À la croisée des matières économiques, politiques et juridiques, Le code du capital. Comment la Loi fabrique la richesse capitaliste et les inégalités (publié en 2019 en anglais et traduit en 2023) décrypte la façon dont le droit peut être un outil du capitalisme, alors qu’il est une ressource sociale. Le droit se met au service d’intérêts privés et de l’accumulation de la richesse par une poignée d’acteurs, au détriment de l’intérêt général. Entretien avec Katharina Pistor, juriste allemande et professeure de droit comparé à la Faculté de Droit de Columbia University, New York, USA.
Propos recueillis par Manon Legrand, avec la complicité de Luc DE BUEGER et Thomas MIESSEN
Comment le droit creuse-t-il les inégalités?
Mon argument de base est le fait que le capital est une construction légale. Les capitalistes ont besoin du droit pour accumuler de la richesse. Le «codage du capital » désigne la transformation, par des avocats, que je nomme les «maitres du codage», de n’importe quel objet–comme un morceau de terre, une promesse de paiement dans le futur ou une idée – en actif financier via un code juridique adéquat, qui lui confère une protection légale. Sur les quatre derniers siècles, j’ai pu observer que les mêmes outils légaux étaient utilisés pour transformer les choses en capital: le droit de propriété, le droit des sociétés, des contrats, des trust, des faillites. Tout ceci est greffé sur différents types d’actifs afin de produire des richesses. Le système juridique, qui est une ressource sociale, est donc utilisé pour créer de la richesse. La loi fabrique les inégalités.
Le «codage du capital » désigne la transformation, par des avocats, que je nomme les «maitres du codage», de n’importe quel objet–comme un morceau de terre, une promesse de paiement dans le futur ou une idée – en actif financier via un code juridique adéquat, qui lui confère une protection légale.
Par exemple, comment code-t-on le foncier en capital ?
On ne peut pas monétiser des grains de poussière. Si on veut capturer la valeur monétaire de la terre, il faut lui conférer un titre juridique, c’est ce qui s’est passé avec le droit de propriété de la terre. Pour capitaliser un actif, quel qu’il soit, il faut pouvoir capitaliser un certain nombre de privilèges légaux.
Le droit permet de conférer aux détenteurs du capital plusieurs attributs qui augmentent considérablement la probabilité qu’ils produisent et sécurisent leur richesse. Quels sont ces attributs ?
Le droit permet de conférer aux détenteurs du capital des propriétés de (1) durabilité, cela signifie que les actifs sont juridiquement protégés contre des actions en responsabilité ou remettant en cause les droits existants sur ces actifs ; (2) de priorité, ce qui signifie que certains détenteurs d’actifs jouissent de droits plus forts que d’autres ; (3) mais aussi de convertibilité et d’universalité aux biens. Les détenteurs d’actifs financiers obtiennent la durabilité par le biais de la convertibilité, agissant comme une option de vente en monnaie émise par l’État aux agents privés ou (de préférence) à l’émetteur de cette monnaie. En période de crise, on le voit, tout le monde veut transformer les actifs financiers privés en devises publiques. L’universalité, enfin, signifie que les droits juridiquement reconnus bénéficient de la pleine protection de la loi, y compris l’accès aux moyens de coercition centralisés par le biais d’un procès et, si nécessaire, l’exécution de la décision obtenue. Bien sûr, tous les intérêts ne bénéficient pas de ces protections juridiques. Seuls ceux qui ont été spécifiquement juridiquement codés à cette fin en bénéficient. Une idée par exemple n’est plus « prioritaire » lorsque d’autres ont la même idée plus tard. Ce n’est que si elle remplit les conditions légales pour l’application du droit de propriété intellectuelle et, dans ce cas des brevets ou des marques, qu’elle bénéficiera de ces protections.
Il y a eu une accélération de ce codage ces dernières années...
Absolument. Il faut se rendre compte qu’aujourd’hui, de plus en plus d’actifs ont une origine juridique, les droits de propriété intellectuelle et les actifs financiers en sont le premier exemple. Le droit est devenu le principal instrument de création de richesse.
Le codage des données numériques est aussi un grand enjeu contemporain...
Aux États-Unis, la numérisation est très poussée et des investissements considérables sont réalisés dans ce sens. L’idée est d’accumuler et de contrôler un nombre massif de données et les vendre. Le capitalisme transforme tout en marchandise si l’on n’y prête pas attention et c’est très préoccupant s’agissant de nos données de santé par exemple.
Quel est le rôle de l’État dans ce système de codage?
L’État est intermédiaire. Il va user de la coercition si nécessaire contre quelqu’un qui ne respecte pas le système juridique. La plupart des gens pensent que l’État est moins présent aujourd’hui, mais je considère que l’État est un acteur majeur du capitalisme mondialisé. On le voit dans les crises financières quand il vient à la rescousse des banques.
Le capitalisme est-il d’une certaine manière violent ?
Certains disent « au plus on utilise la loi pour parvenir à nos fins, au moins on a besoin de la vio- lence directe». Utiliser le système juridique peut être vu comme une sorte d’« apaisement », pour donner l’impression que tout est légal. Coder le capital permet, pour les acteurs privés qui s’y exercent, de créer beaucoup de richesses sans avoir besoin de recourir aux armes avec la certitude que l’État va les aider.
Mais on est censés être tous égaux devant la loi...
La plupart des démocraties constitutionnelles souscrivent au principe d’égalité de tous devant la loi, mais cela n’implique pas que tout le monde dispose des mêmes moyens pour utiliser stratégiquement la loi à son avantage. Nous sommes en fait en présence d’un système duel : le droit public et le droit privé. On utilise la plupart du temps le droit public pour protéger les personnes les plus faibles, via la protection du travail, les droits sociaux, etc. Le théoricien soviétique du droit socialiste Pashukanis soutenait déjà que la dualité du droit privé et du droit public était une caractéristique essentielle du droit dans les systèmes capitalistes. Les acteurs privés utilisent habituellement le droit privé. Ils peuvent aussi l’utiliser pour contourner les restrictions légales du droit public. On peut avancer sur les principes de justice sociale via le droit public, mais cette régulation publique n’a qu’un temps parce que les détenteurs d’actifs financiers trouvent très vite les moyens d’utiliser le droit privé pour contourner légalement le droit. De plus, le droit est élastique. Par- là, j’entends que la loi est toujours plus rigide aux périphéries – pour les petits pays, pour les individus lambdas – et plus « élastique » ou « discrète » au centre, là où sont les grands joueurs.
Ce système de codage est-il mondial ?
Le droit n’est pas nécessairement international. Le cadre des marchés financiers est principalement déterminé par New York et Londres. Le droit des sociétés n’est pas non plus mondialisé, mais il y a un consensus en matière de règles de conflits des droits. Le système a en fait permis aux entreprises le passage d’un système juridique à un autre. Ce qui veut dire que le droit devient un instrument so- phistiqué qui permet aux acteurs économiques de tracer la route qui leur est la plus bénéfique. Il s’agit d’un vrai problème démocratique, car les acteurs décident de sortir du système juridique quand ça les arrange, de faire leur shopping sans être loyal au système juridique du pays de création et peu importe les préoccupations du pays où ils sont.
La démocratie a été érodée par un régime socioéconomique aux mains d’investisseurs qui ne se soucient que des «signaux-prix » au mépris des besoins humains.
« Le capitalisme est la force principale qui engouffre la démocratie dans une spirale d’auto-destruction », avez-vous écrit dans un article au lendemain de l’élection de Trump. Que voulez-vous dire ?
J’y développe le fait que la démocratie a été érodée par un régime socioéconomique aux mains d’investisseurs qui ne se soucient que des «signaux-prix » au mépris des besoins humains, sapant ainsi la capacité de consensus et de prise de décision collective. On est encore passé à un nouveau stade de la financiarisation avec Trump qui place un millionnaire et intermédiaire financier – Scott Bessent est dirigeant d’un Hedge Fund – à la tête du ministère des Finances.
Ce n’est pas la première fois que le capitalisme bouleverse la démocratie. Il y a un siècle, les effets d’une industrialisation rapide aux dépens des individus et de leurs communautés ont alimenté le communisme et le fascisme en Europe. Dans un ouvrage écrit pendant la Seconde Guerre mondiale, Karl Polanyi a attribué la cause profonde des bouleversements politiques de son époque à un système économique qui subordonnait la société au principe du marché. Quand un système roule pour le capital et pas pour les gens, ceux-ci ripostent. La façon dont ils ripostent n’est pas forcément rationnelle. Par exemple, ils votent pour Trump, même si Trump ne va pas les aider. L’ironie de la situation actuelle est que les forces progressistes traditionnelles tentent à tout prix de protéger un système contre l’extrémisme, mais les gens votent pour les extrêmes parce qu’ils veulent précisément que le système change. Les partis po- litiques qui ont promis de protéger le statuquo ont perdu les élections dans tous les pays cette année.
Il faut donc se poser la question de qui a accès aux moyens de coercition et à quelles conditions, et qui peut mobiliser le droit ?
Est-il dès lors possible de construire le droit sans capital et si oui, comment?
Oui, cela est possible. Toutes les sociétés com- plexes ont besoin de systèmes abstraits pour gouverner les relations. On a donc besoin de quelque chose comme la loi. On ne peut pas revenir à des petites communautés, cela est trop complexe. Mais aujourd’hui, la loi fait primer l’individu sur le collectif. Choisir la façon dont on crée et partage les richesses est une question démocratique, elle n’appartient pas à quelques individus. Il faut donc se poser la question de qui a accès aux moyens de coercition et à quelles conditions, et qui peut mobiliser le droit ? Il faut aussi rendre le droit privé plus responsable. Si vous avez un problème, vous challengez l’État et l’État challenge les acteurs privés puissants. Je défends le fait que des individus puissent directement challenger les entreprises privées. Nous avons besoin d’un fondement normatif beaucoup plus clair du droit privé avec comme base le collectif. On a en fait besoin de collectiviser le droit privé. #.