Le 11 juillet 2024, Maxime Prévot et Georges-Louis Bouchez, présidents respectifs des Engagés et du MR ont dévoilé les grandes lignes de la Déclaration de politique communautaire (DPC) pour leurs majorités en Wallonie et en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). Parmi les mesures supposées lutter contre la pénurie d’enseignant·es, la fin progressive du régime statutaire a provoqué de vives inquiétudes et l’opposition absolue des organisations syndicales du secteur. Explications.
Xavier TOUSSAINT, Président de la CSC-Enseignement
«L’engagement des nouveaux enseignants sous la forme d’un contrat à durée indéterminée (CDI) avec une augmentation de l’ordre de deux heures hebdomadaires (avec assouplissement possible en début et en fin de carrière), et ce afin de mettre fin progressivement au régime statutaire»1, est l’une des mesures inscrites dans la Déclaration de politique communautaire (DPC) à laquelle s’opposent fermement les organisations syndicales. Celles-ci dénoncent non seulement la remise en cause du statut, mais aussi les conséquences potentielles sur les conditions de travail et la qualité de l'enseignement. Pour les syndicats, cette réforme représenterait un affaiblissement des garanties professionnelles et un renoncement aux acquis historiques du secteur.
Vers une stabilisation des nouveaux enseignant·es?
Le postulat du MR et des Engagés est le suivant: quand un ou une jeune entre dans la carrière d’enseignant, il ou elle commence par des remplacements de courte durée pour différents pouvoirs organisateurs (PO), remplacements qui l’empêchent de se constituer une ancienneté suffisante pour être stabilisé·e rapidement et nommé·e 2. Étant donné que le·la jeune occupe le poste d’un ou e membre du personnel nommé, son contrat temporaire se termine dès que cette personne revient de son absence pour maladie, de son congé, de son détachement. Ainsi, dans une interview accordée à la RTBF le 19 juillet 2024, la ministre Valérie Glatigny, fraichement en charge de l’Enseignement obligatoire, affirmait: «Je crois qu’il y a une véritable demande du côté des jeunes enseignants de pouvoir avoir de la stabilité plutôt que d’enchainer des contrats de trois mois, un an, deux mois, etc. Et puis, peut-être que ce qui est préférable pour de jeunes enseignants, c’est une perspective de CDI plutôt qu’une nomination plusieurs années plus tard. Et donc, c’est sur ça qu’on va travailler3».
Soyons de bon compte, cette difficulté est réelle, mais rien n’impose la suppression unilatérale du statut afin de résoudre cette situation. Ainsi, en Communauté germanophone de Belgique, sous certaines conditions, un·e membre du personnel peut être désigné·e pour une durée indéterminée à compter du début de son service. Ce type de désignation (UZWAD) constitue une étape de la carrière qui précède une éventuelle nomination.
En Fédération Wallonie-Bruxelles, il est utile de rappeler que les statuts protègent les emplois des membres du personnel nommés, mais également de ceux qui ne le sont pas, mais qui disposent d’une certaine ancienneté. Cette protection est relativement rapide. À titre d’exemple, un·e enseignant·e devient déjà temporaire prioritaire 4 (groupe 25) dans un établissement du réseau libre subventionné au sein duquel il·elle aurait enseigné par exemple quatre heures de cours durant deux années scolaires consécutives, soit seulement une matinée par semaine. Ce statut d’enseignant temporaire prioritaire garantit à son·sa détenteur·rice la priorité en cas de recrutement à la rentrée suivante par rapport aux autres candidat·es pour le même poste. Cette protection de l’emploi des temporaires s’exerce rapidement pour un pouvoir organisateur (PO), et même ensuite, après avoir cumulé une ancienneté un peu supérieure, dans différents établissements de la même zone géographique. Les systèmes varient quelque peu d’un réseau à l’autre, tout en offrant des garanties relativement semblables.
Par ailleurs, les statuts prévoient qu’un·e enseignant·e nommé·e à titre définitif qui perd son emploi dans une école (par exemple suite à une perte d’élèves) est réaffecté·e à un autre poste, dans une autre école. En attendant cette réaffectation, il·elle bénéficie d’un traitement d’attente équivalent à sa rémunération pendant deux années sur sa carrière, tout en restant à la disposition du PO de l’établissement initial.
Un·e temporaire qui perd son emploi émarge au chômage, un·e membre du personnel en CDI également. Le·la statutaire a donc une plus grande sécurité et stabilité de rémunération. Le CDI sera-t-il une solution plus favorable que le régime statutaire en ce qui concerne la stabilisation dans l’emploi ? Rien ne permet de l’affirmer. Si ce CDI est délivré par l’employeur PO, la notion de priorité de proximité disparait de facto. Bien entendu, un CDI pourra être résilié de manière unilatérale moyennant un préavis très court pour un·e jeune travailleur·se ou le paiement d’une indemnité de rupture dérisoire. La possibilité de réaffectation, qui permet une certaine sécurité pour les enseignant·es, disparait également avec un CDI.
Un renforcement inquiétant du lien de subordination
En s’attaquant au régime statutaire, le Gouvernement s’en prend frontalement à une disposition apparue dans notre pays en 1937 pour s’opposer à la montée en puissance de Rex qui avait gagné 21 sièges à la Chambre lors des élections de 1936. Paul Van Zeeland, du Parti catholique 6, devint alors Premier ministre d’un gouvernement d’Union Nationale. Dans ce contexte, il est indispensable de concevoir des réformes qui pourraient accroitre l’autorité et l’efficacité de l’État, tout en prenant des dispositions susceptibles de constituer une digue protectrice de la démocratie contre un potentiel pouvoir autoritaire. Le statut est donc conçu comme un moyen pour le personnel de la fonction publique de pouvoir s’affranchir du pouvoir politique et de l’arbitraire. Le fonctionnaire doit avoir les moyens de garantir l’intérêt général et la continuité de l’État.
Dans l’enseignement, il faudra attendre la Loi du 29 mai 1959, plus connue sous la dénomination de «Pacte scolaire», pour que le législateur envisage que tous les membres du personnel puissent accéder à un régime statutaire. La volonté du législateur est alors de les doter d’un statut protecteur contre l’arbitraire des PO. Chacun·e a déjà entendu parler des procédures disciplinaires injustes ou des fins de contrats décrétées de manière unilatérale à l’encontre de professeur·es n’étant pas affilié·es au bon parti politique dans l’enseignement communal ou en raison de leur vie privée ne correspondant pas aux dogmes de telle institution religieuse dans le réseau libre. Rappelons que les statuts de l’enseignement catholique de 1963 prévoient que « les situations personnelles ou matrimoniales incompatibles avec la morale chrétienne ou violant gravement les lois de l’Église catholique mettent fin de plein droit, sans préavis et sans indemnité à tout engagement». Ce n’est qu’après les grèves de 1990 et de lourds sacrifices que les statuts, davantage protecteurs de l’enseignement libre subventionné (1993) et de l’enseignement officiel subventionné (1994), sont enfin établis.
En envisageant la fin du régime statutaire dans la DPC, la majorité MR-Engagés supprime les protections contre l’arbitraire qui permettent au corps enseignant de disposer d’une relative autonomie professionnelle dans la manière d’enseigner le contenu du programme et de sa capacité à s’affranchir d’une situation d’exercice abusif du rapport de subordination de la part d’un pouvoir, quel qu’il soit.
Cela étant, il convient de tordre le cou à une idée reçue qui consiste à croire qu’un·e enseignant·e nommé·e est indéboulonnable quoi qu’il·elle fasse. Moyennant un dossier bien construit et le respect de la procédure, un·e membre du personnel ayant manqué à ses devoirs peut se voir infliger une suspension ou une révocation. De plus, le nouveau Décret de 2023, relatif au soutien, au développement des compétences professionnelles et à l’évaluation des personnels de l’enseignement, prévoit en son article 36/6 que : «La répétition de deux mentions défavorables consécutives sur deux années scolaires distinctes (...) a pour conséquences: a) la fin de fonction d’office dans la fonction considérée ; b) la perte de priorité pour tout nouvel emploi dans la fonction considérée pour le même pouvoir organisateur au cours de la même année scolaire et lors des années scolaires suivantes.»
En envisageant la fin du régime statutaire dans la DPC, la majorité MR-Engagés supprime les protections contre l’arbitraire qui permettent au corps enseignant de disposer d’une relative autonomie professionnelle dans la manière d’enseigner le contenu du programme et de sa capacité à s’affranchir d’une situation d’exercice abusif du rapport de subordination de la part d’un pouvoir, quel qu’il soit. Déjà, il est particulièrement difficile pour les enseignant·es de ne pas effectuer d’heures de «bénévolat» non inscrites dans le règlement de travail, mais nécessaires pour la bonne marche de l’établissement, comme les prestations de vacances, les festivités diverses, les «heures de fourche» transformées en heures de surveillance, etc. Avec un CDI et sans instances externes pour encadrer le pouvoir des PO dans les procédures de licenciement, et singulièrement dans une profession en manque de personnel et en permanence sous pression, le rapport de subordination risque d’empirer.
L’enseignement n’est évidemment pas le seul secteur à être visé par le gouvernement de la FWB. Dans le chapitre de la DPC consacré à l’administration, on peut lire: «À l’instar de la Flandre qui s’est inscrite dans le même schéma de modernisation de la fonction publique, les futurs engagements prendront la forme de contrats à durée indéterminée afin de mettre fin progressivement au régime statutaire dans la fonction publique, à l’exception des fonctions d’autorité 7» Il est donc légitime de se demander si l’affaiblissement délibéré de l’ensemble de la fonction publique ne constitue pas le réel projet du pouvoir actuel. Outre la notion de «modernisation» issue de la novlangue managériale, qui pourrait se traduire par «étape préalable à la privatisation», on notera l’ironie à envisager de maintenir le régime statutaire pour les fonctions d’autorité dans l’administration, tout en envisageant de le supprimer pour le personnel de l’enseignement dont la ministre déclare, par ailleurs dans la presse, vouloir restaurer l’autorité 8.
Bien que la majorité MR-Engagés se présente comme garante d’une saine gestion des deniers publics, la mesure visant à offrir des CDI aura un impact budgétaire significatif pour la FWB.
Un gouffre financier
Bien que la majorité MR-Engagés se présente comme garante d’une saine gestion des deniers publics, la mesure visant à offrir des CDI aura un impact budgétaire significatif pour la FWB, et cela, au minimum, à deux niveaux: –Un·e membre du personnel nommé·e accède à une pension de service public,prise en charge par le Fédéral, dont le calcul est plus favorable que le régime de pension du privé. L’instauration d’un second pilier de pension (assurance-groupe prise vraisemblablement en charge par la FWB) couterait plus cher à la Fédération pour garantir aux retraité·es des montants identiques à la situation actuelle, étant donné que l’assureur doit bien entendu s’enrichir par ce biais. –Un·e membre du personnel nommé·e se voit prélever une cotisation de service public de 11,5%9 au lieu des 13,07% du régime privé. Cette différence s’explique par le fait qu’un ou une travailleur·se nommé·e n’a plus accès aux prestations de l’ONSS (assurances chômage et maladie). En effet, en cas de perte de charge ou de longue maladie (au-delà du nombre de jours dans le pot), le ou la travailleur·se reçoit un traitement d’attente. Les cotisations patronales de sécurité sociale sont également établies actuellement de sorte que le statut coute moins cher. Ces deux modifications couteraient au bas mot plusieurs centaines de millions d’euros (500 millions selon certaines estimations) 10.
Et si on parlait des vrais problèmes?
Le 4 novembre dernier sur les ondes de La Première, la ministre Glatigny déclarait: «Si le statut actuel était si sexy, comment explique-t-on la pénurie? 11» Cette question en appelle une autre en retour: «Pourquoi la pénurie est-elle aussi sévère malgré le fait que le statut actuel offre un certain nombre de garanties qu’on ne retrouve pas dans le privé ? » Les conditions de travail sont pénibles pour de multiples raisons: classes surchargées, charge de travail excessive et temps de travail trop important, ambiance de travail difficile, bâtiments vétustes, jeunesse en manque de repères et en souffrance psychologique, nécessitant l’appui d’équipes pluridisciplinaires composées d’éducateur·rices, d’assistant·es sociaux, de puériculteur·rices en maternelle. Ce sont ces problèmes-là qu’il faut attaquer en priorité et de front, en allouant les moyens humains et financiers à la hauteur de ces enjeux.
1. Déclaration de politique communautaire, p.14.
2. Pour être nommé·e, un·e membre du personnel doit cumuler plusieurs conditions dont le fait d’avoir une certaine ancienneté dans la fonction et d’avoir un titre en adéquation avec la fonction. On ne peut être nommé·e que dans des heures «vacantes» (emploi non occupé par un·e membre du personnel définitif).
3. «Valérie Glatigny sur les futures réformes dans l’Enseignement : «’J’ai entendu les craintes, mais beaucoup de points peuvent faire l’objet d’un consensus’’», RTBF,19 juillet 2024.
4. Les membres du personnel qui ne sont pas nommés sont classés par ancienneté. Le·la plus ancien·ne doit être engagé·e dans la fonction en priorité par rapport aux autres collègues. C’est ce qu’on appelle «temporaire prioritaire».
5. Pour rester dans l’exemple de l’enseignement libre subventionné: le groupe 1 concerne celles·ceux qui ont plus de 720 jours d’ancienneté. Le PO doit respecter l’ordre d’ancienneté pour engager. Le groupe 2 concerne celles·ceux qui cumulent entre 360 et 720 jours. Le PO n’est pas tenu de respecter l’ordre lors de l’engagement, mais ceux-ci sont prioritaires sur les personnels ayant moins de 360 jours d’ancienneté.
6. Van Zeeland nomma le libéral Louis Camu commissaire royal à la réforme administrative. Tous deux furent donc à l’origine du régime statutaire de la fonction publique en Belgique. Ce sont donc les lointains héritiers du MR et des Engagés qui affichent désormais leur volonté d’abroger ces dispositions.
7. Déclaration de politique communautaire, p. 75.
8. «La ministre de l’Éducation, Valérie Glatigny, veut restaurer l’autorité de l’enseignant: "Aucune violence ou menace envers un enseignant ne restera sans suite", Sudinfo, 27 septembre 2024.
9. Pension 7,5 % (Caisse des pensions des Veufs ou veuves et Orphelins) et soins de santé 3,55 % (Assurance-Maladie-Soins de santé )
10. E. BURGRAFF, «Fin du système de nomination dans l’enseignement: les couts cachés de la mesure», Le Soir, 08 octobre 2024.
11. «Lutte contre le harcèlement scolaire: pour la ministre Valérie Glatigny, "il faut faire de la dentelle, pas de la chirurgie de campagne"», RTBF, 4 novembre 2024.tions de travail et la qualité de l’enseignement. Pour les syndicats, cette réforme représenterait un affaiblissement des garanties professionnelles et un renoncement aux acquis historiques du secteur.