La recherche réalisée par le Réseau Interculturel Féministe et Intersectionnel (RIFI) composé d’associations et de partenaires académiques a pour objectif d’identifier les besoins des professionnel·les pour accompagner les femmes migrantes à l’intersection des oppressions, et particulièrement du racisme, du sexisme et du classisme. Pour ce faire, l’étude a tenté de mettre à jour les difficultés rencontrées par ces femmes multiminorisées ainsi que celles vécues par les professionnel·les qui les accompagnent, les freins et les leviers dans leur travail ainsi que les stratégies qu’ils·elles mettent en œuvre pour répondre aux besoins et aux attentes des femmes auprès de qui ils·elles interviennent.
Couleur de peau, milieu social, orientation sexuelle, genre, origine… Les appartenances et positionnements impliquent des trajectoires différentes. Une personne «noire», une femme, une personne en situation de pauvreté rencontrera des obstacles que d’autres–cisgenres, blancs, hommes–ne connaitront peut-être jamais. Il arrive que des personnes se retrouvent à l’intersection de plusieurs axes d’oppression, cumulant ainsi les discriminations et subissant leurs effets croisés. Patricia Hill Collins1, sociologue américaine, parle à ce sujet de «matrice des oppressions» dans laquelle peuvent se trouver les femmes racisées. Le pouvoir s’exercerait ainsi principalement dans quatre domaines : interpersonnel (les interactions entre les individus), disciplinaire (la structure et le fonctionnement des organisations et des institutions), idéologique (l’idéologie aux discours véhiculés socialement, qui justifient les inégalités) et structurel (les lois et les politiques publiques).
Pour lutter contre les inégalités vécues par les femmes migrantes, il est dès lors essentiel d’analyser les différents systèmes d’oppression de façon concomitante, car c’est leur articulation qui engendre des effets spécifiques, simultanés et interactifs2. Dans cette perspective, Kimberlé Williams Crenshaw, militante des droits civils, juriste et féministe spécialisée dans la «critical race theory», a développé le concept «d’intersectionnalité». Il renvoie à l’idée d’une approche intégrée permettant d’appréhender la complexité des identités et des inégalités sociales, en allant au-delà d’une simple reconnaissance de la multiplicité des systèmes de domination opérant à partir des catégories, postulant leurs interactions dans la production et la reproduction des inégalités sociales.
Pour lutter contre les inégalités vécues par les femmes migrantes, il est dès lors essentiel d’analyser les différents systèmes d’oppression de façon concomitante, car c’est leur articulation qui engendre des effets spécifiques, simultanés et interactifs.
Intervention interculturelle féministe
Plusieurs autrices se sont penchées sur les enjeux de l’intervention sociale auprès de personnes à la croisée des oppressions dans une perspective féministe intersectionnelle3. Dans cette approche, les enjeux interculturels et ceux liés au genre sont considérés sans que les uns aient préséance sur les autres. Au contraire, elle vise à lever les « points aveugles » des intervenant·es en milieux interculturels (gender blindness) et auprès de celles et ceux du secteur féministe (color blindness). Trois axes sont proposés pour réaliser des interventions interculturelles féministes : 1) développer une posture réflexive concernant les enjeux interculturels, de genre et leur combinaison pour répondre à l’unicité des besoins de chaque femme (micro) et afin de prendre en compte le positionnement social de l’individu (macro), à l’intersection des enjeux interculturels et de genre ; 2) établir des rapports égalitaires avec les femmes accompagnées et prendre conscience, en tant qu’intervenant·e, de sa position privilégiée et 3) reconnaitre la complexité identitaire et le positionnement social unique de chaque femme.
Ces axes d’intervention permettent de s’assurer de répondre aux besoins singuliers, situés et contextualisés des personnes auprès desquelles on intervient (niveau micro de l’intervention) et de reconnaitre la présence concomitante et non hiérarchisée d’enjeux associés notamment au sexisme et au racisme pour celles-ci (niveau macro des contextes d’intervention)4.
L’intersectionnalité constitue donc concrètement un outil d’analyse des pratiques professionnelles pour les intervenant·es. Elle leur permet d’examiner de manière critique leur positionnement social, leurs objectifs, leurs méthodes et la qualité de leurs interventions5. L’intersectionnalité va permettre de comprendre comment leur propre positionnement social, leurs valeurs, leurs croyances et leurs expériences personnelles influent sur leurs attitudes et leurs pratiques vis-à-vis des femmes migrantes.
Recherche partenariale
La recherche menée par le nouveau Réseau Interculturel Féministe et Intersectionnel (RIFI), réseau académique et associatif6 sur les thématiques du féminisme et de l’interculturalité, s’inscrit dans cette lecture intersectionnelle des pratiques d’intervention auprès des femmes migrantes. L’étude participe ainsi à la production de savoirs féministes. En effet, l’expertise de genre émergeant au centre de ce triangle de velours7 est nécessaire pour mettre en œuvre des pratiques visant à lutter contre les inégalités vécues par les femmes migrantes multivulnérabilisées. Les constats de l’enquête permettent de développer, dans la suite du projet, des ressources pratiques et théoriques pour sensibiliser les professionnel·les à l’imbrication des discriminations et d’acquérir des pratiques inclusives.
Objectifs et méthodes
En vue d’identifier les besoins rencontrés sur le terrain pour accompagner les femmes dans une perspective interculturelle et féministe, l’étude tente de mettre à jour les freins et les leviers dans le travail d’accompagnement des femmes, les stratégies mises en œuvre par les professionnel·les pour répondre aux besoins et aux attentes de ces femmes multiminorisées. Plus spécifiquement, cette étude vise à mesurer et à mieux comprendre les inégalités vécues par les femmes migrantes et spécialement les barrières à l’emploi. Dans une perspective innovante, elle cherche également à analyser la condition des travailleuses et travailleurs accompagnant ces femmes en regard de leur trajectoire, le stress professionnel et les inégalités liées à la classe sociale, au genre et à l’origine. Enfin, le but est de saisir les freins et établir des recommandations pour développer une approche inclusive dans l’intervention. À travers ces objectifs, cette recherche éclaire deux ordres d’enjeux concernant l’intervention interculturelle féministe : 1) ceux ayant trait aux structures et aux cultures organisationnelles des milieux d’intervention et 2) ceux relevant des dynamiques relationnelles dans l’intervention auprès des femmes multivulnérabilisées.
En vue de révéler les défis intersectionnels pour les professionnel·les, la recherche se décline en trois volets. Tout d’abord, dans une perspective exploratoire, les besoins de 80 professionnel·les ont été sondés lors de focus groups portant sur quatre thématiques centrales dans l’accompagnement des femmes migrantes: les violences de genre, les barrières à l’emploi, le stress vicariant8 vécu par les professionnel·les et le croisement des oppressions. Ensuite, une enquête en ligne a permis de récolter les perceptions de 205 professionnel·les concernant les enjeux de l’intervention interculturelle et féministe. Enfin, des entretiens approfondis menés auprès de professionnel·les de l’accompagnement ont permis d’analyser qualitativement les représentations des travailleuses à l’égard des femmes racisées et minorisées ainsi que les mécanismes psychosociaux à l’œuvre dans les pratiques d’accompagnement.
Profil des professionnel·les
Les professionnel·les ayant participé à l’enquête exercent dans les secteurs de l’éducation permanente, de l’action sociale, de l’accueil des personnes en migration et aussi de la santé et de la formation. Il s’agit d’un échantillon composé principalement de femmes, à haut niveau socioéducatif (92% ont fait des études supérieures). Il s’agit aussi de participant·es engagé·es en matière de lutte contre les inégalités et spécialement celles concernant les femmes: 60% se déclarent militant·es et 80% se disent féministes. Deux tiers des répondant·es travaillent dans une organisation bruxelloise, principalement du centre de Bruxelles (Bruxelles centre, Schaerbeek, Molenbeek, Anderlecht) et exercent une fonction psychosociale ou d’animation. Parmi les professionnel·les, 95% déclarent accompagner un public très multiculturel principalement. Enfin, deux tiers des participant·es déclarent avoir une origine étrangère (parents ou grands-parents).
Résultats
Les résultats de cette première enquête sur les besoins des intervenant·es9 auprès des femmes migrantes révèlent un double constat. D’une part, ils mettent en évidence l’ampleur des difficultés psychosociales vécues par les femmes en migration. Ces constats vont dans le sens de nombreux travaux sur la vulnérabilité accrue des femmes en migration10. D’autre part, la recherche du RIFI met en exergue les injustices épistémiques11 vécues par les intervenantes elles-mêmes. La notion d’injustice épistémique désigne une forme d’injustice qui se manifeste lorsque certains individus sont empêchés de participer pleinement à la production de savoir dans le discours. Cela peut se traduire par des formes d’invisibilisation, de dénigrement ou de méconnaissance des contributions épistémiques de ces individus. Ces injustices peuvent aussi prendre la forme de mécanismes de silenciation de la parole des femmes et produire une charge raciale et intersectionnelle, c’est-à-dire une pression psychologique reposant sur le fait de constamment planifier des solutions pour faire face aux préjugés ou à la discrimination raciale12.
Difficultés psychosociales des femmes migrantes
Les résultats permettent de saisir la nature des barrières à l’emploi, des violences de genre et des discriminations systémiques vécues dans leurs parcours. À cet égard, 97 % des professionnelles accompagnent des personnes décrites comme étant en « très grande détresse psychosociale ». Les trois motifs principaux de vulnérabilité perçus pour les femmes sont la précarité économique, l’isolement et les discriminations liées à l’origine. Lors des entretiens, les intervenantes soulignent la complexité de la situation des femmes qu’elles accompagnent en regard de la multiplicité et du croisement des oppressions qu’elles vivent. L’une d’elles explique: «Les femmes migrantes, lorsqu’elles parlent de leurs problèmes psychologiques, abordent souvent d’autres dimensions de leur vie, telles que les procédures administratives, le contexte familial ou encore les violences institutionnelles qu’elles subissent. Ces femmes n’ont pas la même base de sécurité que les femmes belges, ce qui les empêche parfois d’aller aussi profondément dans l’exploration de leurs problématiques psychiques. À l’inverse, les femmes blanches, en général, ont déjà une certaine stabilité sociale. Par rapport au racisme, la grande différence, c’est la sensibilité au regard, aux paroles des autres, surtout au regard. Une femme qui est établie ici, blanche, on pourrait dire de ce côté-là, est aussi sensible envers les autres choses, mais pas à ce regard. Les femmes blanches sont davantage sensibles à d’autres types de préoccupations, mais pas à cette forme de surveillance constante liée à l’apparence ou à l’origine culturelle.» La question de l’asymétrie dans la relation d’aide a émergé à plusieurs reprises dans les volets qualitatifs de l’enquête. Les intervenantes soulignent les rapports de force intrinsèques à l’accompagnement et qui peuvent renforcer le sentiment de vulnérabilité des femmes migrantes.
Les trois motifs principaux de vulnérabilité perçus pour les femmes sont la précarité économique, l’isolement et les discriminations liées à l’origine. Lors des entretiens, les intervenantes soulignent la complexité de la situation des femmes qu’elles accompagnent en regard de la multiplicité et du croisement des oppressions qu’elles vivent.
«Au début des échanges, il y a une forme de crainte et une insécurité qui dominent, ce qui est compréhensible compte tenu de la position de pouvoir que les intervenantes occupent. Les femmes migrantes, conscientes de ce déséquilibre, associent souvent cette position à un pouvoir pouvant affecter leur situation administrative ou sociale, ce qui les amène à se montrer méfiantes. Cette dynamique crée une distance au départ, basée sur l’appréhension de cette hiérarchie implicite. Un autre sentiment récurrent perçu est la méfiance vis-à-vis des institutions. Il y a un grand sentiment de désaffiliation chez les femmes migrantes, c’est-à-dire qu’elles ne font plus confiance aux institutions parce que, tu vois, la discrimination ne recule pas vraiment, quoi. Je pense que c’est de la méfiance.»
Pour rétablir de la symétrie dans la relation, les professionnelles invitent à la reconnaissance de l’agentivité de ces femmes et donc à pouvoir se décentrer de représentations parfois stéréotypées. L’une des intervenantes insiste: «Une erreur monumentale que beaucoup d’intervenantes ont envers ces femmes-là est de penser qu’elles ne sont là que pour demander de l’aide. Ces femmes-là ont juste besoin d’être guidées. Ce sont des femmes indépendantes, des femmes entreprenantes, des femmes déjà épanouies. C’est juste qu’il y a ce déséquilibre qu’elles subissent par le fait de quitter leur chez elles. Avant toute chose, il est fondamental de reconnaitre la force et la résilience de ces femmes, et de les considérer comme des partenaires actives dans le processus d’intervention.»
Pour rétablir de la symétrie dans la relation, les professionnelles invitent à la reconnaissance de l’agentivité de ces femmes et donc à pouvoir se décentrer de représentations parfois stéréotypées.
Elles recommandent aussi des mesures d’égalité structurelles (voir recommandation supra). Concernant les barrières à l’emploi et à la formation, 92% des professionnelles identifient des difficultés dans ces domaines auprès du public qu’elles accompagnent. Elles évoquent en priorité les difficultés suivantes: discriminations liées à l’origine et aux préjugés, contrats précaires, problèmes de reconnaissance de diplôme et des discriminations liées au genre. Ces constats, largement documentés par ailleurs, mettent en évidence un marché du travail genré et ethnostratifié pour les femmes migrantes. Elles sont celles qui rencontrent le plus d’inégalités dans l’emploi, car elles sont reléguées dans des segments du travail délimités, peu qualifiés et peu rémunérés13.
Dans le cadre des focus groups, plusieurs travailleuses du secteur de l’Insertion socioprofessionnelle relèvent ces inégalités: «On a remarqué la position occupée par les femmes d’origine étrangère, elles sont nombreuses dans le social, mais à des positions de subalterne. En contact toujours avec le terrain. Elles manquent de visibilité dans les postes de prises de décisions. Les hommes vont plus vite que les femmes qui restent collées au plancher. Lorsqu’il y a du travail pour les femmes, c’est toujours dans le secteur du titre-service.» «Le foulard qui crée des barrières, les femmes qui le portent sont pénalisées dans l’emploi. Elles doivent faire un choix entre valeurs, croyances et envies.» « Dans les ménages, les hommes se déchargent souvent des obligations, tandis que les femmes doivent se plier en quatre. Du coup, elles n’ont pas le temps pour les formations. En plus, l ’accès aux formations est difficile en raison des barrières linguistiques et des horaires peu adaptés aux formations, notamment pour les personnes monoparentales. Je ne connais pas un centre qui s’adapte aux horaires de ces femmes. » «Il faut des personnes d’origine étrangère dans les postes de direction. Il ne suffit pas d’avoir de bonnes intentions.»
Difficultés vécues par les professionnelles
Il ressort de l’étude que 55 % des professionnelles disent s’être déjà senties particulièrement vulnérabilisées ces dernières années (précarité, isolement, violences...). Deux tiers des professionnelles ont déjà éprouvé un sentiment d’injustice dans leur vie professionnelle. Les raisons principalement évoquées sont : des injustices sur base du critère de genre et sur base de l’origine. Ces injustices prennent la forme de « micro-agressions » c’est-à-dire d’échanges quotidiens qui envoient des messages dénigrants en raison de l’appartenance à un groupe. Face à ce sentiment d’injustice, les répondantes disent s’être senties « silenciées ». 51 % des répondantes ont déjà ressenti un épuisement professionnel. Elles décrivent un sentiment d’impuissance, d’inutilité et de perte de sens. 53 % se sont déjà senties particulièrement « chargées » de représenter les droits des femmes et/des personnes racisées au sein de leur organisation.
À propos des violences subies en tant que professionnelles de première ligne, des participantes témoignent: «On peut renvoyer cette violence et on risque une perte d’empathie. On a besoin d’outils et de méthodes, on a des années d’expérience et pourtant on se sent démunie. Quotidiennement, on est confrontée au stress dans notre travail. J’oscille entre “me blinder” et être submergée. Il y a un effet miroir de réactivation. J’ai peur d’aborder la lecture de genre, car je sens mon impuissance. J’ai peur d’entendre de la violence, car qu’est-ce qu’on peut faire dans un espace collectif?» «On accumule, on est violente entre nous. Les violences institutionnelles, c’est la maladie du social. Les victimes disent qu’elles ne sont pas reconnues et il y a de l’isomorphisme, les travailleuses non plus ne se sentent pas reconnues.» «Je suis d’origine algérienne et on me prenait pour une aide-soignante ou une nettoyeuse, mais pas pour une infirmière.»
Freins et recommandations à l’approche inclusive
Outre ces problèmes majeurs rencontrés sur le terrain, les intervenantes identifient plusieurs autres freins à une approche inclusive. Ils peuvent être classés selon trois niveaux: le social (macro), l’organisation (méso) et la relation d’intervention (micro). Sur le plan structurel, il y a un manque de moyens criant pour soutenir ces femmes. Les intervenantes évoquent ainsi le manque de moyens structurels, la complexification des prises en charge, le turn over constant et la grande souffrance au travail, un sentiment de devoir faire autre chose que du social, l’appauvrissement grandissant des secteurs concernés (aide sociale, secteur de la migration…). Sur le plan de l’organisation même des associations/structures, il y a souvent un manque de diversité dans les instances et trop peu de formations pour sensibiliser aux approches interculturelles et féministes. Les mécanismes de racisme et sexisme systémiques, c’est-à-dire opérants au sein de l’organisation, sont aussi relevés par les participantes. Finalement, sur le plan de la relation d’intervention, les préjugés à l’égard des femmes et le manque d’accès à l’information par celles-ci sont vus comme des freins importants. Face aux freins rencontrés sur le terrain, les intervenantes interrogées font plusieurs propositions créatives afin d’améliorer l’accompagnement des femmes migrantes et le rendre plus inclusif.
Sur le plan de l’organisation même des associations/structures, il y a souvent un manque de diversité dans les instances et trop peu de formations pour sensibiliser aux approches interculturelles et féministes.
Ces recommandations visent à lutter dans les domaines d’exercice du pouvoir mis en évidence par Collins14. Il s’agit de leviers structurels (les moyens et la condition des travailleuses, inscription de l’intersectionnalité dans les lois et programmes politiques), organisationnels (les politiques d’embauche, les offres de formations et le manque de diversité au sein des instances), hégémoniques (les représentations des femmes migrantes) et interpersonnels (la posture d’intervention). Les focus groups et les entretiens ont permis de questionner les visées de transformations globales qui accompagnent ce type d’intervention interculturelle et féministe, et d’identifier les actions concrètes qui y sont associées et la façon dont elles sont portées par les intervenant·es interculturel·les féministes.
Les intervenantes témoignent de stratégies sensibles pour implémenter l’intervention interculturelle féministe: «Même si j’occupe désormais une position professionnelle, je peux briser la barrière de la méfiance en utilisant mon histoire personnelle pour montrer que je les comprends réellement. Lorsque je partage mon histoire et mon parcours en tant que femme non blanche ayant traversé des obstacles similaires, ça permet de réduire l’asymétrie dans la relation.»
«Elles développent un manque de confiance en elles-mêmes et une absence d’assertivité, en adoptant les regards négatifs portés sur elles comme étant justifiés. Cela les conduit à douter de leur valeur et de leurs capacités, se disant qu’elles ne méritent pas mieux ou qu’elles ne sont pas capables de réussir. Par exemple, une femme camerounaise, qui vivait en France où elle gérait un hôtel, est rentrée au Cameroun pour des raisons familiales. En perdant sa nationalité française, elle est ensuite venue en Belgique sans papiers. Pendant dix ans, elle a eu beaucoup de difficultés, travaillant comme femme de ménage tout en restant très impliquée dans des activités associatives et militantes. Lorsqu’elle est venue me voir pour retrouver un emploi, son CV était très très, très, très, très, très mince par rapport à tout ce qu’elle avait fait. Donc, il a fallu, tu vois, deux, trois séances pour que vraiment je l’interroge sur ce qu’elle avait fait, ses réussites, ses succès. Et puis que je lui fasse un CV qui, à la limite, était trop, tu vois, trop puissant. Nous avons finalement trouvé un équilibre, malgré ses réserves initiales.» En outre, la majorité des répondantes se disent intéressées par la démarche interculturelle féministe et manifestent leur intérêt pour bénéficier de formation sur cette thématique.
Face aux freins rencontrés sur le terrain, les intervenantes interrogées font plusieurs propositions créatives afin d’améliorer l’accompagnement des femmes migrantes et le rendre plus inclusif.
Conclusion
Les inégalités vécues par les femmes migrantes, racisées, vulnérabilisées dans la société, ont une dimension sys- témique forte, dans le sens où elles sont inscrites dans les modes de fonc- tionnement des institutions. Elles sont produites dans et par des systèmes (scolaire, emploi, santé). Aussi, pour lut- ter contre le racisme et le sexisme systémiques, il est nécessaire d’effectuer un travail de sensibilisation tant au niveau des individus que de leurs organisations.
Au vu de ces différents résultats, le RIFI formule plusieurs recommanda- tions qui serviront à mettre en œuvre les actions que le réseau a prévues pour la suite du projet (2025 et 2026):
- œuvrer à la diffusion et circulation 2. stimuler la réflexion et la recherche autour de ces thématiques dans les milieux académiques ; 3. développer l’expertise du réseau en permettant à des associations et col- lectifs travaillant sur la condition des femmes migrantes et particulièrement les questions de barrières à l’emploi, de le rejoindre ; 4. proposer des outils pédagogiques (via la bibliothèque virtuelle intersec- tionnelle en cours de réalisation) et un catalogue de formations adaptées aux besoins des intervenant·es qui ont été identifiés dans la recherche. #
1. P. HILL COLLINS, La pensée féministe noire, traduction par Diane Lamoureux, Montréal, Les éditions du Remue-ménage, 2016.
2. P. HILL COLLINS, ibid. et K. W. CRENSHAW, « Cartographie des marges: intersectionnalité, politiques de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du genre, n° 39, 2005 [éd. Originale, 1994], pp. 51-82.
3. A. HEINE, C. BOURASSA-DANSEREAU et E. JIMENEZ, Pratiques interculturelles féministes, Academia, Bruxelles, 2023.
4. A. HEINE, C. BOURASSA-DANSEREAU et E. JIMENEZ, ibid.
5. I. MARCHAND, C. CORBEIL et C. BOULEBSOL, « L’intervention féministe sous l’influence de l’intersectionnalité : enjeux organisationnels et communicationnels au sein des organismes féministes au Québec », Communiquer, n°30, pp. 33-52.
6. AWSA-Be (Arab Women’s Solidarity Association - Belgium), La Maison des Femmes - MOVE asbl, Vie Féminine, Le Grain asbl, l’asbl OXO et le Collectif Transition et Résistance, Service de Psychologie sociale et interculturelle de l’ULB, Service de psychologie des organisations de l’UMons, Observatoire francophone pour le développement inclusif par le genre (OFDIG) de l’Université du
Québec à Montréal, Université Catholique de Lille, Université du Québec à Trois-Rivière. Soutenue par equal.brussels.
7. A.L. WOODWARD, « European Gender Mainstreaming: Promises and Pitfalls of Transformative Policy », Review of Policy Research, VOL 20, n°1, pp. 65-88, 2003.
8. Stress ressenti par les professionnel·les lorsqu’ils·elles sont exposé·es de manière répétée aux récits de traumatismes et de souffrances des personnes qu’elles accompagnent.
9. Nous utiliserons le féminin car l’enquête a été réalisée principalement (80%) auprès d’un public féminin de l’intervention sociale.
10. J. FREEDMAN, N. SAHRAOUI et E. TASTSOGLOU, Gender-Based Violence in Migration. Interdisciplinary, Feminist and Intersectional Approaches, London, Palgrave Macmillan, 2022.
11. M. FRICKER, Epistemic Injustice, Oxford University Press, 2007.
12. R. BAGAOUI, La charge raciale et la diversité ethnoculturelle, Radio-Canada, 2020.
13. H. DE HAAS, S. CASTLES et M.J. MILLER, The age of migration: International population movements in the modern world, Bloomsbury Publishing, 2019.
14. HILL COLLINS, 1990.