Cinq ans après la crise du COVID-19, les soignant·es demeurent privé·es du soutien et de la reconnaissance nécessaires de la part des décideur·ses politiques. Les urgences hospitalières ont été au coeur de notre travail de recherche universitaire (FOPES). Si les infirmier·ères rencontré·es pour ce travail font part de constats accablants, il en ressort aussi leur remarquable capacité à développer des stratégies pour faire face au chaos.
Par Anne-Sophie SZEKELY, Étudiante diplômée d’un master en politique, économique et sociale à finalité spécialisée en analyse et évaluation des politiques (UCLouvain)
Passionnée depuis toujours par les soins d’urgence, j’ai eu l’opportunité d’exercer sur le terrain en tant que soignante, notamment comme ambulancière en aide médicale urgente et aide-soignante aux urgences, pendant quatre années. Cette expérience, mêlant adrénaline et humanité, m’a permis d’observer les dérives préoccupantes de ce secteur : surcharges1, manque de moyens et souffrance des soignant·es. La crise du COVID-19, loin d’apporter des solutions, a exacerbé ces problématiques, révélant une profonde inadéquation entre les besoins croissants et des ressources limitées. Elle a, de surcroit, amplifié une perte d’humanité pourtant essentielle dans ce métier dit « de vocation », mettant à rude épreuve soignant·es et patient·es.
Cinq ans plus tard, le constat reste inchangé : les soignant·es demeurent privé·es du soutien et de la reconnaissance nécessaires de la part des décideur·ses politiques. Cependant, au-delà de ces constats accablants, notre recherche a permis de révéler une facette souvent méconnue : la remarquable capacité des infirmier·ères urgentistes à développer des stratégies pour faire face au chaos. Par leur résilience, leur ingéniosité et leur incroyable humanité, ils et elles parviennent non seulement à maintenir leur profession debout, assurer leur mission, mais aussi à préserver l’organisation qui vacille sous le poids des crises successives.
Notre recherche2 s’attache à comprendre comment les conditions de travail affectent les infirmier ·ères urgentistes ainsi que leur relation avec les patient·es, grâce à des entretiens qualitatifs réalisés auprès de volontaires travaillant dans la même clinique. Une distinction a été faite entre les infirmier·ères plus expérimenté·es, ayant plusieurs années de pratique et les moins expérimenté·es, les « juniors », afin de mettre en lumière les différences de perception des défis quotidiens. L’étude met également en évidence les stratégies qu’ils et elles déploient pour maintenir les stratégies qu’ils et elles déploient pour maintenirleur mission. Enfin, elle propose des pistes concrètes et urgentes pour améliorer cette situation critique.
Les conditions de travail après la pandémie : où en est-on ?
Le service des urgences est résona(c)teur des difficultés de santé à tous niveaux : soins hospitaliers, organisation des soins de santé en général, politique de santé, santé d’un point de vue sociétal. Nous constatons que les problèmes résonnent aux urgences autour de quatre points principaux. Premièrement les problèmes des soins hospitaliers et du service des urgences proprement dit (avec la hiérarchie, le service psychiatrique, des services tous également engorgés, mais très organisés alors que le travail aux urgences doit faire face à de nombreux imprévus). Deuxièmement, les problèmes de l’organisation des soins de santé en général (manque de médecins et spécialistes, rendez-vous difficiles à obtenir, délais extrêmement longs). Troisièmement, les problèmes de la politique des soins de santé (les manques financiers et décisionnels, de ressources humaines et matérielles). Enfin, quatrièmement, la santé d’un point de vue sociétal (les urgences accueillent toutes les personnes qu’il s’agisse, par exemple, de femmes enceintes, de personnes sous l’influence de drogues, avec maladies mentales, avec déficiences intellectuelles, de personnes âgées, etc.). Quoi qu’il en soit, les infirmier·ères agissent envers et contre tout pour sauver des vies. Nous avons nommé ce principe « réson-acteur ».
Aujourd’hui, les soignant·es vivent des situations et conditions de travail intenables : pression temporelle et qualité des soins impactée, difficultés émotionnelles, manque d’effectifs, insatisfaction quant aux possibilités d’utiliser sa compétence et d’exercer son autonomie, difficultés liées aux horaires, problèmes relationnels, insatisfactions liées au salaire ainsi qu’insatisfaction relative aux opportunités de développement offertes. Telles sont les conditions de travail3 relevées par chaque participant·e qu’ils et elles identifient et classent comme source de souffrance. « Nous ne pouvions pas faire notre travail dignement », témoignait ainsi un infirmier pour résumer la situation.
Lors de leur travail de classement, ils et elles en viennent aussi naturellement à évoquer des solutions concrètes, mises en place pour améliorer leur environnement de travail. Les infirmier·ères expérimenté ·es apportent une analyse approfondie des défis et problèmes complexes à relever, tandis que les juniors proposent des idées et solutions innovantes qui incluent des améliorations organisationnelles et une revalorisation professionnelle pour pallier les difficultés. Malgré la pression et des ressources limitées, tous·tes les participant·es cherchent activement des moyens d’améliorer la situation. Chacun·e relate une inadéquation criante entre besoins et ressources, causant un sentiment de frustration et d’impuissance.
Une relation patient·es –soignant·es en souffrance
« […] je dis toujours on soigne des gens, pas des voitures ou des pièces de je-sais-pas-quoi. Donc, ça reste quand même un métier avec du relationnel et de l’humain et un enjeu vital. Et ça beaucoup de gens parfois l’oublient, notamment les hauts responsables. » Lesdites conditions de travail ne touchent pas seulement les soignant·es. Elles impactent directement leur relation avec les patient·es, coeur du métier infirmier.
Les interactions, souvent réduites à des gestes techniques rapides, perdent leur dimension humaine essentielle. « […] enfin moi je trouve que j’ai pas assez le temps de parler au patient, quoi. »
Notre étude a montré que les sept types de relation4 –, civilité, soins, aide psychologique, empathique, thérapeutique, éducative, soutien social – se trouvent fortement impactés. Nos participant·es peinaient à les classer. Plusieurs l’ont cependant exprimé : c’est justement cette dimension relationnelle qui les a poussé·es à choisir cette profession et qui les incite à persévérer malgré tout. Durant les entretiens, il est apparu que les questions portant sur la relation ont déstabilisé la majorité des participant·es. Ils et elles ont pris conscience, parfois malgré eux, que celle-ci était aussi profondément touchée par les mauvaises conditions de travail, un constat qui a souvent suscité une réflexion et des émotions palpables.
Stratégies de résilience
Le constat des mauvaises conditions de travail des infirmier·ères urgentistes ne surprendra personne. Cependant, la principale richesse de l’étude réside dans la mise en lumière de leur remarquable capacitédans la mise en lumière de leur remarquable capacitéde résilience face à un environnement chaotique. Confronté·es à des défis constants, ces professionnel·les ne baissent pas les bras.L’analyse s’appuie sur la théorie du sensemaking du professeur de psychologie spécialisé en théoriedes organisations Karl Weick5, qui propose un cadre pour comprendre comment les individus et les organisations interprètent des situations complexes ouambigües afin de leur donner du sens et de guider leurs actions dans des contextes incertains. Ce processus se déroule sur deux niveaux, dont le premierest l’analyse du comportement individuel. Celui-cirepose sur trois phases clés (modèle ASR) :
• Activation : les infirmier·ères perçoivent des imprévuset réagissent pour y faire face ;
• Sélection : ils et elles interprètent les situations etchoisissent les réponses les plus adaptées ;
• Rétention : les expériences sont mémorisées pour être réutilisées dans des situations similaires à l’avenir. Le sensemaking, qui repose sur le concept d’enactment(la construction sociale de la réalité parl’action), met également en évidence l’importance des interactions continues entre les soignant·es et leur environnement. Le sens ne préexiste pas, maisil se construit au fil des échanges, permettant ainsi aux organisations de s’adapter aux changements tout en renforçant leur résilience. Celle-ci se décline en diverses stratégies mises en place pour tenirbon et ainsi éviter l’effondrement de l’organisation. Elles peuvent se répertorier comme suit :
L’improvisation et le bricolage
Face à des situations inédites, les infirmier·ères improvisent et bricolent des solutions pour maintenir leur mission. Selon Weick, l’improvisation permet aux individus de transformer des ressources existantes pour répondre à des besoins nouveaux, tout en naviguant dans l’incertitude. Cela inclut par exemple l’utilisation créative de matériel ou l’ajustement des protocoles standards dans des circonstances imprévues. « Et puis après on sait aussi que souvent il y a des entraides, même au sein de secteurs différents. Si c’est un peu plus calme dans un secteur, il y a toujours bien quelqu’un qui vient aider: “Ah tu as besoin d’un coup de main, je peuxfaire ci, je peux faire ça pour toi” […]. »
L’interaction respectueuse
Les infirmier·ères mettent en oeuvre des interactions respectueuses pour construire collectivement un sens partagé et une coordination efficace. Comme l’ont souligné les entretiens, cette interaction repose sur la confiance et l’honnêteté, permettant de transformer des situations complexes en actions collaboratives. « […] y en a un qui est à la maison parce qu’il est en récupération de nuit et c’est sa 7e récupération de nuit ; à savoir que là il est juste en congé, dire : “Écoute je sais tantôt qu’il manque quelqu’un, je sais que je serai tout seul, je sais que ce sont pas des conditions de travail idéales, est-ce que tu veux pas venir m’aider ? On dit au chef que tu viens, point à la ligne”. »
La panoplie de rôles
Lorsqu’un·e collègue est absent·e ou qu’une surcharge de travail survient, les infirmier·ères endossent plusieurs rôles. Ce « système de rôles virtuels », conceptclé identifié par Weick, leur permet de prendre encharge des responsabilités vacantes tout en maintenant la stabilité organisationnelle. Par exemple, un·e infirmier·ère peut simultanément gérer des patient·es de son secteur tout en aidant dans un ou plusieurs autres :« Quand un secteur déborde, il y a toujours quelqu’un pour venir donner un coup de main. »
La sagesse comme attitude
La sagesse, comme décrite par Weick, n’est pas seulement une accumulation de connaissances, mais une attitude d’ouverture face à l’incertitude. Les infirmier ·ères adoptent cette approche en réfléchissant avant d’agir et en explorant des solutions innovantes lorsqu’ils et elles font face à des défis inattendus. Ils et elles osent sortir des schémas habituels pour trouver des réponses adaptées. « J’ai déjà eu une fois une intubation en pédiatrie, c’était tendu et on a, dieu merci, de très bons superviseurs en pédiatrie qui sont très compétents. […] Ça, quand y a un gros cas, ils descendent et on se sent déjà rassuré. Mais bon ! » Cependant, cette résilience a ses limites. De nombreux·ses infirmier·ères finissent par se heurter à une rupture de sens définitive, les poussant à quitter la profession ou à se réorienter, parfois dès leurs premières années sur le terrain. « Je ne suis pas sure de savoir tenir sur la durée », confiait une participante. Ou encore : « Mais moi je suis pas sure de savoir tenir en longueur. Et clairement, moi, quand je vois, en tout cas l’équipe des jeunes, il y en a plein qui font des formations complémentaires, qui sont des formations qui permettent de sortir justement de l’hospitalier. Plus comme une carte poker ou joker. » Cette dure réalité de terrain souligne l’urgence d’un soutien accru au secteur.
Des pistes pour (ré) humaniser les urgences
Si les infirmier·ères font preuve d’une résilience admirable,il est crucial de ne plus les laisser seul·es face aux défis qu’ils et elles affrontent.
À cet égard,quelques pistes concrètes peuvent être proposées :
• Créer un secteur de « médecine générale urgente» au sein même des urgences pour traiterles cas moins urgents et ainsi contribuer à mieuxréguler le flux ;
• Développer une application précisant en temps réel les différents temps d’attente des urgencesen Belgique. En complément de celle-ci, des écrans aux entrées de chaque urgence qui indiquent également le temps d’attente en temps réel, cela permettrait une meilleure gestion du flux surtout en ce qui concerne les cas non urgents et diminuerait les tensions des patient·es en attente ;
• Instaurer des moments d’échange réguliers entre cadres et équipes de terrain pour rapprocherdécisionnaires et soignant·es ;
• Améliorer la communication et adapter les outils existants pour faciliter le quotidien des infirmier·ères ;
• Investir davantage dans la formation et la reconnaissance des infirmier·ères urgentistes,tant sur le plan financier que moral.
Les soignant·es partenaires
Les urgences reflètent les fractures de notre système de santé. Elles révèlent les choix politiques et budgétaires qui touchent directement la vie des soignant ·es et des patient·es. Il est urgent d’agir pour préserver ce métier de vocation et garantir une prise en charge des patient·es qui soit de qualité, digne et humaine pour toutes et tous.
La recommandation formulée en conclusion de notre étude est de considérer les soignant·es comme des partenaires à part entière du changement. Si leur résilience leur a permis de tenir jusqu’ici, elle ne peut remplacer une solution à long terme. Leur voix doit être entendue pour que les services d’urgences, et tou
1. Surcharge de travail, psychologique, émotionnelle, physique, cognitive, etc.
2. A-S. SZEKELY, Les infirmiers urgentistes : des sensemakers au quotidien (Mémoire de Master), UCLouvain, 2024. https://dial.uclouvain.be/ memoire/ucl/object/thesis: 49269
3. Conditions de travail présentées dans la recherche suivante : M. ESTRYN-BÉHAR, B. VAN DER HEIJDEN, C. FRY & H. HASSELHORN, Analyse longitudinale des facteurs personnels et professionnels associés au turnover parmi les soignants. Recherche en soins infirmiers, n° 103, pp. 29-45, 2010. https:// doi.org/10.3917/ rsi.103.0029
4. M. FORMARIER, La relation de soin, concepts et finalités. Recherche en soins infirmiers, vol 2, n° 89, pp. 3342, 2007. https:// doi.org/10.3917/ rsi.089.0033
5. H. LAROCHE, K. E. WEICK , « Sensemaking in Organizations, Sociologie du travail, 38 (2), 1996, pp. 225-232. https://doi.org/10.3406/ sotra.1996.2274 ; H. LAROCHE, B. VIDAILLET, Le Sens de l’action : Karl E. Weick : Sociopsychologie de l’organisation, Presse Universitaires de France, 2013.s les services de soins de santé en général, redeviennent des lieux de soins et de vie, et non le théâtre d’un épuisement silencieux.
En tout état de cause, notre étude auprès des infirmier ·ères urgentistes confirme un constat accablant : leurs conditions de travail actuelles nuisent à leur mission et fragilisent la relation patient·e-soignant ·e. Pourtant, leur résilience organisationnelle et leur créativité face à ces défis sont impressionnantes alors que leur souffrance demeure bien présente. Cette tension ne pourra durer. Aux décideur ·ses politiques de prendre urgemment la pleine mesure de cette situation, car c’est l’humain·e tant soignant·e que soigné·e qui est en jeu.