Quel modèle de développement pour Bruxelles ? Voilà sans doute une question un peu « bateau ». Si l’on écarte les propos de circonstance sur « une ville où il fait bon vivre » et autres slogans visant à « libérer le dynamisme des Bruxellois », peu d’analyses et de débats ont été mobilisés à l’occasion des élections du 13 juin. L’enjeu est néanmoins de taille face à une réalité bruxelloise fortement marquée par une polarisation sociale et un développement très contrasté.

 

Pour situer correctement les prémisses de cette discussion, il convient de construire un diagnostic pertinent sur l’état de la situation. La difficulté surgit immédiatement, car il n’existe pas de « base objective » pour un tel diagnostic. Le choix de tel indicateur plutôt que tel autre marque déjà une priorité, une vision des choses. Le diagnostic est donc aussi un enjeu. Si la Région de Bruxelles-Capitale (RBC) est limitée au territoire des 19 communes, les géographes ne se privent pas de nous dessiner une agglomération étendue à 34 communes, voire à 49. L’espace urbain passe ainsi de 161 km2 à 5 900 km2. Dans cet espace « élargi » les indicateurs dessinent une réalité différente : entre 1990 et 2002, le nombre de demandeurs d’emploi en RBC a connu une hausse de 24 %. Si l’on ajoute les arrondissements de Hal Vilvorde et de Nivelles la hausse n’est plus que de 13 % ! Mais, les paradoxes les plus marquants se situent à l’intérieur de la Région. Si la moyenne du PIB par habitant pour l’ensemble de l’Europe des 15 est fixée à un indice 100, le classement des grandes agglomérations européennes donne Londres en tête avec un indice de 229, suivi de 198 pour Hambourg, 172 pour Luxembourg, Bruxelles arrivant au quatrième rang avec un indice de 170. Bruxelles est donc une ville riche. Mais cette photo instantanée cache une dynamique de croissance plutôt faiblarde. De 1985 à 1997, la croissance du PIB aura été de 2,13 % en Belgique, 2,59 % en Flandre, 1,71 % en Wallonie, de 3,61 % pour la périphérie, mais de 1,19 % en RBC ! Ces chiffres confirment que la grande agglomération bruxelloise a d’excellentes performances, signe évident d’une « remétropolisation » des activités économiques, mais la RBC ne profite pas de ce retour d’activités, elle est plutôt marquée par des indices négatifs (1).
Le revenu moyen par habitant qui était de 40 % supérieur à la moyenne belge en 1971 est passé à moins 10 % de cette moyenne en 1999. Ce qui correspond au niveau de la Wallonie, loin derrière le revenu flamand. Différents rapports (2) montrent que 30 % des Bruxellois sont en situation de pauvreté ou de précarité suivant les normes européennes. Les 25 % de la population la plus pauvre se partagent 8 % de l’ensemble des revenus, les 25 % les plus riches s’en partagent 48 %. Une étude sur les quartiers en difficulté montre que 330 888 Bruxellois habitent 180 quartiers marqués par des indices de précarité et de pauvreté. Près d’un tiers de la population (3) ! Deux autres indices confirment cette précarisation croissante : 30 % des familles avec enfants perçoivent des allocations familiales majorées, contre 11 % en Flandre et 22 % en Wallonie (4) ; le nombre de bénéficiaires du minimex ou de l’équivalent minimex est passé d’un peu moins de 10 000 personnes en 1990 à plus de 20 000 en 1999.
Une comparaison synthétique de la distribution des revenus bruxellois avec celle de l’ensemble du royaume entre 1981 et 2001 est fort instructive. Sur le graphique ci-dessus, lorsque la tranche de revenus est représentée dans la même proportion en RBC que pour la Belgique, le point se situe sur la barre horizontale ; un écart (positif ou négatif) par rapport à cette droite indique si la tranche est plus ou moins représentée à Bruxelles. Si, en 1981, les tranches inférieures étaient moins représentées, leur part 20 ans plus tard a considérablement augmenté. Pour les revenus élevés, au-delà de 2 000 000 FB imposables (50 000 EUR), la proportion bruxelloise reste supérieure à la proportion nationale, mais elle a tendance à baisser. Pour les revenus intermédiaires,
la situation s’est améliorée pour
les tranches de 500 000 FB à 1 250 000 FB (de 12 500 à 31 250 EUR) mais reste au-dessous de la proportion nationale. Bruxelles concentre donc plus de revenus faibles et de revenus élevés, avec une sous-représentation des tranches moyennes, et même un recul dans les tranches moyennes élevées (entre 1 250 000 à 2 000 000 FB, ou 31 250 à 50 000 EUR).
Une autre facette de la polarisation sociale est la situation de l’emploi et du chômage. Ici aussi, le paradoxe est connu. Bruxelles est le principal bassin d’emploi du pays : près de 600 000 emplois salariés s’y concentrent. Si l’on y ajoute l’emploi indépendant, la population active occupée s’élève à 652 864. Mais parmi eux, seulement 298 203 sont des Bruxellois, soit 45 % (5). Ce faible taux d’occupation s’accompagne d’un taux de chômage très élevé. Certes, Bruxelles a connu, comme d’autres régions, un effondrement de l’emploi industriel, mais la compensation de cette perte par le secteur tertiaire a été moins performante (voir tableau page suivante). La croissance de l’ensemble de l’emploi salarié n’a été que de 5 % sur 20 ans (6). Alors que cette croissance a été de l’ordre de 20 % en Flandre et de plus de 30 % dans l’arrondissement de Hal – Vilvorde. Bruxelles crée donc au total peu d’emplois. Quant à la structure de cet emploi, elle est aussi marquée par des évolutions internes importantes : recul de l’industrie, du bâtiment, des activités commerciales (détails et gros), croissance du secteur financier et de services aux entreprises. À remarquer que l’enseignement recule depuis 1995 et que les secteurs associatif, de la santé et culturel progressent depuis cette date.
Sur cette structure sectorielle, se surimpriment d’autres caractéristiques. La qualification (mesurée par le niveau d’études) des demandeurs d’emplois est globalement plus faible que dans le reste du pays. 43 % des chômeurs complets ont un niveau égal ou inférieur au secondaire inférieur. Si l’on y ajoute les 17 % de chômeurs dont la qualification n’est pas reconnue, on arrive à plus de deux tiers (7). Parmi les chômeurs qui n’appartiennent pas à l’UE, ce pourcentage est de 88 %. L’emploi occupé par des résidents peut être fort variable par secteur et très sensible à la conjoncture. Entre 1992 et 1996, les Bruxellois ont perdu 11 996 emplois secondaires, les navetteurs flamands et wallons respectivement 7 341 et 2 893. Quant au gain d’emplois tertiaires, il s’est réparti entre 1 503 pour les Bruxellois et 13 741 navetteurs flamands et 2 960 navetteurs wallons. On trouve des proportions importantes de résidents bruxellois dans quatre secteurs : l’Horeca (71 %), les emplois internationaux (64 %), les commerces (58 %) et les services aux personnes (56 %) (8). Enfin, le chômage marque profondément le territoire : sept communes, Schaerbeek, Molenbeek, Bruxelles-Ville, Anderlecht, Saint-Gilles, Saint Josse et Forest avec 52 % de la population, totalisent 70 % des chômeurs complets indemnisés.
Populations
L’exode urbain a souvent été présenté comme le problème clé pour la démographie de la RBC (voir graphique ci-contre). Sans nier l’impact de cette évolution, d’autres variables doivent être analysées. En premier lieu, il faut souligner que la stabilisation et la légère amélioration intervenue à partir de 1991 sont dues non seulement à une réduction du déficit migratoire (la balance entrées/sorties) qui est passé de moins 14 000 unités en 1990 à moins 6 000 en 2001, mais aussi à une hausse légère mais constante du solde naturel (la différence entre décès et naissances). Celui-ci était largement négatif dans les années 80, pour redevenir positif en 1990 et atteindre 2000 unités en 2001.
L’autre caractéristique de la population est son vieillissement. La part de la population âgée de plus de 65 ans est plus élevée que dans l’ensemble du pays, 18 % contre 16 %. Ce vieillissement est surtout marqué pour la composante belge. Si l’on mesure le vieillissement de la population en calculant le nombre de jeunes (moins de 20 ans) par rapport au nombre des anciens (plus de 65 ans), on constate pour quelques communes une proportion de jeunes deux à trois fois plus élevée. La présence d’une composante jeune est très marquée pour les populations étrangères dans l’ensemble des communes, avec des pointes à Schaerbeek, Saint-Gilles, Molenbeek. Si l’on y ajoute que la proportion des femmes de 15 à 49 ans, rapportée à l’ampleur des groupes, est de 23 % pour les Belges et de 29 % pour les étrangers, de manière générale dans cette catégorie, les taux de fécondité des femmes maghrébines (4,1 enfants par femme) et turques (3,1) sont supérieurs à la moyenne régionale de 1,6 (9). Tout cela freine sans doute le vieillissement, mais n’inverse pas la tendance. D’autant plus que le comportement démographique, notamment des jeunes femmes issues de l’immigration, se modifie rapidement et que les populations d’origine immigrée ont encore leur vieillissement devant elles.
Évidemment, des statistiques basées sur la nationalité doivent être maniées avec prudence, car la proportion entre Belges et étrangers évolue rapidement, notamment par la hausse récente des naturalisations. La part des étrangers, qui était de 15 % en 1971, a culminé à 30 % en 1996, puis est redescendue à 25 % en 2002, soit le niveau de 1985. Par contre, on constate aussi une diminution des composantes maghrébines et turques, une augmentation des étrangers européens et une faible augmentation pour les Africains.
Signalons enfin que l’espérance de vie des Bruxellois, qui est de 71,2 pour les hommes et de 78,1 pour les femmes, est globalement inférieure à celle du Brabant (H : 72,99 ; F : 79.32) et du Royaume (H : 72,43 ; F : 79,13). Mais le fait le plus frappant est l’écart entre communes. Entre St Josse et Woluwé-St-Pierre, il est de 7 ans pour les hommes (de 67,4 à 74,2) et de six ans pour les femmes (de 74,5 à 80,5). Recoupé avec les données sur le vieillissement, la diminution des revenus moyens, les niveaux de qualifications et la structure du marché de l’emploi, cet ensemble d’indices trace le profil d’une Région dont une part importante de la population connaît des difficultés croissantes (10) et où la polarisation sociale s’inscrit clairement dans l’espace urbain.

PRD
La question de l’exode urbain et la volonté de « faire revenir » des habitants à revenus moyens et supérieurs, qui fut l’alpha et l’oméga des perspectives politiques depuis une vingtaine d’années, ne peut suffire pour structurer un véritable projet pour cette ville région. Sans nier l’importance de cette question, elle participe à un modèle de développement économique particulier basé sur l’attente de retombées positives en termes d’activités, de revenus et d’emplois du développement de l’activité tertiaire, du rôle de capitale internationale et d’une certaine forme de réaménagement de l’espace urbain. Cette vision qui semble aller de soi ne tient pas suffisamment compte des problématiques propres aux habitants. On peut parler d’un modèle extraverti, tourné vers l’internationalisation de Bruxelles, mais qui ne prend pas en compte les potentialités endogènes, celles qui sont liées au développement local. D’ailleurs, les retombées d’une telle politique n’atteignent pas certains quartiers, communes et groupes sociaux. Souvent même, elles ont des effets inverses, comme le montrent la structure du marché du travail, l’orientation des investissements publics ou des aides à l’activité économique.
Certes, il existe une vaste gamme d’instruments de politique sociale en RBC qui visent à limiter l’exclusion, à favoriser l’insertion sociale et professionnelle, à permettre l’accès au logement… et qui produisent des effets positifs. Mais ces politiques sont elles-mêmes sous pression de ce modèle général urbain « extraverti » et de l’effacement progressif de ce que fut l’État providence. Progressivement, les politiques urbaines orientées vers l’attractivité, la « qualité de la vie urbaine » ou le « business climate » entrent en contradiction avec la prise en compte des dynamiques sociales négatives qui travaillent les populations. Cette contradiction est illustrée par la comparaison entre les plans régionaux de développement (PRD). Le premier PRD de 1995, malgré toutes les critiques (11), témoignait encore d’une volonté de planification et de maîtrise d’un projet de ville. Ce projet a rapidement été détricoté par l’adoption de nouvelles mesures législatives (12) donnant plus de marges d’actions aux acteurs privés, pour aboutir à faire du PRD de 2001 une simple référence « idéologique », selon les termes du ministre président (MR) de l’époque. Seules les dispositions réglementant l’affectation des sols et l’urbanisme conservent une dimension obligatoire. Contrainte qui est déjà jugée excessive par les milieux d’affaires.
C’est dans cette contradiction que se sont retrouvés coincés l’ancienne majorité et son exécutif régional. D’un côté, un pôle libéral qui ne voyait de salut que dans la déréglementation et l’initiative des acteurs économiques privés. Pour ce dernier, le social n’était qu’une retombée de l’économique. De l’autre, un pôle social-démocrate qui, attentif aux conséquences sociales, tentait de limiter les dégâts et de préserver un espace pour des politiques sociales. Dans le contexte bruxellois, une telle contradiction ne peut perdurer car elle se résoudra tôt ou tard à l’avantage de la première logique. Ce dont il s’agit aujourd’hui c’est de renouer avec l’idée-force du premier PRD et qui n’a jamais pu être mise en œuvre : établir une liaison forte entre le social et les instruments de l’aménagement du territoire, entre les besoins sociaux et la politique économique. Certes, cela suppose une modification des politiques et une mobilisation des acteurs sociaux de la ville dans ce sens. Un enjeu de taille, mais pas une mission impossible…

Gabriel Maissin

(1) Diverses publications IGEAT-ULB. La plupart des données chiffrées proviennent de « Indicateurs statistiques de la RBC » édité par Ministère de la RBC.
(2) Rapport sur la pauvreté en RBC, 1995 et 1997.
(3) Kesteloot & Vandermotten (dir.), Structures sociales et quartiers en difficulté, Politique des grandes villes, 2002.
(4) J.Verstaeten, « Répartition géographique des familles et des enfants bénéficiaires 1990-2000 », in Revue belge de sécurité sociale, 1/2003, pp. 257-75.
(5) Auxquels il faut ajouter 54 728 Bruxellois travaillant en Flandre ou en Wallonie.
(6) Quant à l’emploi indépendant, il est passé de 61 719 à 66 623 sur la même période.
(7) Ces « autres » regroupent les diplômes étrangers sans équivalence.
(8) C.Vandermotten, Documents préparatoires XIII° congrès des économistes de langue française, 1998.
(9) Les études démographiques synthétiques sont rares. Sur la base des travaux de Poulain & Eggerinckx (1991), données actualisées jusque 1995.
(10) Nous n’avons pas abordé la question cruciale du logement et des équipements collectifs.
(11) G. Maissin, Le développement urbain entre local et global. Une étude de cas à partir du PRD bruxellois. Département des sciences de la population et du développement de l’UCL, 1999.
(12) Voir notamment les modifications de l’ordonnance régionale du 10/7/1998.

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