Les 16 et 17 septembre 2010, le MOC et l’ACW organisaient un colloque sur le thème des alliances de la société civile face à la pauvreté, dans le cadre de l’année européenne de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. C’est le sociologue Robert Castel, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris et grand observateur de la question sociale de ces trente dernières années, qui a ouvert les débats. A partir d’un bref retour historique sur l’évolution de la notion de pauvreté, il a particulièrement insisté sur les spécificités de la pauvreté moderne étroitement liées, selon lui, à la dégradation du monde du travail à l’œuvre aujourd’hui. Rencontre avec Robert Castel.
- Deux ans après le déclenchement de la crise financière, quel est votre regard sur la situation sociale actuelle au sein de l’Union européenne?
- Robert Castel: Il faut prendre au sérieux cette crise financière qui a été un cataclysme assez terrible et dont d’ailleurs nous ne sommes pas encore sortis. Mais il me paraît important, en même temps, de la replacer dans toute la dynamique qui s’est mise en place au début des années ‘70 dans l’ensemble des pays industrialisés à la suite du déclenchement de la crise consécutivement au premier choc pétrolier. Une crise dont on a à la fois sous-estimé les effets et pensé qu’elle était transitoire, alors que, plus fondamentalement, on assistait à l’émergence d’un nouveau régime du capitalisme. A cette époque, nous sommes passés d’un capitalisme industriel, basé sur un fort compromis social entre les intérêts du marché et ceux du travail, à un capitalisme mondialisé beaucoup plus dur, qui joue la concurrence exacerbée, sous la domination de plus en plus forte du capital financier international. La crise de 2008 est un aboutissement, provisoire, de ce processus qui s’est traduit, en particulier, par un affaiblissement des protections sociales.
- Pouvez-vous décrire ce processus plus précisément?
- R.C. : A la fin du capitalisme industriel, une certaine forme d’équilibre s’était établie entre les intérêts du marché – la compétitivité, la productivité des entreprises, la concurrence – et simultanément le développement de garanties et de protections fortes du côté du monde du travail. C’est la mise en place d’un système de sécurité sociale qui a couvert la majorité de la population, l’établissement d’un statut de l’emploi assez solide caractérisé par le contrat à durée indéterminée et des droits importants attachés au travail. Aujourd’hui, la nouvelle poussée d’un capitalisme plus sauvage tend à percevoir ces protections comme des freins et des contraintes au libre déploiement du marché. La conséquence de cette transformation est la situation sociale dégradée dans laquelle nous sommes et qui se traduit dans tous les aspects de la vie sociale et en particulier dans le secteur du travail par le chômage de masse, la précarisation de l’emploi, l’apparition à nouveau de travailleurs pauvres. C’est-à-dire des gens qui travaillent dans des conditions si médiocres qu’ils n’arrivent plus à assurer leur indépendance économique.
- Dans vos travaux, vous expliquez que c’est par la conquête de droits attachés au travail que le monde du travail a pu sortir progressivement de la pauvreté. Les travailleurs ont acquis ce que vous appelez une «citoyenneté sociale», complément d’une «citoyenneté politique». Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par ce concept de «citoyenneté sociale» ?
- R.C. : En France, la citoyenneté politique est née au moment de la révolution française et a été confirmée par le suffrage universel en 1848. C’est l’idée selon laquelle les citoyens sont libres et égaux, et élisent leurs représentants. C’est le noyau d’une démocratie politique. Mais en même temps, pendant très longtemps une foule de citoyens, et en particulier les travailleurs, n’étaient pas considérés comme des citoyens à part entière en raison de leur extrême pauvreté ; c’est ce qu’on a appelé le paupérisme. Progressivement, et cela a pris du temps, la classe laborieuse, qui était méprisée, a réussi à accéder à ce qu’on peut appeler effectivement la citoyenneté sociale grâce à la conquête de droits. Les travailleurs sont devenus en quelque sorte propriétaires de droits et de protections qui leur ont donné les conditions de leur indépendance sociale et économique.
- Dans cette construction sociale, l’Etat a joué un rôle important, notamment à travers la mise en place des services publics qui sont aujourd’hui profondément remis en cause, particulièrement au niveau de l’Union Européenne ?
- R.C. : Dans cette complémentarité entre la citoyenneté politique et la citoyenneté sociale, l’Etat joue le rôle de garant de ces protections à travers la loi. Mais en plus de ce rôle, il va procéder au développement des services publics. Il s’agit de mettre à la disposition de tous un certain nombre de biens dont on pense qu’ils sont tellement importants, tellement essentiels pour le développement de la société, qu’ils ne peuvent pas être laissés au marché, et au premier chef desquels on retrouve l’éducation, les chemins de fer, la poste, etc. Aujourd’hui, on assiste à la régression parallèle, à la fois des droits sociaux attachés à la personne du travailleur, mais aussi des services publics à travers une politique de privatisation. Ce n’est pas identique, mais je crois que cette dynamique est complémentaire. On parle beaucoup d’Europe sociale, et effectivement il faudrait en créer une parce que les problèmes ne se posent plus exclusivement à l’échelle des Etats-nations, mais dans les faits on ne voit pas beaucoup d’éléments allant dans ce sens.
- Par rapport à cette évolution sociale que vous décrivez, qu’est-ce qui vous inquiète le plus ?
- R.C. : Je pense que si on ne met pas en place des contre-feux à la dynamique de ce nouveau capitalisme mondialisé, on assiste, et je ne suis pas le premier à le dire, à une sorte de « remarchandisation » du monde. C’est-à-dire une conception du monde et des rapports sociaux livrés à la seule concurrence : une lutte de tous contre tous. Face à cette situation, je ne pense pas qu’il faille vouloir moraliser le capitalisme, car après tout c’est la logique même du capitalisme que de rechercher le profit. Ce qu’il faudrait, c’est lui imposer des limites. Pour reprendre une formule de Karl Polyani dans ses analyses sur l’implantation du capitalisme industriel, il est nécessaire de « domestiquer le marché ». Cela veut dire d’abord l’accepter, car je pense que nous sommes condamnés à vivre avec, mais faire en sorte, si je puis dire, qu’il ne bouffe pas tout. Et donc, il me semble que ces contre-feux ou ces limites susceptibles de « domestiquer le marché » sont à chercher du côté du droit. Cette question est assez virulente aujourd’hui en France autour du débat sur la réforme des retraites. Il faut certainement réformer les retraites, ne serait-ce que parce que leur financement pose des problèmes graves, mais en même temps conserver le droit à la retraite qui a été sans doute une conquête sociale fondamentale qui a profondément changé la condition ouvrière. Il faut à la fois défendre les droits acquis et aussi les redéployer en tenant compte des changements considérables qui se sont passés depuis trente ans. Nous sommes dans un monde plus mobile, plus compétitif, plus complexe qui a des exigences plus importantes. Aujourd’hui, on ne peut plus être sûr, loin de là, d’occuper toujours le même emploi. Il faut donc que le travailleur puisse exercer cette mobilité imposée par l’économie avec de nouveaux droits attachés à sa personne. Pour faire en sorte que lorsqu’il perd son emploi, il ne soit pas jeté à la rue ou exclu, mais qu’il garde des droits qui lui permettent de vivre et de continuer à se recycler pour trouver un autre emploi. Ce n’est pas une évidence qu’il soit possible d’y arriver, mais il me semble que si on n’invente pas une sorte de nouveau compromis social entre les intérêts de ce nouveau capitalisme plus agressif et les intérêts du monde du travail, nous allons droit dans le mur.
- Le travail pose problème à ceux qui n’en n’ont pas, les chômeurs, à ceux qui sont confrontés aux difficultés et à l’incertitude liées au travail précaire, il y a aussi la question du stress au travail dont on parle de plus en plus. Bref, on a le sentiment que c’est la société dans son ensemble qui est, aujourd’hui, « malade » de son travail…
- R.C. : Il y a une dizaine d’années, un discours a fleuri en France sur la fin du travail. L’idée qu’il était une valeur en voie de disparition. Personnellement, je n’y ai jamais cru. Sur la planète, il y a au moins 90 % des gens dont le destin dépend de leur rapport au travail, d’ailleurs qu’ils en aient ou qu’ils n’en aient pas. Et quand ils n’en ont pas, c’est encore pire. Les enquêtes sur le chômage montrent que ce n’est pas seulement une partie de ses revenus que perd le chômeur avec le travail, mais aussi une partie de son identité sociale qui se fissure. Raison pour laquelle j’ai pris part à cette polémique pour défendre le travail. Mais dix ans plus tard, on constate le développement d’un autre discours centré cette fois sur l’hyper valorisation du travail. C’est le slogan « Travailler plus pour gagner plus » qui a été au cœur de la campagne de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle en 2007. L’objectif de cette politique étant de remettre tout le monde au travail, mais au prix de la multiplication de travail dégradé, de la précarité, d’emplois qui sont en deçà de l’emploi « classique ». Je pense qu’il faut continuer à défendre le travail car nous n’avons pas inventé autre chose, non seulement pour produire des richesses, mais aussi pour donner aux gens une véritable identité sociale. Mais si le travail est essentiel, il faut aussi affirmer simultanément qu’il y a travail et travail. Le type de travail qu’il faut défendre est justement celui auquel sont associés un certain nombre de droits et de protections. Un travail qui donne les conditions de base de l’indépendance économique et sociale et qui en même temps permet aussi, d’une certaine façon, de s’affranchir du travail. Car il y a là une espèce de paradoxe qui mérite réflexion. C’est à partir d’un travail relativement solide, relativement reconnu, que l’on peut être libéré du travail. L’idéal n’est pas de passer sa vie au travail, mais qu’il soit la base de cette indépendance sociale qui permet de faire autre chose, de prendre des loisirs, qui permet plus largement ce que les philosophes appellent l’autonomie. C’est-à-dire la capacité d’exister par soi-même, de pouvoir développer des stratégies propres comme par exemple la possibilité de faire un emprunt pour acheter un appartement. Cette capacité pour le travailleur à pouvoir maîtriser le présent et anticiper positivement l’avenir, qui a été sans doute la grande conquête de la société salariale, passe encore aujourd’hui par une certaine consistance de l’emploi.
- Parmi les solutions souvent avancées pour répondre à la problématique du chômage de masse figure le revenu minimum d’existence, en Belgique nous parlons d’allocation universelle, que pensez-vous de cette mesure ?
- R.C. : L’histoire sociale montre que les protections les plus fortes qui ont permis la construction d’une citoyenneté sociale ont été rattachées au travail. De sorte que ça me paraît dangereux de déconnecter ce rapport « travail - protections ». Si on veut être un minimum sérieux, cette allocation de subsistance consistera en un revenu certainement médiocre qui nous obligera à travailler malgré tout pour subvenir à nos besoins. Le risque est qu’au final cette mesure, selon moi, fasse le jeu du monde patronal et contribue encore plus à dégrader l’organisation du travail qui n’a pas besoin de ça.
- En quoi le partage du temps de travail pourrait être une solution selon vous et quel regard portez-vous sur la loi des 35 heures en France?
- R.C. : Comme vous le savez sans doute, la loi sur les 35 h a été violemment attaquée après le retour de la droite en France. Sans doute avait-elle été maladroitement appliquée, mais dans son principe la réduction du temps de travail me paraît une idée défendable et sans doute même nécessaire en période de chômage. Ce n’est pas la durée du travail qui constitue le plein emploi. Au XIXe siècle, les travailleurs étaient au travail 70 h ou plus par semaine. Ils perdaient leur vie à essayer de la gagner. Cette durée a été continuellement réduite, et cela a été un grand progrès. Avec les gains de productivité et une bonne organisation du travail on pourrait travailler suffisamment en travaillant 35 h, et pourquoi pas à l’avenir 30 h, 25 h voir 20 h. L’essentiel n’est pas la durée du travail, mais la qualité du travail sous un double rapport : son utilité sociale, la qualité de ce qu’il produit pour la société, et sa valeur pour le travailleur. Avec 35 h et même moins de travail, le travailleur pourrait être à la fois utile socialement et tirer de son travail les conditions de son indépendance et de sa reconnaissance sociale.
- Quels rôles peuvent encore jouer les organisations syndicales pour contrer cette société de l’incertitude que vous décrivez?
- R.C.: Le rôle des syndicats a été d’un point de vue historique essentiel dans la conquête des droits sociaux et il le reste encore aujourd’hui pour la défense de ceux-ci. Il me semble d’ailleurs que l’affaiblissement des syndicats en France est un problème important, puisqu’il y a aujourd’hui moins de 10% de la population active qui est syndiquée. Pour revenir une dernière fois sur ces protections, sur ces droits que le monde du travail a conquis, je pense qu’il est important de rappeler que cela a été rendu possible par le passage au collectif. C’est le collectif qui protège l’individu. Quand le travailleur est un pur individu, le rapport de force face à son employeur est toujours en sa défaveur. En revanche, l’existence des conventions collectives au sein de l’entreprise permet à l’employé de prendre appui sur ces règles qui ont été négociées et qui ont force de loi ; il cesse d’être un individu isolé. Il me paraît donc important de défendre les syndicats et ne pas les enfoncer comme certains ont tendance à le faire. A côté de ça, il y a aussi d’autres formes d’organisation collective que les syndicats et sans doute faut-il souhaiter qu’ils s’en créent de nouvelles, non pas pour concurrencer les syndicats, mais en complément de ceux-ci, pour faire contrepoids à ce nouveau régime du capitalisme particulièrement défavorable au monde du travail.
- Deux ans après le déclenchement de la crise financière, quel est votre regard sur la situation sociale actuelle au sein de l’Union européenne?
- Robert Castel: Il faut prendre au sérieux cette crise financière qui a été un cataclysme assez terrible et dont d’ailleurs nous ne sommes pas encore sortis. Mais il me paraît important, en même temps, de la replacer dans toute la dynamique qui s’est mise en place au début des années ‘70 dans l’ensemble des pays industrialisés à la suite du déclenchement de la crise consécutivement au premier choc pétrolier. Une crise dont on a à la fois sous-estimé les effets et pensé qu’elle était transitoire, alors que, plus fondamentalement, on assistait à l’émergence d’un nouveau régime du capitalisme. A cette époque, nous sommes passés d’un capitalisme industriel, basé sur un fort compromis social entre les intérêts du marché et ceux du travail, à un capitalisme mondialisé beaucoup plus dur, qui joue la concurrence exacerbée, sous la domination de plus en plus forte du capital financier international. La crise de 2008 est un aboutissement, provisoire, de ce processus qui s’est traduit, en particulier, par un affaiblissement des protections sociales.
- Pouvez-vous décrire ce processus plus précisément?
- R.C. : A la fin du capitalisme industriel, une certaine forme d’équilibre s’était établie entre les intérêts du marché – la compétitivité, la productivité des entreprises, la concurrence – et simultanément le développement de garanties et de protections fortes du côté du monde du travail. C’est la mise en place d’un système de sécurité sociale qui a couvert la majorité de la population, l’établissement d’un statut de l’emploi assez solide caractérisé par le contrat à durée indéterminée et des droits importants attachés au travail. Aujourd’hui, la nouvelle poussée d’un capitalisme plus sauvage tend à percevoir ces protections comme des freins et des contraintes au libre déploiement du marché. La conséquence de cette transformation est la situation sociale dégradée dans laquelle nous sommes et qui se traduit dans tous les aspects de la vie sociale et en particulier dans le secteur du travail par le chômage de masse, la précarisation de l’emploi, l’apparition à nouveau de travailleurs pauvres. C’est-à-dire des gens qui travaillent dans des conditions si médiocres qu’ils n’arrivent plus à assurer leur indépendance économique.
- Dans vos travaux, vous expliquez que c’est par la conquête de droits attachés au travail que le monde du travail a pu sortir progressivement de la pauvreté. Les travailleurs ont acquis ce que vous appelez une «citoyenneté sociale», complément d’une «citoyenneté politique». Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par ce concept de «citoyenneté sociale» ?
- R.C. : En France, la citoyenneté politique est née au moment de la révolution française et a été confirmée par le suffrage universel en 1848. C’est l’idée selon laquelle les citoyens sont libres et égaux, et élisent leurs représentants. C’est le noyau d’une démocratie politique. Mais en même temps, pendant très longtemps une foule de citoyens, et en particulier les travailleurs, n’étaient pas considérés comme des citoyens à part entière en raison de leur extrême pauvreté ; c’est ce qu’on a appelé le paupérisme. Progressivement, et cela a pris du temps, la classe laborieuse, qui était méprisée, a réussi à accéder à ce qu’on peut appeler effectivement la citoyenneté sociale grâce à la conquête de droits. Les travailleurs sont devenus en quelque sorte propriétaires de droits et de protections qui leur ont donné les conditions de leur indépendance sociale et économique.
- Dans cette construction sociale, l’Etat a joué un rôle important, notamment à travers la mise en place des services publics qui sont aujourd’hui profondément remis en cause, particulièrement au niveau de l’Union Européenne ?
- R.C. : Dans cette complémentarité entre la citoyenneté politique et la citoyenneté sociale, l’Etat joue le rôle de garant de ces protections à travers la loi. Mais en plus de ce rôle, il va procéder au développement des services publics. Il s’agit de mettre à la disposition de tous un certain nombre de biens dont on pense qu’ils sont tellement importants, tellement essentiels pour le développement de la société, qu’ils ne peuvent pas être laissés au marché, et au premier chef desquels on retrouve l’éducation, les chemins de fer, la poste, etc. Aujourd’hui, on assiste à la régression parallèle, à la fois des droits sociaux attachés à la personne du travailleur, mais aussi des services publics à travers une politique de privatisation. Ce n’est pas identique, mais je crois que cette dynamique est complémentaire. On parle beaucoup d’Europe sociale, et effectivement il faudrait en créer une parce que les problèmes ne se posent plus exclusivement à l’échelle des Etats-nations, mais dans les faits on ne voit pas beaucoup d’éléments allant dans ce sens.
- Par rapport à cette évolution sociale que vous décrivez, qu’est-ce qui vous inquiète le plus ?
- R.C. : Je pense que si on ne met pas en place des contre-feux à la dynamique de ce nouveau capitalisme mondialisé, on assiste, et je ne suis pas le premier à le dire, à une sorte de « remarchandisation » du monde. C’est-à-dire une conception du monde et des rapports sociaux livrés à la seule concurrence : une lutte de tous contre tous. Face à cette situation, je ne pense pas qu’il faille vouloir moraliser le capitalisme, car après tout c’est la logique même du capitalisme que de rechercher le profit. Ce qu’il faudrait, c’est lui imposer des limites. Pour reprendre une formule de Karl Polyani dans ses analyses sur l’implantation du capitalisme industriel, il est nécessaire de « domestiquer le marché ». Cela veut dire d’abord l’accepter, car je pense que nous sommes condamnés à vivre avec, mais faire en sorte, si je puis dire, qu’il ne bouffe pas tout. Et donc, il me semble que ces contre-feux ou ces limites susceptibles de « domestiquer le marché » sont à chercher du côté du droit. Cette question est assez virulente aujourd’hui en France autour du débat sur la réforme des retraites. Il faut certainement réformer les retraites, ne serait-ce que parce que leur financement pose des problèmes graves, mais en même temps conserver le droit à la retraite qui a été sans doute une conquête sociale fondamentale qui a profondément changé la condition ouvrière. Il faut à la fois défendre les droits acquis et aussi les redéployer en tenant compte des changements considérables qui se sont passés depuis trente ans. Nous sommes dans un monde plus mobile, plus compétitif, plus complexe qui a des exigences plus importantes. Aujourd’hui, on ne peut plus être sûr, loin de là, d’occuper toujours le même emploi. Il faut donc que le travailleur puisse exercer cette mobilité imposée par l’économie avec de nouveaux droits attachés à sa personne. Pour faire en sorte que lorsqu’il perd son emploi, il ne soit pas jeté à la rue ou exclu, mais qu’il garde des droits qui lui permettent de vivre et de continuer à se recycler pour trouver un autre emploi. Ce n’est pas une évidence qu’il soit possible d’y arriver, mais il me semble que si on n’invente pas une sorte de nouveau compromis social entre les intérêts de ce nouveau capitalisme plus agressif et les intérêts du monde du travail, nous allons droit dans le mur.
- Le travail pose problème à ceux qui n’en n’ont pas, les chômeurs, à ceux qui sont confrontés aux difficultés et à l’incertitude liées au travail précaire, il y a aussi la question du stress au travail dont on parle de plus en plus. Bref, on a le sentiment que c’est la société dans son ensemble qui est, aujourd’hui, « malade » de son travail…
- R.C. : Il y a une dizaine d’années, un discours a fleuri en France sur la fin du travail. L’idée qu’il était une valeur en voie de disparition. Personnellement, je n’y ai jamais cru. Sur la planète, il y a au moins 90 % des gens dont le destin dépend de leur rapport au travail, d’ailleurs qu’ils en aient ou qu’ils n’en aient pas. Et quand ils n’en ont pas, c’est encore pire. Les enquêtes sur le chômage montrent que ce n’est pas seulement une partie de ses revenus que perd le chômeur avec le travail, mais aussi une partie de son identité sociale qui se fissure. Raison pour laquelle j’ai pris part à cette polémique pour défendre le travail. Mais dix ans plus tard, on constate le développement d’un autre discours centré cette fois sur l’hyper valorisation du travail. C’est le slogan « Travailler plus pour gagner plus » qui a été au cœur de la campagne de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle en 2007. L’objectif de cette politique étant de remettre tout le monde au travail, mais au prix de la multiplication de travail dégradé, de la précarité, d’emplois qui sont en deçà de l’emploi « classique ». Je pense qu’il faut continuer à défendre le travail car nous n’avons pas inventé autre chose, non seulement pour produire des richesses, mais aussi pour donner aux gens une véritable identité sociale. Mais si le travail est essentiel, il faut aussi affirmer simultanément qu’il y a travail et travail. Le type de travail qu’il faut défendre est justement celui auquel sont associés un certain nombre de droits et de protections. Un travail qui donne les conditions de base de l’indépendance économique et sociale et qui en même temps permet aussi, d’une certaine façon, de s’affranchir du travail. Car il y a là une espèce de paradoxe qui mérite réflexion. C’est à partir d’un travail relativement solide, relativement reconnu, que l’on peut être libéré du travail. L’idéal n’est pas de passer sa vie au travail, mais qu’il soit la base de cette indépendance sociale qui permet de faire autre chose, de prendre des loisirs, qui permet plus largement ce que les philosophes appellent l’autonomie. C’est-à-dire la capacité d’exister par soi-même, de pouvoir développer des stratégies propres comme par exemple la possibilité de faire un emprunt pour acheter un appartement. Cette capacité pour le travailleur à pouvoir maîtriser le présent et anticiper positivement l’avenir, qui a été sans doute la grande conquête de la société salariale, passe encore aujourd’hui par une certaine consistance de l’emploi.
- Parmi les solutions souvent avancées pour répondre à la problématique du chômage de masse figure le revenu minimum d’existence, en Belgique nous parlons d’allocation universelle, que pensez-vous de cette mesure ?
- R.C. : L’histoire sociale montre que les protections les plus fortes qui ont permis la construction d’une citoyenneté sociale ont été rattachées au travail. De sorte que ça me paraît dangereux de déconnecter ce rapport « travail - protections ». Si on veut être un minimum sérieux, cette allocation de subsistance consistera en un revenu certainement médiocre qui nous obligera à travailler malgré tout pour subvenir à nos besoins. Le risque est qu’au final cette mesure, selon moi, fasse le jeu du monde patronal et contribue encore plus à dégrader l’organisation du travail qui n’a pas besoin de ça.
- En quoi le partage du temps de travail pourrait être une solution selon vous et quel regard portez-vous sur la loi des 35 heures en France?
- R.C. : Comme vous le savez sans doute, la loi sur les 35 h a été violemment attaquée après le retour de la droite en France. Sans doute avait-elle été maladroitement appliquée, mais dans son principe la réduction du temps de travail me paraît une idée défendable et sans doute même nécessaire en période de chômage. Ce n’est pas la durée du travail qui constitue le plein emploi. Au XIXe siècle, les travailleurs étaient au travail 70 h ou plus par semaine. Ils perdaient leur vie à essayer de la gagner. Cette durée a été continuellement réduite, et cela a été un grand progrès. Avec les gains de productivité et une bonne organisation du travail on pourrait travailler suffisamment en travaillant 35 h, et pourquoi pas à l’avenir 30 h, 25 h voir 20 h. L’essentiel n’est pas la durée du travail, mais la qualité du travail sous un double rapport : son utilité sociale, la qualité de ce qu’il produit pour la société, et sa valeur pour le travailleur. Avec 35 h et même moins de travail, le travailleur pourrait être à la fois utile socialement et tirer de son travail les conditions de son indépendance et de sa reconnaissance sociale.
- Quels rôles peuvent encore jouer les organisations syndicales pour contrer cette société de l’incertitude que vous décrivez?
- R.C.: Le rôle des syndicats a été d’un point de vue historique essentiel dans la conquête des droits sociaux et il le reste encore aujourd’hui pour la défense de ceux-ci. Il me semble d’ailleurs que l’affaiblissement des syndicats en France est un problème important, puisqu’il y a aujourd’hui moins de 10% de la population active qui est syndiquée. Pour revenir une dernière fois sur ces protections, sur ces droits que le monde du travail a conquis, je pense qu’il est important de rappeler que cela a été rendu possible par le passage au collectif. C’est le collectif qui protège l’individu. Quand le travailleur est un pur individu, le rapport de force face à son employeur est toujours en sa défaveur. En revanche, l’existence des conventions collectives au sein de l’entreprise permet à l’employé de prendre appui sur ces règles qui ont été négociées et qui ont force de loi ; il cesse d’être un individu isolé. Il me paraît donc important de défendre les syndicats et ne pas les enfoncer comme certains ont tendance à le faire. A côté de ça, il y a aussi d’autres formes d’organisation collective que les syndicats et sans doute faut-il souhaiter qu’ils s’en créent de nouvelles, non pas pour concurrencer les syndicats, mais en complément de ceux-ci, pour faire contrepoids à ce nouveau régime du capitalisme particulièrement défavorable au monde du travail.