Depuis un certain temps, la responsabilité sociale des entreprises est devenue un must. Institutions publiques (Union européenne, Nations unies, OIT même), monde des affaires, employeurs, organisations de la société civile – du moins certaines – semblent se rejoindre dans la conviction que la « responsabilité sociale des entreprises » est l’élément essentiel des politiques sociales, actuelles et futures, sur tous les continents et dans tous les secteurs. Mais si on gratte le vernis, que reste-t-il ? Gérard Fonteneau démystifie pour nous le concept.

 

Il faut remarquer que cette stratégie se développe dans une période où les groupes économiques et financiers multinationaux, où l’économie mondiale de marché même, traversent une grave crise interne, dont témoignent de multiples pratiques « irresponsables » socialement ainsi qu’au regard de l’éthique : faillites frauduleuses, acquisitions douteuses, tricheries dans les comptes, rémunérations très élevées des managers, non-respect de valeurs essentielles, déréglementations, découplage entre activités financières et économiques. Au lieu de législations, de conventions internationales, de conventions collectives, on vante les codes de conduite, les labels sociaux, le sponsoring social, etc. L’objectif de la responsabilité sociale des entreprises est aussi soutenu, paradoxalement, par les pouvoirs publics nationalement et internationalement. Paradoxalement, car cette stratégie met en cause le rôle régulateur et arbitral de l’État, des pouvoirs publics. Il convient donc d’analyser strictement ce concept, pas toujours très précis, suivant ses promoteurs et ses utilisateurs, d’en mesurer les conséquences sur les instruments nationaux ou internationaux (sectoriels et interprofessionnels), normatifs (droits du travail et droits sociaux), sur l’avenir de ces droits législatifs et contractuels, sur le contenu des politiques sociales. Cette stratégie concerne très directement tous les acteurs sociaux et particulièrement syndicaux et leurs pratiques.

Le « concept »
Sous le terme de « responsabilité sociale des entreprises » sont rangées des réalisations et des démarches très diverses : préoccupations morales, éthiques, « bonne gouvernance » sous forme de codes de conduite, de « chartes » autoproclamées, labels sociaux, placements éthiques, investissements « socialement responsables », labels sociaux dépendant d’une loi (comme en Belgique) ou non comme au Danemark. De très nombreuses fondations se sont engagées dans la responsabilité sociale des entreprises, ainsi que beaucoup d’ONG et d’associations. Les grands groupes de production (Shell, Nike, Adidas, Body Shop, etc.) et de distribution (Carrefour, Auchan, C&A, Ikea, etc.) ont « leurs » codes parfois en partenariat avec les ONG. On peut classer ces instruments sous trois rubriques principales : codes de conduite, chartes et déclarations autoproclamées. Le secteur public adopte aussi des déclarations de principes du même type que le secteur privé. Ainsi les Nations unies avec « Global compact » ou la Belgique et le Danemark avec les labels sociaux. Ce sont des signaux envoyés à l’opinion publique, aux consommateurs, aux salariés. Les contrôles de ces instruments sont très variés et souvent très flous. Les codes sont souvent vagues, ainsi que les critères d’évaluation. Ces contrôles sont exercés soit de l’intérieur des entreprises, soit par des organismes dépendant d’eux :
- des fondations ou des organismes indépendants, tels SA 8000 (ONG américaine Social Accountability International) ; AA 1000 cabinets britanniques d’audits (Institute of Social and Ethical Accountability). Ces organismes délivrent des labels ou certificats ou offrent leurs services pour contrôler les « codes de conduite » des entreprises ;
- des organismes de conseils en investissement « socialement responsable » ainsi que des organes de notation qui font des évaluations, en matière sociale ou environnementale, et distribuent des notes aux entreprises.
La variété des indicateurs, la diversité des méthodes (d’où l’incapacité de procéder à des analyses comparatives) rendent peu fiable l’ensemble des contrôles. Mais un immense marché privé a émergé.

Marché privé du contrôle
L’objectif de la responsabilité sociale des entreprises a engendré des définitions multiples :
- avoir un impact global positif sur la société par un comportement socialement responsable ;
- l’intégration volontaire par les entreprises de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec diverses parties prenantes (définition de la Commission européenne).
On peut tenter une définition : « La responsabilité sociale des entreprises consiste à ce qu’elles définissent par elles-mêmes, unilatéralement et de façon volontaire, des politiques sociales et environnementales à l’aide d’instruments alternatifs qui ne soient ni les conventions collectives, ni la législation et en offrant, pour réaliser ces objectifs, des partenariats à des acteurs multiples ».
La valeur d’un système normatif, surtout international, tient en grande partie à la valeur de son contrôle (critères précis, permettant des analyses comparatives, indépendance des organes de contrôle, publications publiques de ces évaluations). Or – volontairement ou non – les organes publics de contrôle se sont affaiblis depuis 20 ans. Dans les pays du Tiers-monde, les administrations du travail (inspection du travail) ont été décimées par les mesures d’ajustement structurel. Dans les pays industrialisés, la déréglementation et la promotion de la flexibilité de l’emploi ont réduit les capacités de l’administration du travail. Le système normatif de l’OIT s’affaiblit (contenu des conventions combattu par les employeurs) mais surtout par de fortes réductions budgétaires, limitant ses capacités humaines et financières. D’où l’importance de l’émergence d’un marché privé de contrôle. Ainsi, non seulement dans le choix des instruments mais aussi dans celui de leur contrôle, la sphère du droit privé s’étend au détriment du droit public. Ainsi le pouvoir régulateur des pouvoirs publics est démantelé. Cela renforce l’imposition des logiques néolibérales. Derrière les labels sociaux et les codes de conduite se profilent de plus en plus des agences de certification (cinq grandes agences se partagent l’essentiel du marché). En 2000, 20 000 audits sociaux auraient été réalisés. C’est donc un marché florissant qui progresse.
Pourtant, faute de qualifications réelles en ces matières, se référant à de nombreux critères différents, faute notamment de pouvoir recueillir les avis motivés et indépendants des travailleurs et de leurs représentants, ces contrôles sont peu fiables, car faussés, incomplets et fréquemment prédéterminés.
Cette émergence du marché privé du contrôle préfigure ce que les milieux d’affaires et certains gouvernements veulent obtenir : la libéralisation des services, actuellement en négociation avec le cycle de Doha (AGCS). Il est paradoxal de constater que certains acteurs sociaux et ONG opposés à l’AGCS, contribuent par ailleurs, à étendre le contrôle privé en appuyant codes de conduites, chartes, agences de notation sociale, etc.

Pourquoi cette stratégie ?
On retrouve là les grands principes sur lesquels s’appuie le « paternalisme » : légitimer ses activités et faire entendre aux sceptiques ou à ceux qui souffrent des réalités sociales l’inverse de ces réalités, donc marketing public. Depuis des dizaines d’années, les entreprises – surtout les grands groupes économiques et financiers – ont davantage démontré leur irresponsabilité que leur responsabilité. L’économie capitaliste de marché apparaît et est de plus en plus perçue comme illégitime par ses pratiques antisociales et fréquemment inhumaines. Selon l’idéologie néolibérale, le but de l’entreprise est de maximiser les revenus des actionnaires, seul mandat éthique et social des entreprises. C’est d’ailleurs la vision très claire d’un des pères du néolibéralisme moderne : « Peu d’évolutions pourraient miner aussi profondément les fondations mêmes de notre société libre que l’acceptation par les dirigeants d’entreprise d’une responsabilité sociale autre que celle de faire le plus d’argent possible pour leurs actionnaires » (Milton Friedman – Capitalisme et Liberté).
Mais en conséquence de cette doctrine néolibérale, il y a des enfants travailleurs par millions, l’absence de structures d’éducation ou de santé pour des dizaines de millions de personnes, la surexploitation de travailleurs, de jeunes gens et jeunes filles dans des ateliers-prisons, les très bas salaires, des conditions de travail insensées. Et encore, les dégâts à l’environnement (destruction des forêts, pollutions de l’air, des rivières, de la mer) sous prétexte de productivité et de compétitivité.
Enfin le système actuel est verrouillé – notamment par les sociétés multinationales – pour une répartition moins injuste des ressources, des richesses, des savoirs, des pouvoirs. Le mal développement social génère les discriminations, les intolérances, les violences et tensions. Les responsables de ces situations sont, de plus en plus, identifiés dans le monde entier. D’où les aspirations nombreuses à plus de justice sociale, à des pratiques de développement durable, à des comportements éthiques des managers et des actionnaires des entreprises. Ce qui explique simultanément l’offensive des entreprises pour se légitimer socialement et l’aspiration de nombreuses associations et ONG à vouloir croire les dires de ces entreprises, dans la mesure aussi où des réformes de type politique ou les luttes sociales semblent vouées à l’échec. En plus, cette stratégie des entreprises veut atteindre un autre but : mettre l’État (les pouvoirs publics) hors-jeu de l’économie. C’est un élément important de la doctrine néolibérale : en même temps empêcher les pouvoirs publics nationaux et internationaux de légiférer en matière sociale ou fiscale mais surtout discréditer complètement les pouvoirs publics dans leur rôle essentiel d’arbitre entre intérêts divergents ou régulateurs des activités économiques, financières ou commerciales ou encore organisateurs ou garants de services publics d’intérêt général. Ainsi, c’est le marché qui encadre la démocratie et non le contraire comme cela devrait être en bonne gouvernance démocratique.

Objectif stratégique
Outre les aspects de marketing destinés à combattre la perception largement partagée d’illégitimité du système et de ses acteurs principaux, les groupes multinationaux, la responsabilité sociale des entreprises poursuit plusieurs objectifs :
- affaiblir, sinon supprimer le droit législatif et contractuel en lui substituant des instruments non contraignants, sans valeur juridique (la déréglementation niveau zéro)
- affaiblir, sinon supprimer le rôle régulateur et arbitral des pouvoirs publics nationaux et internationaux, en lui substituant la régulation volontaire unilatérale des entreprises - atteindre aussi les pouvoirs publics nationaux et internationaux (BIT, Conseil de l’Europe) dans leur rôle de contrôle de l’application des systèmes normatifs, en leur substituant des organismes privés
- étendre la sphère du droit privé au détriment du droit public : des instruments privés (codes de conduite, labels, chartes) contrôlés par des organismes privés suivant leurs propres règles… à la place de l’administration publique et de l’inspection du travail. Il s’agit bien là d’une inversion de la démocratie : les entreprises privées prétendant connaître et assurer l’intérêt général à la place des pouvoirs publics nationaux et internationaux
- choisir ses partenaires. Cette stratégie entend offrir des partenariats à des multiples acteurs (stakeholders ou parties prenantes : ONG, droits humains, organisations de consommateurs, organisations de développement, d’environnement etc.) au nom de la multidimentionnalité des problèmes.

Des stakeholders plus dociles
Outre que les nouveaux instruments veulent se substituer aux conventions collectives, les nombreux stakeholders deviennent des concurrents plus dociles et plus malléables que les syndicats et progressivement ces nouveaux acteurs se substituent aux syndicats qui ont gagné, par des luttes de plus d’un siècle, à la fois la représentation collective des travailleurs et la reconnaissance juridique de la convention collective. Ainsi les entreprises peuvent choisir les partenaires qui leur conviennent et écarter les autres. En fait, le capitalisme mondialisé veut imposer ses options, ses conceptions. Toutes les sociétés, toutes les personnes, tous les groupes constitués doivent partager ce consensus sans confrontation.
Les entreprises sont-elles capables de s’autoréguler, comme elles le prétendent ? Là encore, l’histoire économique et sociale prouve le contraire. Des faits récents : les scandales d’Enron, d’Ahold, Worldcom, du Crédit Lyonnais, Vivendi, etc. avec des comptes truqués, des dirigeants indélicats, des rémunérations injustifiées. C’est le capitalisme lui-même incapable de s’autoréguler qui engendre la méfiance. Et les mécanismes internes (conseil d’administration, conseil de surveillance, commission de bourses) n’ont pu empêcher ces scandales qui ont généré des passifs considérables. Les mesures de transparence et de contrôle, prises depuis par les États-Unis et certains pays européens, ne sont pas de nature à éviter de tels scandales. Ce qui est assez surprenant vis-à-vis de cette stratégie, c’est le silence et même l’acquiescement des pouvoirs publics. Il s’agit pourtant d’enjeux majeurs pour eux : affaiblissement prononcé du droit, remise en cause du rôle central de l’État comme pôle régulateur des activités humaines (y compris économiques et commerciales) au nom de l’intérêt général.

(À suivre dans le prochain n° de Démocratie)
Gérard Fonteneau

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