8mars2025 ChloeThome 24Ce samedi 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, 30. 000 personnes ont défilé dans les rues de Bruxelles et d’autres villes du pays. C’est la septième année qu’est organisée une grève féministe en Belgique, à l’instar d’autres pays dans le monde. L’occasion de revenir sur les spécificités de cette mobilisation féministe, «un processus au long cours» comme la qualifie la chercheuse féministe et activiste argentine Verónica Gago1, qui, en débordant du travail salarié, élargit le potentiel politique de cet outil traditionnellement syndical.

(c) Chloé Thôme

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Le 8 mars 2019, un appel à la grève féministe était lancé pour la première fois en Belgique par des militantes bruxelloises, inspirées par les grèves internationales (Argentine, Espagne, etc.). Pour préparer cette grève, le Collecti.e.f 8 mars organise des assemblées générales2, élabore des commissions et s’entend sur des revendications autour des thématiques larges comme le travail productif et reproductif, les frontières, le corps et les sexualités, mais aussi l’éducation, l’écologie et les violences. Le 8 mars 2019, des milliers de personnes participent à la première «grève des femmes/grève féministe» – c’est l’appellation qui est choisie– qui désigne tant la manifestation organisée chaque 8 mars par la Marche Mondiale des femmes que la mobilisation autour de piquets et actions décentralisées sur des lieux de travail ou des universités de Bruxelles et d’autres villes du pays. Que recouvre la grève féministe ? Quelles sont ses spécificités et modalités d’actions par rapport à la grève « traditionnelle » ? Et comment est-elle perçue par les syndicats ? C’est ce que nous allons développer dans cet article.

«Le fait de se réapproprier cet outil de la grève, traditionnellement syndical, pour l’élargir à toutes les femmes, salariées ou non, étudiantes, femmes au foyer, sans-papières, etc. permet de mettre en question une vision limitée du travail salarié et de mettre en lumière le rôle des femmes dans tous les aspects de la vie en société, visibilisant les inégalités et le travail gratuit, mais aussi le sexisme du système éducatif et les liens entre consommation et inégalités»

Une grève multiple

La grève féministe se distingue de la grève traditionnelle par le fait que les femmes sont appelées à débrayer, non seulement de leur travail rémunéré, mais aussi à faire la grève du soin aux autres, de la consommation et la grève étudiante. «Le fait de se réapproprier cet outil de la grève, traditionnellement syndical, pour l’élargir à toutes les femmes, salariées ou non, étudiantes, femmes au foyer, sans-papières, etc. permet de mettre en question une vision limitée du travail salarié et de mettre en lumière le rôle des femmes dans tous les aspects de la vie en société, visibilisant les inégalités et le travail gratuit, mais aussi le sexisme du système éducatif et les liens entre consommation et inégalités», analyse Zoé Maus (CIEP)3. La grève féministe élargit dès lors le répertoire d’action. Les femmes tiennent des piquets certes, ferment boutique ou quittent l’outil de production, mais elles envahissent aussi la rue, dansent, chantent, accrochent leurs tabliers au balcon. Elles mettent en place des ateliers de bien-être, organisent des garderies pour les enfants, des caisses de solidarité, etc.

Un processus

La grève féministe a cela d’inédit qu’elle dépasse aussi la temporalité d’une grève traditionnelle. À titre d’exemple, elle prend les traits d’une « campagne » amorcée chaque année par les Femmes CSC en amont de la grève autour d’une thématique spécifique relative aux droits des femmes et au travail (cette année, la santé); elle fait l’objet d’activités durant un mois par les Femmes de mars (regroupant une vingtaine d’associations du secteur socio-culturel) à Charleroi ; elle se prépare des semaines à l’avance dans diverses villes du pays à travers des assemblées et des groupes informels. Dépasser l’« événement » pour en fair  un « processus » permet de penser la « participation » des femmes de façon plus large. Les femmes « participent en étant là, d’une manière ou d’une autre dans le processus (celle qui conviendra le mieux à chacune), mais aussi en “prenant part”, en se réappropriant le concept de la grève pour en faire un endroit de revendication “à elle”, “habité par ses propres réflexions sur sa vie” »4, relevait Aurore Kesch dans nos pages au sujet de la préparation de la grève au sein de Vie féminine. La grève place aussi au centre la question de « qui peut s’arrêter ? » – et pour quelles femmes c’est impossible –, et c’est là que réside aussi sa puissance en termes d’action collective et de transformation sociale. Comme l’explique la chercheuse féministe et activiste argentine Verónica Gago, qui a documenté dans un ouvrage l’émergence de cette grève en Amérique du Sud, « la prise de conscience de l’impossibilité de faire grève a révélé à beaucoup de femmes la variété de leur exploitation, la continuité avec les oppressions vécues par les femmes et le besoin de développer une politique antisystème qui ne dépende pas seulement des arrêts de travail, mais transforme nos vies, en inventant de nouvelles relations sociales »5.

«Comment construit-on, à partir de la grève, une coalition internationale de femmes ? Comment lutter ensemble malgré les ravages et dans ce contexte si difficile ? »

Transversale et internationale

En élargissant les territoires d’oppression, la grève a engendré des alliances nouvelles–associations, syndicats, collectifs, organisations sociales, mouvements étudiants–mixant les générations et les revendications, révoltes du passé et luttes contemporaines, les combats d’ici et d’ailleurs. Tout en préservant ses spécificités et son autonomie « locale » dans son organisation, ses modalités d’actions et ses revendications, la grève féministe est aussi internationale, apportant, selon Gago, « une vision renouvelée de cet outil de lutte ». Et adresse des questions fondamentales, comme le soulève la philosophe féministe Mara Montanaro : «Comment construit-on, à partir de la grève, une coalition internationale de femmes ? Comment lutter ensemble malgré les ravages et dans ce contexte si difficile ?6»

Faire bouger les syndicats

En s’emparant de l’arme classique de la guerre pour, selon Verónica Gago, en élargir « son potentiel politique, son langage et sa géographie », la grève féministe est venue bousculer les syndicats. «Lorsque les femmes du “Collecti.e.f 8 mars” ont présenté leur projet de grève féministe aux syndicats7, certain·es syndicalistes ont eu des réactions pour le moins corporatistes. En effet, comment “une bande de bonnes femmes” que personne ne connaissait, un obscur collectif, osait lancer un appel à la grève. Celle-ci n’est-elle pas la chasse gardée de syndicats», relate Zoé Maus dans un analyse sur l’émergence de cette grève en Belgique et en Suisse. Verónica Gago inventorie, à partir du terrain argentin, les arguments opposés par les syndicats: la grève pomperait l’énergie d’autres actions, elle affaiblirait les directions syndicales, laisserait les hommes de côté, etc8. «C’est clair que cela a été compliqué au début pour le syndicat de voir “leur” outil ou plutôt celui des travailleuses être approprié par un collectif “extérieur”, analyse aujourd’hui Gaëlle Demez, responsable nationale des Femmes CSC. Il a aussi été difficile dans les premières années de voir comment on s’imbriquait dans les nouvelles alliances qu’engendrent ces grèves féministes, comment faire concorder nos modalités d’action, nos temporalités, et parfois même nos opinions différentes. » Mais les lignes ont bougé dans le bon sens, selon elle. «Aujourd’hui, dans le syndicat, on ne remet plus en cause le mot d’ordre de la grève féministe, les syndicats couvrent en front commun la grève. C’est le signe d’une victoire des forces progressistes au sein des syndicats. Reste qu’il est encore difficile de faire comprendre que le 8 mars nécessitera encore de nombreuses grèves, que le combat contre le patriarcat est un conflit qui ne sera pas résolu en un an, deux ans ou sur la temporalité d’une législature, et qu’il faudra pour cela une grève par an certainement pendant longtemps encore», relève Gaëlle Demez. Stéphanie Rary du comité Femmes Eliane Vogel-Polsky de la FGTB souligne à ce sujet une évolution : «Le renouvellement automatique du préavis de grève pour le 8 mars a été obtenu grâce aux militantes féministes au sein du syndicat en 2024. La pérennisation de la grève n’était pas assurée jusque là.»

Mettre les droits des femmes à l’agenda syndical

Soulignant «les difficultés des syndicats à embrasser cette lutte» voire même le «sentiment de menaces» ressenti par certains secteurs vis-à-vis de ce large mouvement des femmes, Natalia Hirtz (Gresea) relève aussi qu’ il a pu «pu renforcer le travail que certaines femmes mènent depuis des années en interne pour une réelle prise en compte des droits des femmes par les syndicats»9 .«Nous lançons en amont du 8 mars une campagne sur un thème relié au travail, mais connecté au continuum des violences, comme l’impact de la santé des femmes sur le travail cette année. Nous montrons aussi par-là que c’est syndical de travailler sur les violences faites aux femmes parce que cela a des répercussions sur la façon dont les femmes peuvent effectuer leur travail et s’épanouir dans leurs missions, dont elles conservent une autonomie économique et financière le jour où elles quittent leur conjoint, etc. », illustre Gaëlle Demez. Car c’est l’une des autres grandes forces de la grève féministe : « Faire tenir ensemble ce qui est le plus important dans le monde : les questions de violences contre les femmes, et celles du travail et de classe afin de mettre au jour toute la trame de la violence patriarcale.10». «La grève féministe met non seulement les droits des femmes à l’agenda, mais elle met aussi des personnes en grève, là où on ne les attendait pas. C’est une immense opportunité pour le mouvement ouvrier, il faut qu’il le voie », relève Stéphanie Rary. Et cette législature pourrait être l’occasion d’un renforcement des alliances. Les femmes ont dénoncé haut et fort les régressions inquiétantes en matière de droits sociaux engendrées par les récentes décisions gouvernementales de l’Arizona, donnant une résonance aux manifestations du 13 et appelant aussi à la grève générale du 31 mars. Leur voix et leurs revendications résonneront-elles lors des futures mobilisations ? #

1. V.GAGO, La puissance féministe. Ou le désir de tout changer, Divergences, 2021.
2. Pour lire plus en détails la création et les actions
du Collecti.e.f 8 maars, voir N. HIRTZ, C.CASIER et M. RETOUT, «La “grève des femmes/grève féministe” du 8 mars 2019», dans Grèves et conflictualités sociales en 2019, CRISP n°2473-2474, 2020, pp.73-84.
3. Z.MAUS, «2019, l’émergence de peuples de potentialités? Femmes en luttes pour d’autres possibles», Cahiers du CIEP
n° 26, décembre 2019, p.36.
4. A. KESCH, « Grève des femmes: des casseroles au sol et les femmes debout!», Démocratie, mars 2020, p.8.
5. V. GAGO, op.cit., p.7.
6. «La grève féministe internationale révèle toute la trame de la violence patriarcale», Entretien avec Mara Montanaro, axelle n° 257, mars-avril 2024.
7. En Belgique, le Collecti.e.f 8 maars a dès 2016 mis sur pied la commission Syndicat en vue d’entrer en contact avec les organisations syndicales et se pencher sur l’aspect juridique de la grève. Voir N. HIRTZ,
C.CASIER et M. RETOUT, op.cit pp.73-84.
8. V. GAGO, op cit., p.55.
9. N. HIRTZ, C.CASIER, M. RETOUT, op.cit., p.84.
10. «La grève féministe internationale révèle toute la trame de la violence patriarcale», Entretien avec Mara Montanaro, axelle n° 257, mars-avril 2024.

 

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