport général sur la Pauvreté a permis au gouvernement belge de développer un panel d’instruments visant à lutter contre la précarité (cf. encadré). Il s’agissait alors d’une initiative unique en Europe, puisque cette législation était le fruit d’un dialogue direct avec les personnes vivant dans la pauvreté. Dix ans après, le ministre de l’Intégration sociale, Christian Dupont (PS), a voulu relancer ce dialogue : sur la base d’un premier projet de rapport, onze rencontres décentralisées ont été organisées afin d’intégrer, d’une part, les remarques, critiques et propositions de tous les acteurs directement concernés. D’autre part, le Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale organise de manière structurelle des concertations thématiques avec des acteurs de terrain très diversifiés. Le Rapport général (1) remis au ministre le 21 décembre dernier par le Service de lutte contre la pauvreté est le fruit de cette large concertation. Son titre : « Abolir la pauvreté » renvoie à l’accord de coopération de 1998 qui précise les missions du Service (2). Françoise De Boe, coordinatrice adjointe de celui-ci, rappelle que dans cet accord « la pauvreté a été définie comme une violation des droits de l’homme par le législateur et les différents gouvernements du pays se sont engagés à coordonner leurs efforts pour la combattre ». Le rapport reflète aussi l’état d’esprit du terrain : ceux et celles qui luttent au quotidien contre la pauvreté y lancent un appel urgent aux responsables politiques en faveur d’un débat et d’actions volontaristes car dix ans après le cri d’alarme lancé sous l’égide de la Fondation Roi Baudouin, la conclusion reste la même : la pauvreté, à l’évidence, existe toujours en Belgique.
Plus encore que les précédents, ce rapport bisannuel entend donc concourir à l’élaboration d’un agenda politique : 200 pistes d’action, 76 résolutions… On ne peut pas dire qu’il soit resté dans le vague. « Être le plus concret possible, c’était bien le but, confirme Françoise De Boe, coordinatrice de ce Service. Les associations, les gens de terrain nous ont dit leur scepticisme, voire leurs réticences quant à l’utilité des rapports et du processus de dialogue sur la pauvreté. Ils n’en voient pas l’impact alors que la situation s’est aggravée ». De fait, on estime qu’aujourd’hui 15 % des Belges vivent sous le seuil de la pauvreté. Ce chiffre était de 10 % au début des années 90.
Résumer toutes les propositions du rapport est impossible. Plusieurs visent à assurer à chacun un « revenu digne ». On y lit la demande de relèvement des bas salaires, bien sûr, mais aussi celle d’une réglementation plus stricte du travail intérimaire ou des contrats à durée déterminée, qui précarisent les travailleurs. Lier les revenus de remplacement au bien-être aiderait aussi, tout comme accroître le poids des loyers dans le calcul de l’index. Actuellement, ils ne pèsent que pour 5,5 %, ce qui est loin de correspondre à la réalité, particulièrement pour les revenus les plus faibles.
Les auteurs du rapport demandent aussi qu’on prenne les arrêtés permettant à la loi sur l’insaisissabilité du compte à vue d’enfin s’appliquer. Il s’agirait de protéger de toute saisie le minimex, les allocations familiales et le revenu garanti aux personnes âgées. Trop de logements sociaux étant localisés dans les communes défavorisées, ils réclament une solidarité en la matière entre entités. Il manque aussi encore cruellement de logements adaptés aux familles nombreuses. Ils demandent par ailleurs un effort soutenu en faveur de l’enseignement : rendre l’école obligatoire vraiment gratuite et freiner les orientations vers l’enseignement spécialisé leur semblent plus qu’urgent. Améliorer la communication entre les autorités judiciaires et les citoyens, faciliter l’accès financier à la justice et simplifier les démarches administratives à accomplir pour demander l’aide juridique de deuxième ligne et l’assistance judiciaire sont encore d’autres pistes évoquées.
Les auteurs constatent enfin que trop de personnes n’utilisent pas des droits pourtant à leur disposition. Ils plaident ainsi pour l’octroi automatique des bourses d’études à toutes les personnes remplissant les conditions d’obtention. Certaines propositions rappellent également la nécessité d’investir dans des mesures structurelles, telles celles qui préconisent de garantir davantage la qualité de l’emploi dans toutes ses dimensions (salaire, sécurité de travail…) ou la régulation du marché locatif, tandis que d’autres pointent l’importance de mesures précises, limitées mais essentielles. Certaines propositions demandent un investissement budgétaire appréciable, telle que la réduction des inégalités entre communes en augmentant la part de l’intervention fédérale dans le revenu d’intégration.
D’autres propositions n’entraînent qu’un faible coût, s’agissant, par exemple, de développer la sensibilité à l’inégalité sociale au cours de la formation des enseignants. Les propositions se déclinent également selon différents principes : de manière non exhaustive, elles recommandent de favoriser la participation des personnes pauvres aux processus d’accompagnements dans lesquels elles sont de gré ou de force engagées, elles rappellent l’exigence de solidarité notamment par le renforcement nécessaire de la sécurité sociale et le développement d’une fiscalité plus équitable à l’égard des personnes aux bas revenus et elles plaident pour davantage de cohérence par l’organisation plus transparente et plus efficace des conférences interministérielles. « Certaines propositions peuvent être exécutées rapidement, poursuit Françoise De Boe. D’autres s’étalent sur le long terme. Il y a des revendications sans grand impact sur le budget de l’État, d’autres demandent un réel investissement. Aucune problématique n’est plus importante que d’autres. Il faut agir sur tous les fronts car le message au politique est bien celui-là : faites quelque chose. »

Quelles suites ?
La vie du rapport bisannuel du Service ne s’arrête pas avec sa publication. Eliane Deproost, directrice adjointe du Centre pour l’égalité des chances attend des réponses concrètes : « Ce rapport suscite des attentes très grandes. Le suivi des deux précédents rapports du Service ne s’est pas déroulé comme on pouvait l’espérer. Tous les gouvernements n’en ont pas débattu. Or, une réponse politique aux propositions et recommandations de ce rapport est indispensable ». L’accord de coopération prévoit en effet une procédure de suivi de ces propositions par les différents gouvernements et parlements, de même que par leurs organes consultatifs (tels que le Conseil national du Travail et le Conseil central de l’économie). Avec tous ses partenaires, le Service a indiqué qu’il ne manquerait pas d’y rester attentif.

Quant au ministre de l’Intégration sociale, Christian Dupont, il a refusé «de devenir le ministre des rapports sur la pauvreté» et a promis de ne pas laisser le rapport prendre la poussière au fond d’un tiroir. En tant que président de la conférence interministérielle de l’Intégration sociale, il demandera à tous les ministres participants de proposer prochainement au moins deux mesures concrètes pour réduire la pauvreté. Avec la ferme volonté qu’ils nourrissent l’agenda des réformes. Le ministre en propose déjà une : instaurer un « test pauvreté ». Toute décision future du gouvernement y serait soumise, afin de mesurer son impact sur les citoyens à faibles revenus, évitant ainsi d’accroître l’exclusion. Dans la même logique, Christian Dupont a indiqué que seize experts « pauvreté »,ayant eux-mêmes connu la précarité, ont été ou vont être engagés dans différents ministères fédéraux (cf. encadré p. 4).

L’associatif agacé
Du côté des associations de lutte contre la pauvreté, on se lasse et on s’agace… Certes, des recommandations du premier rapport ont été rencontrées (3) mais, dix ans plus tard, force est de constater que ces « gains » ont été largment contrebalancés par l’aggravation des causes mêmes de la pauvreté. L’enthousiasme de la participation des débuts a fait place à un scepticisme, voire à la certitude que rien ne bougera. « Nous en avons marre de travailler pour n’obtenir aucun retour, nous ne voulons plus servir d’alibis », en quelques mots, Marc Otjacques de l’association Luttes Solidarités Travail (LST) résume bien un sentiment partagé par nombre d’associations invitées au processus de participation. Bert Luyts d’ATD Quart-monde partage le même constat : « Pour instaurer un vrai dialogue, il faut donner plus de temps et de moyens aux associations et instaurer une réelle participation comme ce fut le cas, par exemple, pour l’élaboration des indicateurs de pauvreté ». Régis De Muylder, d’ATD Quart-monde Wallonie-Bruxelles, s’inquiète également de la manière dont évolue le dialogue autour des dix ans. Un dialogue qui, selon lui, n’est pas à la hauteur du premier rapport. « Les conditions n’ont pas été réunies ces derniers mois pour une vraie discussion. On risque de se focaliser sur des propositions spécifiques alors que nous demandons une politique globale de lutte contre la pauvreté ». Lassés, LST, ATD Quart Monde et Dignitas viennent d’ailleurs de quitter le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté, un des maillons du dialogue avec les associations.

Quant aux fameux experts « pauvreté » récemment engagés, les associations ne décolèrent pas : « Nous n’avons aucunement été consultées sur leur mission ni invités à faire des propositions, seuls les CPAS ont eu voix au chapitre, explique Marc Otjacques d’LST. Nous ne savons pas comment ils ont été sélectionnés. Pour pouvoir faire du bon boulot, il faut que ces experts soient enracinés dans le tissu associatif, si on les déracine, comment vont-ils pouvoir faire remonter le vécu, les revendications du terrain ? Sans compter que certains des experts engagés gagnent moins à présent qu’ils travaillent qu’avec leur statut de chômeur ou de bénéficiaire du revenu d’intégration et subissent ainsi de plein fouet les pièges à l’emploi… »
Pour conclure, laissons la parole à Anne Herscovici, présidente du CPAS d’Ixelles, et Dominique Decoux, présidente du CPAS de Schaerbeek. À travers une carte blanche parue l’année passée, elles résument assez bien le sentiment général : « L’heure n’est plus aux discours de compassion. Les constats et les analyses sont faits, les propositions et les recommandations sont légion. La participation des personnes vivant dans la pauvreté n’a de sens que si le processus de consultation aboutit à des mesures concrètes. Sinon, elle transforme la parole en ‘faire-valoir’ de ceux qui la détiennent et fait des témoignages de vie des mises à nu humiliantes. Il est donc temps de se mettre au travail. (…) C’est la seule manière de convaincre des vertus de la démocratie ceux qui sont aujourd’hui acculés à la débrouille. Il en va de la responsabilité des mandataires politiques à tous les niveaux de pouvoir. Peut-être de leur dignité ? » (4).

De 1992 à 2006...

En mars 1992, dans son accord de gouvernement, le gouvernement Dehaene I demande un Rapport Général sur la Pauvreté. ATD Quart-monde, d’autres associations dans lesquelles les personnes pauvres se reconnaissent et la section CPAS de l’Union des Villes et Communes belges sont chargés de l’élaborer. Le ministre de l’Intégration sociale confie la coordination à la Fondation Roi Baudouin (FRB). En 1995, la FRB publiait le Rapport général sur la pauvreté. Un Rapport qui a fortement marqué la société civile, les médias et de nombreux responsables. Parce que loin d’être un catalogue de chiffres ou de recommandations, il évoquait la pauvreté de l’intérieur. Il donnait la parole aux défavorisés et la confrontait à celle des experts. Il a notamment débouché sur la création d’un outil structurel de lutte contre la pauvreté : l’accord de coopération conclu en 1998 entre l’État fédéral, les Communautés et les Régions. Dans cette loi, les différents gouvernements se sont engagés en faveur d’une politique de lutte contre la pauvreté durable et coordonnée. En outre, la pauvreté y est définie comme une violation des droits de l’homme, conformément à l’angle d’approche du Rapport général sur la pauvreté. Enfin, cette loi prévoyait la création du Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale. Créé en 1998, celui-ci organise aujourd’hui de manière structurelle, au sein du Centre pour l’égalité des chances, le dialogue avec des acteurs de lutte contre la pauvreté de tous horizons (associations dans lesquelles des personnes pauvres se reconnaissent, CPAS, syndicats, professionnels de divers secteurs, administrations) et, à partir de ces travaux, il rédige des propositions et des recommandations politiques.

Plus d’infos sur le site du Service de lutte contre la pauvreté : www.luttepauvrete.be

(1) Rapport du Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale : « Abolir la pauvreté. Une contribution au débat et à l’action politiques » - 114 p., téléchargeable sur le site www.luttepauvrete.be et disponible auprès de l’Infoshop du SPF (Chancellerie du premier ministre – tél. : 02 514 08 00).
(2) Accord de coopération entre l’État fédéral, les Communautés et les Régions relatif à la continuité de la politique en matière de pauvreté du 5 mai 1998 – Moniteur belge du 16/12/98 et 10/07/99.
(3) Quelques recommandations ont quand même été rencontrées telles que le maximum à facturer pour le patient, la simplification des allocations familiales, l’élargissement de l’assurance maladie-invalidité, la mise en place du règlement collectif de dettes, l’adresse de référence pour les sans-abri et l’activation des allocations.
(4) Carte blanche parue dans Le Soir du 15 juin 2005.

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