49766854552 333e13aa37 oAlors que les initiatives et les combats du Mouvement ouvrier chrétien ont toujours été menés par et pour les classes populaires, force est de constater qu’aujourd’hui cette notion de classes ne relève plus de l’évidence. Un doute s’est installé sur qui compose les classes populaires, qui s’y reconnait encore, dans un contexte où la lutte politique à mener au nom d’intérêts de classe semble un combat dépassé. À l’occasion de la parution d’une enquête FTU sur les usages de la notion de classes sociales au sein de différentes organisations constitutives du MOC, nous proposons quelques réflexions qui invitent à une mise en perspective historique de la fonction politique de cette notion de classes sociales.

 

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Par Jean Matthys et Anne-France Mordant, chercheur·ses FTU

 Le Mouvement ouvrier chrétien a fêté ses 100 ans. Cent ans de défense des intérêts des travailleur·ses. Cent ans de travail culturel. Cent ans de travail politique. Par et pour les classes populaires. Que faire cependant lorsque le doute s’installe sur qui sont les membres des classes populaires? Que faire lorsque ces membres ne se reconnaissent plus dans cette appartenance? Que faire lorsque la lutte politique à mener au nom d’intérêts de classe semble un combat dépassé? La FTU a réalisé une enquête auprès de représentant·es de trois organisations constitutives du MOC (Vie Féminine, Équipes populaires, Jeunesse organisée et combative)1. Notre objectif: voir si et comment la notion de classes sociales vit au sein de ces organisations dont le cœur de métier réside dans l’éducation permanente adressée prioritairement, selon sa définition décrétale, au «public des milieux populaires». En tant qu’organisations constitutives d’un Mouvement social dont le référentiel est historiquement celui de la classe ouvrière, qu’en est-il encore aujourd’hui? 

En guise d’objet de réflexion globale sur notre démarche et sur les résultats récoltés, nous relèverons comme principal point le fait que, à la question «parlez-vous de classes sociales?», les organisations nous ont systématiquement répondu «milieux populaires». Ce terme s’est révélé crucial par la manière dont les organisations s’en revendiquent pour penser à la fois leur public, leur manière de faire (une méthodologie de travail en éducation permanente) et la visée de leur action («un phare» politique, une valeur).

Si les «classes sociales» ont une dimension à la fois économique et politique, s’articulent avant tout avec la question du conflit capital/travail, les «milieux populaires» semblent plus flous dans leurs contours et chargés d’une connotation davantage culturelle.

Passer de «classes sociales» à «milieux populaires» implique un double déplacement: de classes on passe à milieu(x); et de sociales on passe à populaires. Si les «classes sociales» ont une dimension à la fois économique et politique, s’articulent avant tout avec la question du conflit capital/travail, les «milieux populaires» semblent plus flous dans leurs contours et chargés d’une connotation davantage culturelle. Il peut alors être intéressant de relever, d’un point de vue historique, les enjeux politiques liés à l’utilisation de la notion spécifique de classe, afin de se demander ce qui se produit lorsque l’on passe de la «classe» au «milieu». Il ne s’agit pas ici de prêcher un retour à une vérité sacrée et oubliée, mais de tenter de renouer quelques fils de la tradition ouvrière, afin de rouvrir des perspectives que l’horizon bouché denotre présent pourrait nous faire trop vite tenir pour inexistantes.

La notion de classe sociale

Cette notion de classe sociale s’est déployée au long des 19e et 20e siècles comme catégorie servant à la fois de (1) description théorique de la société au sein des sciences sociales (sous les plumes de Marx, Weber et puis Bourdieu, notamment); (2) mais aussi d’outil critique de dévoilement des mécanismes de domination ; (3) et enfin comme outil d’orientation idéologique et politique pour l’action et l’identité du mouvement ouvrier, se donnant pour ambition de constituer une conscience de classe et devenant ainsi, de classe en soi, une classe pour soi : une classe consciente de ses intérêts, de son rôle structurel dans la société, et s’organisant pour transformer celle-ci.

La notion de classe fonctionne alors d’une part comme un concept servant à désigner l’existence objective d’un certain groupe social qui occupe une certaine position (économique, politique, culturelle) dans un espace social stratifié et inégal; et d’autre part comme notion visant à dénoncer cet ordre social comme vecteur de domination et d’injustices, et à potentiellement organiser une action collective politique coalisée autour d’un intérêt commun en vue de la transformation de cet ordre. La classe est donc une catégorie porteuse d’enjeux théoriques et descriptifs (qu’est-ce qu’une classe, quelles sont les classes sociales et leurs composantes dans une société donnée, etc.), mais aussi un concept intrinsèquement politique et critique.

Classes sociales ou milieux populaires?

Dans une analyse de 2019, insistant sur l’importance de cette dimension critique et politique de la notion de classe sociale, la sociologue Cécile Piret a défendu la nécessité de critiquer la notion de « classes » ou celle de « milieux populaires » qui tend souvent à la remplacer dans les discours.

«Dans cette formule, le concept de classe sociale, en passant du singulier au pluriel (comme dans le passage de la classe ouvrière aux classes populaires), perd de sa plus-value explicative: l’espace social est envisagé comme structuré par des dimensions inégalitaires, mais rien n’est dit sur les relations de production qui configurent cet espace social, contrairement à ce que permet le concept de lutte de classe. Autrement dit, la dimension politique inscrite dans le concept de classe ouvrière s’est étiolée.2»

On risque alors d’aboutir à une approche purement descriptive et quantitative des «classes» (devenues des «milieux») qui se limite à saisir les groupes de manière statique à partir de la distribution inégale de revenus, patrimoine et autres capitaux (économiques mais aussi culturels et symboliques). On échoue alors, selon la sociologue, à saisir ce qui est véritablement en jeu dans les rapports de domination, et la manière dont les inégalités sont structurellement (re) produites: exit la question du travail, les rapports de production et la lutte des classes. Le problème d’une telle approche purement descriptive est «d’en arriver à définir uniquement ces groupes sociaux par une position et des caractéristiques socio-économiques dominées sans jamais identifier les mécanismes sociaux qui produisent un espace social hiérarchisé»3. D’où découleraient selon elle au moins deux conséquences politiques problématiques:

1) Les conflits sociaux sont euphémisés et apparaissent comme étant de l’ordre de l’exceptionnel, alors qu’ils sont en réalité «toujours constitutifs des conditions d’existence des milieux populaires et de leur champ des possibles, indépendamment du fait que ces groupes sociaux soient ou non activement engagés dans les luttes sociales»4. Il faut rappeler ici que, dans le référentiel marxiste, le concept de lutte des classes implique que la lutte des classes a toujours lieu dans une société de classes, quel que soit l’état des rapports de force et des conflits sociaux explicites à un moment donné. La lutte des classes dans le capitalisme ne se réduit pas aux moments de conflit social ouvert: elle est d’abord et avant tout la lutte des classes que le capital a toujours déjà déclarée contre le travail, «par un mouvement de destruction et de ré-institution (mais à ses propres conditions) des conditions immédiates de la production sociale»5. La domination du capital sur nos vies et sur la société constitue une lutte des classes permanente: celle menée par la bourgeoisie, et à laquelle la classe ouvrière organisée oppose sa propre lutte. Dès lors que le salariat capitaliste implique nécessairement l’exploitation du travail, la lutte des classes a lieu en permanence, chaque jour, sur chaque lieu de travail, et produit ses effets jusque dans la sphère privée. Dans cette perspective, c’est à la limite l’ensemble de la sphère de l’économie, de la production et de la consommation, jusques et y compris dans leurs aspects techniques et technologiques, qui relève, au moins pour une part, de la lutte des classes.

2) L’abandon du référentiel politique (de la lutte) des classes entraine par conséquent «une conception passive du public populaire, celui-ci n’étant pas envisagé comme étant partie prenante et donc comme pouvant prendre parti dans les dynamiques sociales»6. Si en réalité la lutte des classes a toujours déjà commencé, et que la lutte implique par définition la présence d’au moins deux adversaires, la résistance des dominé·es est, elle aussi, toujours déjà en jeu, quoiqu’à des degrés divers et dans diverses formes, selon la conjoncture et l’état du rapport de forces. Or, présenter la stratification sociale comme un continuum de niveau de revenu entre «riches» et «pauvres» occulte la capacité politique propre à une classe populaire définie autour du référentiel ouvrier–c’est-à-dire à partir du statut de travailleur·se et de la position socialement stratégique qu’il confère.

Les milieux populaires selon les décrets EP de 1976 et 2003

Par rapport à celle de classes, la notion de milieux populaires tend ainsi à minimiser, voire occulter la dimension à la fois inégalitaire, conflictuelle et dynamique des rapports sociaux. Cependant, l’usage systématique du terme de milieux populaires par les organisations interrogées dans la présente étude ne sort pas de rien. Il s’explique d’une part par la terminologie mobilisée par le décret qui régit légalement le champ de l’éducation permanente (décret de 2003, faisant suite à celui de 1976); d’autre part, par le contexte idéologique et politique plus global qui s’exprime dans ce choix terminologique posé par les co-auteur·rices des décrets, issu·es pour la plupart du secteur de l’éducation permanente.

Les deux décrets parlent bien de «milieux populaires», en les posant comme l’un des publics privilégiés de l’éducation permanente. Il existe cependant une série de glissements terminologiques notables autour de cette notion entre 1976 et 2003: la prise de distance à l’égard de toutes les références au statut de travailleur·se qui constituait le cœur de la définition des publics populaires en 1976; l’introduction des termes de précarité et de pauvreté notablement absents de la définition de 1976; et le recours systématique au pluriel (on parle alors des milieux populaires plutôt que du milieu populaire).

On serait passé du registre de la lutte des classes articulée autour de la question de la position dans les rapports de production, au registre de la pauvreté, de la précarité et de l’exclusion.

Il est tentant de voir dans cet écart terminologique entre deux textes séparés par moins de 30 ans l’illustration d’un changement de paradigme idéologique global. On serait passé du registre de la lutte des classes articulée autour de la question de la position dans les rapports de production, au registre de la pauvreté, de la précarité et de l’exclusion. Là où la lutte des classes lie la définition du milieu populaire à celle de la classe des travailleur·ses salarié·es, porteuse, au moins en puissance, d’une forme d’unité politique, le registre de la pauvreté et de l’exclusion désigne une grande variété de strates sociales, désormais éclatées. Ce second registre s’aligne avec l’approche de la question sociale en termes de «désaffiliation» théorisée par Robert Castel à partir des années 1980-1990, coïncidant avec le recul idéologique généralisé du référentiel de la lutte des classes et le dé but du détricotage néolibéral des grandes conquêtes sociales de l’après-guerre. Cela implique toute une reconfiguration dans la manière de penser et caractériser les classes populaires. En 1976, les classes populaires sont avant tout des prolétaires au sens marxien du terme: des personnes qui, n’étant pas propriétaires de moyens de production, ne possèdent rien d’autre pour vivre que leur propre force de travail (et celle de leur progéniture) qu’elles sont structurellement condamnées à louer aux capitalistes qui en tireront une plus-value. Ne possédant rien, les prolétaires ne sont à la limite que de la force de travail «pure». En 2003, en revanche, les classes populaires sont définies par la négative, comme des «sans»: exclu·es, précaires, sans diplôme, sans revenus, sans emploi, etc.

La portée politique du changement terminologique

D’un point de vue politique, ce passage est loin d’être anecdotique. La classe prolétaire au sens marxien désignait tout à la fois la position économique d’un groupe social victime d’exploitation et d’aliénation au travail, et la capacité politique de s’organiser collectivement en tant que travailleur·ses–c’est-à-dire depuis l’intérieur de l’ordre social économique dominant qui les exploite–pour transformer les rapports sociaux, afin de supprimer cette exploitation et cette aliénation. En ce sens, l’identité politique de «travailleur·ses exploité·es» est en soi dialectique: elle articule d’un côté un tort, une position d’injustice subie dans des rapports d’exploitation, et de l’autre une capacité politique d’organisation et de transformation de la société contre cette injustice à partir du même statut de travailleur·se.

Or, dans le référentiel du mouvement ouvrier, c’est la catégorie du travail qui est fondamentale pour saisir cette dialectique: exploité ou non, le travail humain est, aux côtés des forces de la nature et des ressources naturelles, la source de toute richesse, condition de toute vie et survie, individuelle comme collective. Le travail est le processus social de transformation et d’appropriation de la nature par l’humain: sans travail, pas de société humaine possible. C’est là que réside le potentiel de résistance irréductible de «la classe qui vit du travail»: sans elle, pas de richesses, pas de profit, pas de capital, et en dernière instance, pas de société tout court. Il ne s’agit pas simplement de dire que le statut de producteur confère un droit moral à opposer aux rapports d’exploitation: il s’agit avant tout là du socle matériel d’une capacité de résistance politique. On comprend alors l’importance de stratégies de lutte comme la grève (aujourd’hui par ailleurs reprise et réinventée par certains mouvements féministes): la grève est l’outil de lutte propre à la classe de celles et ceux qui, étant les producteur·rices de toute richesse, peuvent interrompre la production afin d’engager un rapport de force matériel avec la classe capitaliste qui vit de leur exploitation. Si cette dernière classe concentre le pouvoir de décision, d’organisation et de gestion du processus de production, et qu’elle tient la classe ouvrière sous son contrôle par la dépendance vitale de celle-ci au salaire (chantage à l’emploi, etc.), il n’en demeure pas moins qu’en dernière instance, c’est le travail et non le capital qui crée la richesse dont le capital et toute la société dépendent. La classe ouvrière n’est alors pas seulement définie par la négative, contrairement à la pseudo-classe des «sans»: enfermée et exploitée dans les rapports de production capitaliste en tant que travailleur·se, elle constitue un sujet politique (au moins virtuellement) précisément parce qu’elle est située au cœur du fonctionnement de ce système (et non dans ses marges), et est par ce fait «en mesure de le subvertir en tant qu’ordre global»7.

En 1976, les milieux populaires sont celles et ceux qui ne possédant rien d’autre que leur force de travail, ne sont pas seulement des «sans», ils et elles sont aussi des travailleur·ses. En 2003, ils et elles sont devenus des «sans», définis par la privation, le négatif, le manque ou la distance par rapport à une norme majoritaire à laquelle il va s’agir de les réintégrer (vocabulaire de la participation, de l’inclusion, etc.).

On peut alors saisir en quoi le passage d’un référentiel qui articulait le milieu populaire au statut de travailleur·se (et donc pensait encore dans un référentiel «lutte des classes»), à un référentiel en termes d’identité sociale purement négative et passive (exclu·e, précaire, sans diplôme, etc.) fait disparaitre cette puissance dialectique et cette potentialité politique du prolétariat. En 1976, les milieux populaires sont celles et ceux qui ne possédant rien d’autre que leur force de travail, ne sont pas seulement des «sans», ils et elles sont aussi des travailleur·ses. En 2003, ils et elles sont devenus des «sans», définis par la privation, le négatif, le manque ou la distance par rapport à une norme majoritaire à laquelle il va s’agir de les réintégrer (vocabulaire de la participation, de l’inclusion, etc.).

Ce déplacement idéologique se donne aussi à lire dans le passage du singulier de «milieu populaire» en 1976, au pluriel de «milieux populaires» en 2003. Là où la classe ouvrière comme sujet politique impliquait, au moins virtuellement, une forme d’unité politique, les milieux populaires comme agglomération des exclu·es et des précaires se caractérisent avant tout par leur pluralité et leur éclatement. À un schéma binaire et clivant d’antagonisme irréductible entre classes aux intérêts divergents succède celui d’un cercle ou d’une spirale qui distribue autour de son centre une multitude de plus ou moins inclus·es, précaires ou en voie de désaffiliation.

La fin de la centralité ouvrière

Cette transition idéologique que l’on observe entre les deux décrets n’est en réalité que l’expression, dans le champ de l’éducation permanente belge francophone, d’un déplacement plus global au sein de l’hégémonie idéologique de la social-démocratie dans les pays du Nord global. Ce déplacement peut se résumer par la formule de «la fin de la centralité ouvrière», processus multidimensionnel que l’on pourrait se risquer à résumer schématiquement comme suit:

À la fin des années 1970, les sociétés européennes subissent les effets de chocs économiques (les crises pétrolières). Ceux-ci s’accompagnent de transformations structurelles de la production et du marché de l’emploi: une partie de la production industrielle est automatisée et/ou délocalisée; une part significative du salariat est tertiarisée; l’emploi se féminise. C’est aussi l’époque du développement d’un chômage structurel massif, d’une démocratisation-massification de l’enseignement, y compris dans le supérieur. Sur le plan international, des pays organisent leur décolonisation tandis que le bloc soviétique se fragilise. Enfin, de nouvelles formes de luttes sociales se déploient: étudiantes, féministes, écologistes et, plus tard, altermondialistes. À partir de la fin des années 1970, la figure de l’«ouvrier» et l’identité de travailleur·se cessent de constituer le cœur unique des mobilisations sociales.

Cependant, la classe ouvrière n’a évidemment pas objectivement disparu. Selon les chiffres de l’ONSS de 2009, la Belgique comptait 1.234.600 ouvrier·ères, 1.651.600 employé·es et 454.800 fonctionnaires, ce qui revient grosso modo à une force de travail constituée à 35% d’ouvrier·ères, 50% d’employé·es et 15% de fonctionnaires8.

De plus, si l’on suit sa définition marxienne canonique, il n’y a pas de raison de réserver le statut de «prolétaire» (ou d’ouvrier·ère au sens large) à celles et ceux qui occupent des emplois qualifiés d’«ouvrier» au sens restreint et spécifique qu’en donne le droit belge. Si «prolétaire» désigne toutes celles et ceux qui n’ont pas d’autre choix que de vendre jour après jour leur force de travail en échange d’un salaire pour vivre, c’est-à-dire toutes celles et ceux qui n’ont structurellement pas d’autre possibilité d’accès aux moyens de vivre que de s’employer sous le commandement d’une entreprise capitaliste (et ses actionnaires) qui par définition vit de l’exploitation du travail de ses employé·es, alors l’ensemble des salarié·es tombent sous le coup de cette même définition. Si la classe ouvrière désigne en réalité l’ensemble des travailleur·ses salarié·es, ouvrier·ères et employé·es confondu·es, alors la «fin de la centralité ouvrière» semble avoir encore moins de sens. Mais de quelle fin s’agit-il?

Si la classe salariée exploitée n’incarne plus la possibilité et le projet–même lointain– d’un dépassement du capitalisme, elle se voit réduite à sa fonction objective au service du capital. Ne demeurent alors plus que des représentations misérabilistes d’une (sur) vie ouvrière «populaire» à laquelle est ôtée toute force de proposition politique autonome, et qui est devenue avant tout l’objet de discours humanitaires et de mécanismes étatiques de simple «gestion» de la pauvreté et de l’exclusion sociale.

La fin de la centralité ouvrière ne peut alors que signifier la disparition de la centralité proprement politique de la classe ouvrière, c’est-à-dire la disparition de cette articulation dialectique entre, d’une part, le fait objectif de l’existence de la classe ouvrière salariée et exploitée–son rôle central dans la production économique capitaliste: fait objectif qui n’a pas disparu, on vient de le voir–, et d’autre part la dimension subjective d’un projet de transformation radicale de la société à partir de la position propre à cette classe exploitée. Ce contre-projet s’est historiquement incarné dans ce que l’on englobe sous le terme de «mouvement ouvrier» au sens large: un ensemble d’idées et de pratiques hétérogènes, de contre-discours et de représentations alternatives, mais aussi d’institutions et d’organisations, porteuses d’un projet politique alternatif global visant le dépassement du mode de production capitaliste, voire la disparition des classes sociales et de toute forme d’exploitation. C’est l’affaiblissement généralisé, voire l’éclipse tendancielle de cette dimension subjective depuis la fin des années 1970 qui entraine le blocage de la dialectique de la classe exploitée. Si la classe salariée exploitée n’incarne plus la possibilité et le projet–même lointain– d’un dépassement du capitalisme, elle se voit réduite à sa fonction objective au service du capital. Ne demeurent alors plus que des représentations misérabilistes d’une (sur) vie ouvrière «populaire» à laquelle est ôtée toute force de proposition politique autonome, et qui est devenue avant tout l’objet de discours humanitaires et de mécanismes étatiques de simple «gestion» de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Si le projet anticapitaliste n’a pas tout à fait disparu du champ social, il a perdu une grande partie de sa force du fait d’être porté désormais avant tout par des mouvements relativement minoritaires, voire marginaux –en tout cas en comparaison de ce que le mouvement ouvrier organisé a pu représenter au long du 20e siècle en tant que projet de contrehégémonie capable d’entrer dans un véritable rapport de force avec le capital9.

Vers une politique de classe ?

Cette tentative de mise en perspective historique des résultats de notre enquête invite à reconsidérer l’horizon et le programme ambitieux d’une véritable politique de classe. Le discours «troublé» des organisations interrogées résonne avec un contexte plus large dans lequel «les classes sociales sont une réalité tangible, mais vidées par l’histoire récente de contenu subjectif, et posée hors des représentations collectives»10. Les classes sociales semblent devenues irreprésentables, voire innommables. L’absence de mot ou de représentation adéquate pour cerner la chose ne supprime toutefois pas la réalité de la chose.

Le succès grandissant des discours et politiques d’extrême droite ne peut sans doute se comprendre en dehors de ce décalage entre d’un côté, une réalité objective de lutte des classes qui n’a pas disparu, voire qui s’accentue dans une société aux inégalités galopantes, et de l’autre, une incapacité à articuler collectivement des représentations critiques alternatives, porteuses d’un véritable projet de transformation à la fois radicale et globale des rapports sociaux. «Les rapports sociaux les plus violents sont souvent les plus silencieux, ceux devant lesquels il n’existe pas de représentations constituées ni de discours organisés»11, écrit le sociologue Louis Chauvel.

Faut-il conclure par la nécessité de constituer des représentations collectives articulées et réorganiser un discours de classe? C’est en tout cas ce que suggérait Muriel Vanderborght des Équipes populaires dans son étude de 2012 consacrée à la notion de «milieux populaires»: Il apparait aujourd’hui important de retravailler à la définition d’une conscience de groupe et d’une identité collective des classes les moins aisées afin d’éviter que le conflit ne se passe uniquement entre ceux qui possèdent peu et ceux qui ne possèdent rien et laisse indemnes ceux qui détiennent à la fois le pouvoir et le capital12. Cette tâche peut prêter à sourire, voire paraitre impossible, mais elle n’indique peut-être rien d’autre que, précisément, la voie par laquelle un mouvement d’éducation permanente pourrait ne plus se contenter de colmater les brèches du social et se donnerait pour tâche de rompre avec l’existant en partant de ses failles. #


Enquête sur la notion de classes sociales en MOC

Ce mois de janvier 2025, la FTU publie une étude basée sur une enquête réalisée auprès des représentant·es de trois organisations socio-éducatives du MOC : Vie Féminine, Les Équipes populaires et la Jeunesse Organisée et Combative. L’enquête s’efforce de déterminer si et comment la notion de classes sociales est vivante aujourd’hui dans ces organisations.

À la question « parlez-vous de classes sociales ? », elles ont systématiquement répondu qu’elles parlaient plutôt de « milieux populaires ». De 2012 à 2024, cette notion a même été mise au travail dans les trois organisations. Les résultats de ces travaux sont contrastés. Aux Équipes Populaires, une recherche-action a débouché sur la réaffirmation d’une fidélité au terme de milieux populaires sous ses différentes déclinaisons : publics, visée, méthode. À l’issue de son Congrès identitaire en 2023, Vie Féminine, au contraire, a abandonné ce terme dans sa communication vers le public, avec comme raison principale le fait que les femmes du mouvement ne s’y reconnaissent plus et qu’il peut être excluant, alors que l’organisation réaffirme désormais son intention de s’adresser à toutes les femmes dans une société patriarcale. Vie Féminine ne ferme cependant pas la porte à l’introduction du terme classe sociale dans son projet social et politique. Quant à la JOC, si elle a choisi d’abandonner les termes ouvrier et chrétien parce qu’ils ne disent plus rien de qui sont les jeunes de la JOC aujourd’hui, elle n’a pas renoncé au terme milieux populaires. Celui-ci continue à faire référence dans les documents officiels, sans pour autant définir fondamentalement l’identité de l’organisation.

Par-delà les chemins spécifiques pris par les organisations, un consensus se dessine sur le flou qui entoure désormais la notion, le plus remarquable étant la mise au jour d’un contraste flagrant entre les usages et perceptions des membres/militant·es des organisations d’une part, et ceux des permanent·es/travailleur·ses d’autre part. En effet, du côté des membres, on s’accorde sur la dimension péjorative du terme milieux populaires, dont beaucoup cherchent à se distancer. Le terme est aussi critiqué car il est jugé insuffisant pour désigner les effets du racisme et du sexisme. Du côté des travailleur·ses, on observe une utilisation abondante du terme mais sans balises conceptuelles claires et unifiées, ce qui donne naissance à des interprétations nombreuses, variées, aux contours flous. Si cette imprécision permet de n’enfermer personne dans des cases étriquées, elle engendre le risque de favoriser le recours à des stéréotypes, en lieu et place de balises théoriques suffisamment claires et explicites.Entre le recours à la notion de milieux populaires aux contours flous, et l’attachement des organisations à l’idée de classes sociales dans un contexte où cette notion ne constitue plus une évidence, n’y aurait-il pas comme un trouble dans la classe? C’est ce que nous avons cherché à élucider dans la suite de notre enquête, que vous pouvez lire sur www.ftu.be.


1. J. MATTHYS et A-F. MORDANT, «Les classes sociales en MOC. Enquête sur les usages d’une notion en question », étude FTU, janvier 2025, consultable en ligne sur www.ftu.be.
2. C. PIRET, « Du sujet politique en éducation permanente. Quelle définition pour quels enjeux?», Analyse ARC, 2019, disponible en ligne: https://www.arc-culture.be
3. Ibid.
4. Ibid.
5. A. CAVAZZINI, «La classe contre le peuple. Marxisme et populisme selon l’opéraïsme italien », Tumultes, n° 40, 2013, p. 273.
6. C. PIRET., op. cit. Relevons que l’usage de terme de «public», présent dès le décret éducation permanente de 1976, induit lui aussi une forme de passivité. «Le terme “public” –et, pire encore, celui de “public cible”– a déjà spolié les groupes populaires de leur capacité propre d’action » (J. BLAIRON et J. FASTRES, «Éducation permanente et public populaire –examen exploratoire», Intermag, mars 2017). Notons que nous soulignons ici les effets de passivité induits par le lexique mobilisé dans le secteur et dans les textes de loi. Que les organisations interrogées échappent, en tout ou en partie, à cette passivisation dans la conception des publics devra être mis au crédit de leurs pratiques, et mis en lien avec cette manière qu’elles ont de ne pas cesser de «tourner autour» de la notion trouble de classe sociale.
7. Ibid.
8. Selon les chiffres de l’ONSS, la Belgique comptait au deuxième semestre 2009: 1.234.600 ouvrier·ères, 1.651.600 employé·es et 454.800 fonctionnaires (https://www.lalibre.be/belgique/2009/12/08/plus-demployes-que-douvriers-TQVSHTBMH5GZ7LL6PXTYRBZNQU/).
9. «La marginalité se définit ici en termes d’absence de position stratégique dans la matérialité des rapports de production. Le plus souvent il s’agit d’individus ou de “groupes sociaux“, certes politisés, mais dépourvus de toute position stratégique ou “exceptionnelle“ dans la structure du capitalisme contemporain. Du coup, la seule politique qu’on peut construire à partir d’eux est une politique “démocratique radicale“, “une résistance populaire“ qui viserait l’apprivoisement [du Capital], mais nullement un renversement ou une manière alternative d’organiser les rapports de production.» (A. CAVAZZINI, «La classe contre le peuple», op. cit., pp. 271 et 274).
10. L. CHAUVEL, «Le retour des classes sociales ?», Revue de l’OFCE, n° 79, 2001, p. 357.
11. Ibid.
12. M. VANDERBORGHT, «Vous avez dit “milieux populaires”? Entre position sociale commune et éclatement des réalités», Points de repères, n° 40, décembre 2012, p. 28.

 (c) Nelio Filipe, Flickr cc

 

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