La Belgique se distingue depuis plusieurs années par sa politique d’accueil qui porte atteinte à la dignité des personnes et est contraire à l’État de droit. Cette «crise de l’accueil» comme on l’appelle s’inscrit aussi dans une politique d’asile et de migration toujours plus restrictive, au niveau national et européen. À l’heure où l’Arizona s’apprête à lui donner un nouveau tour de vis, Démocratie fait le bilan de ces années de «non-accueil» – et plus largement des lignes rouges progressivement franchies en matière de politique migratoire–et esquisse quelques pistes de résistances.
Manon Legrand (journaliste Démocratie) et Louise Lambert (CIEP)
Septembre 2024. La Belgique est épinglée par le Conseil de l’Europe pour son accueil trop limité des demandeur·ses d’asile. L’information passe presque inaperçue tant il est devenu fréquent que l’État belge soit montré du doigt en la matière. Au total, on compte plus de 1.500 condamnations à l’échelle nationale et européenne à l’encontre de l’État fédéral pour non-respect de la politique d’accueil des demandeur·ses de protection internationale. Fedasil, l’Agence fédérale en charge de cet accueil depuis 2002, a aussi été condamné à plus de 9.000 reprises par les juridictions du travail du pays.
Le Conseil de l’Europe estime dans son avis que la Belgique n’en fait pas assez pour résoudre la crise de l’accueil, dans un pays où 3.221 personnes en septembre (le chiffre s’est élevé jusqu’à près de 4.000)–principalement des hommes seuls–attendent d’obtenir une place d’accueil et survivent dans des conditions indignes qui mettent en péril leur intégrité physique et psychique1. Le Conseil de l’Europe demande dès lors aux autorités «d’augmenter, au plus vite et de manière significative et durable, la capacité de leur réseau d’accueil pour résoudre la crise actuelle», à savoir notamment la création de 3.500 places supplémentaires, mais aussi «d’éradiquer à la source le problème de l’inexécution des décisions de justice et pouvoir faire face, à l’avenir, aux flux de demandeurs, inhérents à tout système d’asile».
La chaine de l’accueil grippée
Pour décrypter cette « crise » – qui n’en est plus une puisqu’elle devient une situation structurelle récurrente – , il faut d’abord comprendre de qui et de quoi on parle. L’accueil concerne les demandeur·ses d’asile, les DPI « demandeurs de protection internationale » selon le terme légal. Ceux-ci, en vertu de la Loi Accueil (2007) ont « droit à un accueil devant [leur] permettre de mener une vie conforme à la dignité humaine », qui passe par de l’hébergement, mais aussi un accompagnement médical, social, psychologique et une aide juridique. Si comme l’a montré le « Masterplan bruxellois de sortie du sans-chez-soirisme » publié en mars dernier2, de nombreuses personnes sans papiers ou des personnes en transit (c’est-à-dire celles qui veulent directement rejoindre l’Angleterre, dont on a beaucoup parlé en 2017), composent aussi les rangs des personnes en situation de mal/sans-logement, elles ne sont pas concernées légalement pas la politique d’accueil, parce que pas sous statut DPI.
L’accueil se déroule en trois phases. La première, composée entre autres du centre d’arrivée du Petit-Château, où la personne enregistre sa demande de protection et devrait (normalement) y rester une semaine environ. La deuxième étape désigne les centres/hébergements d’accueil où séjournent les personnes durant toute leur procédure. Le réseau d’accueil se compose de structures d’accueil collectives et individuelles, ces dernières étant beaucoup plus minoritaires. Les structures collectives (106) sont gérées par Fedasil, mais aussi par d’autres partenaires comme la Croix-Rouge de Belgique et le Samu Social et également des sociétés privées (5), ces dernières suscitant des craintes d’une «marchandisation de l’accueil»3. Les structures individuelles consistent en des logements gérés par les CPAS ou par des ONG (Caritas, Ciré). L’ensemble du réseau d’accueil comptait 35.780 places au 1er octobre 2024 (et 33.379 personnes accueillies), selon les chiffre de Fedasil.
Si en 2015, épisode d’afflux de réfugié·es provenant de Syrie, le blocage se déroulait surtout à la première phase (notamment au Petit-Château), c’est aujourd’hui toute la chaine qui est grippée.
Vient ensuite la troisième phase, celle qui se caractérise par des logements transitoires à destination principalement des personnes ayant obtenu le statut de réfugié·e ou de protection subsidiaire. Il s’agit majoritairement de dispositifs ILA pour «initiatives locales d’accueil» créées il y a 25 ans et sujettes à de nombreuses variations en ce quart de siècle (nous y reviendrons). Les personnes ne disposent que d’un délai de deux mois, renouvelable deux fois un mois pour trouver un logement et être autonomes. Les personnes qui ont reçu une décision négative reçoivent un ordre de quitter le territoire et, comme l’explique Fedasil, «sont invitées à se rendre dans un des cinq centres Fedasil qui organisent des “places ouvertes de retour”»4.
À quel étage se situe la crise? Si en 2015, épisode d’afflux de réfugié·es provenant de Syrie, le blocage se déroulait surtout à la première phase (notamment au Petit-Château), c’est aujourd’hui toute la chaine qui est grippée. «En 2015, il fallait compter de trois à six semaines pour rentrer dans le réseau. Aujourd’hui, un homme seul qui vient demander l’accueil en Belgique doit attendre environ six mois pour être finalement accueilli au sein d’une structure de l’État, il y a quatre mois on était à dix mois», rapporte Fabienne de Leval, directrice opérationnelle de la Plateforme citoyenne.
«C’est le serpent qui se mord la queue. Dans cette crise de l’accueil, il y a un bouchon énorme à l’entrée, qui laisse des personnes à la rue. Mais il y a aussi un bouchon à la sortie, puisque les personnes peinent à trouver des solutions de logements.»
Les mécanismes sont aussi rouillés entre la 2e et la 3e phase puisque, vu la saturation des ILA, les DPI sont amenés à faire une recherche de logements à partir de leur centre d’accueil. Et pour en ajouter encore au drame, ça craque aussi à la sortie. «C’est le serpent qui se mord la queue. Dans cette crise de l’accueil, il y a un bouchon énorme à l’entrée, qui laisse des personnes à la rue. Mais il y a aussi un bouchon à la sortie, puisque les personnes peinent à trouver des solutions de logements», constate Cécile Thoumsin, conseillère au service «Étrangers» à la Fédération des CPAS, et spécialiste des ILA. Cette sortie est anticipée pour certain·es puisque Nicole de Moor a récemment décidé que les personnes hébergées dans un centre et qui ont trouvé un travail devaient quitter le centre alors qu’elles sont toujours en procédure, avec des contrats précaires et des difficultés de trouver un logement
Une augmentation insuffisante
Face à cette saturation, Fedasil a augmenté sa capacité d’accueil. L’agence a ouvert de nouveaux centres, lancé un appel d’offres à des opérateurs privés et a même cet été, comme le révélait L’Écho5, ouvert des places pour 800 familles dans quatre hôtels bruxellois. Aussi, depuis 2023, le département Asile et Migration de l’État fédéral finance la Région bruxelloise–un goulot d’étranglement en matière d’accueil–à hauteur de 2.000 places d’accueil opérées par les partenaires associatifs bruxellois. C’est le «Brussels Deal». Plus qu’une création effective de nouvelles places, il s’agit d’«une première étape de la reconnaissance de la responsabilité fédérale dans les débours régionaux», écrivent les acteurs bruxellois du sansabrisme, qui ne manquent pas non plus de critiques à l’égard de ce dispositif 6.
« L’augmentation de la capacité d’accueil est clairement insuffisante », soulignent Myria et l’Institut fédéral des droits humains7 en septembre. Les deux organisations ont évalué les mesures prises par le gouvernement fédéral suite à l’arrêt Camara8. «La capacité du réseau d’accueil a augmenté d’environ 6.000 places en trois ans, passant d’environ 29.000 places en 2021 (année où la crise actuelle a débuté) à 35.385 places au 1er mai 2024 (chiffres de Fedasil)», détaillent les organisations, qui déplorent un rythme trop lent. «Entre juillet 2023 et juin 2024, l’augmentation n’était que de 1.765 places. Lors de la crise de l’accueil de 2014-2015, dans un contexte certes différent, 15.000 places avaient été créées en un an à peine.»
Des leviers non activés
Pour se défendre, le Fédéral avance l’argument de «la variation des flux». «Mais l’afflux de personnes est structurel et inhérent à la question migratroire et donc, prévisible, rétorque Marie Doutrepont avocate au Barreau de Bruxelles et membre du cabinet Progress Lawyers Network. Il ne fallait donc pas fermer des centres d’accueil comme l’a fait Théo Francken.» Il aurait fallu aussi garder des places tampon (5.000) ou réviser les taux de saturation, mesures qui figuraient au cahier des 40 recommandations qu’une soixantaine d’organisations–dont le MOC, le Ciré, Amnesty, le CNCD, etc.–adressait au Premier ministre en 2022.
«Si un gouvernement démocratique s’autorise à faire cela, qu’en sera-til si l’extrême droite arrive au pouvoir?»
Pour Marie Doutrepont, cette situation catastrophique n’est pas le signe d’un «manque de volonté politique», mais bien «d’une volonté politique claire et délibérée de laisser pourrir la situation, au mépris total des lois fédérales et des conventions internationales». «Fedasil payait encore des astreintes en 2011. Aujourd’hui, ce n’est même plus le cas», s’indigne l’avocate. Tout le monde se souvient en 2023, de la décision de la secrétaire d’État à l’asile et à la migration sortante (CD&V) de poursuivre «la politique consistant à ne pas accueillir temporairement les hommes isolés», s’assoyant éhontément sur l’arrêt du Conseil d’État qui suspendait cette décision. «Si un gouvernement démocratique s’autorise à faire cela, qu’en sera-t-il si l’extrême droite arrive au pouvoir?», s’inquiète Sibylle Gioe, avocate en droit des étrangers et présidente de la Ligue des droits humains.
«Il y a aujourd’hui une sorte de normalisation du discours politique qui est de dire que le passage à la rue est acceptable, et qu’un jour de plus ou de moins à la rue, ça ne change rien, peu importe les lois et les conventions», abonde Fabienne de Leval. Et de dénoncer aussi un «manque de volonté à tous les niveaux et le manque d’activation de leviers». «La solidarité citoyenne pourrait être davantage exploitée et financée. Au lendemain de la guerre en Ukraine, 1.500 familles se sont mobilisées pour accueillir des Ukrainien·nes», illustre-telle. Myria et l’IEFH vont dans le même sens plaidant pour «faciliter l’hébergement solidaire en évitant la diminution d’allocations sociales pour les personnes qui hébergent les demandeurs d’asile».
L’accueil individuel négligé
Selon le Fédéral, les communes rechignent à voir s’ouvrir des centres collectifs sur leur territoire. L’actualité ne lui donnera pas tort. Récemment, la fermeture du centre Ariane (qui héberge 1.200 personnes) s’est invitée en pleine campagne électorale communale à Woluwé-Saint-Lambert, la majorité considérant que «l’accueil s’éternise» et «coute cher à la commune sur le plan de la sécurité ou en matière administrative». Un an plus tôt, le bourgmestre de Grimbergen Bart Laeremans (ancien député Vlaams Belang)–soutenu par un co-bourgmestre voisin qui n’était autre que Théo Francken–déployait toutes sortes d’arguments afin d’empêcher qu’une ancienne maison de repos soit transformée en centre d’accueil dans la localité. Il n’a pas obtenu gain de cause. Preuve qu’il est possible de tenir tête aux plus grands détracteurs. Mais il n’y a pas que l’accueil collectif, les organisations demandent de longue date l’activation d’un plan de répartition par commune, un mécanisme inscrit dans la loi en 2016, qui, lorsque des places viennent à manquer, impose aux communes d’assurer la capacité d’accueil nécessaire, et ce, sur base de critères garantissant une répartition équilibrée entre communes.
« Le Fédéral se retranche toujours vers derrière le fait que les communes ne veulent pas de plan de répartition. Le phénomène “ Nimby ” existe, assurément. Mais les communes n’ont rien à dire. Au Fédéral de leur donner les moyens ! », analyse Sibylle Gioe. Aujourd’hui, le dispositif d’accueil ILA–composé de structures gérées par les CPAS en collaboration avec Fedasil–est activé par certaines communes, 388 CPAS précisément (parce que non-contraignant), à échelle variable. S’étalant sur toute la procédure à sa création, les ILA se sont au fil du temps cantonnées à la 3e phase (phase de transition). Selon les chiffres d’octobre 2024, elles représentent 4.383 places sur les 35.780 du secteur de l’accueil. Une part minoritaire donc, alors que la loi qui cadre le dispositif visait 40% des places d’accueil.
«En 2018, l’ancien secrétaire d’Etat à l’Asile et la Migration, Théo Francken a supprimé des milliers de places d'accueil, notamment beaucoup d’ILA. Cela a donné un coup de massue au secteur.»
Constituée principalement de logements individuels ou unifamiliaux, ainsi qu’une allocation pour couvrir repas et dépenses annexes, «cette forme d’accueil est moins chère, plus respectueuse de la vie privée et favorise davantage l’intégration à la communauté locale», selon Myria9. Elle permettrait en outre de désengorger les centres. Mais alors qu’est-ce qui coince? Pourquoi les ILA constituent-elles à peine plus de 10% du réseau?
Cécile Thoumsin, de la Fédération des CPAS avance le fait que «ces dispositifs sont soumis aux aléas des politiques d’asile et de migration et manquent d’un cadre clair». «En 2018, l’ancien secrétaire d’Etat à l’Asile et la Migration, Théo Francken a supprimé des milliers de places d'accueil, notamment beaucoup d’ILA. Cela a donné un coup de massue au secteur. Depuis, malgré les tentatives de relance de ses successeur·ses, la confiance peine à être rétablie», poursuit-elle. «Le CPAS doit accompagner la personne qui a deux mois pour trouver un logement lorsqu’elle est reconnue réfugiée ou protégée subsidiaire. C’est court. Cela participe aussi à l’épuisement humain des travailleur·ses. Cela engendre aussi des prolongations de séjour au sein de l’ILA qui sont à charge des finances du CPAS quand les sursis (demande de prolongation du séjour pour certains motifs) ne sont plus autorisés par Fedasil », explique la conseillère.
«Si l’actuelle Secrétaire d’Etat à l’Asile et la Migration,Nicole de Moor a récemment libéré des primes pour encourager les communes, cela ne suffit pas à susciter leur engouement, d’autant plus dans un contexte de changement de législature», poursuit-elle.
Les récentes condamnations par les Tribunaux du travail qui obligent les CPAS à fournir de l’aide sociale aux personnes qui n’obtiennent pas d’hébergement de Fedasil10 ne vont pas arranger les choses entre Fédéral et pouvoirs locaux.
«On privilégie le fait de laisser les personnes “dans la salle d’attente” plutôt que dans un dispositif qui faciliterait leur intégration», analyse Sibylle Gioe, soulignant «l’effet dissuasif recherché et la concurrence qui se joue entre les pays européens pour être le moins bon accueillant» et leur crainte, infondée, du fameux «appel d’air». Un paradigme dans lequel semble vouloir s’inscrire le futur gouvernement Arizona. Dans leur programme, les nationalistes flamands annonçaient vouloir «réduire l’accueil des demandeurs de protection internationale à un accueil purement collectif, austère, temporaire et réservé à ceux qui ne disposent pas eux-mêmes de moyens de subsistance suffisants».
Longueur des procédures
Pour créer de la place, il s’agit aussi d’en libérer. Or, il existe un long délai de traitement des demandes d’asile par les autorités11. Malgré un grand coup d’accélérateur donné cet été12, les procédures, prises en charge par le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA), qui devraient durer six mois se prolongent d’un an à un an et demi aujourd’hui. Fin septembre, le nombre de dossiers pour lesquels le CGRA n’a pas encore pris de décision s’élevait à 27.507 dossiers (33.816 personnes), contre 13.169 dossiers (16.454 personnes) en 2020. Avec 6.500 dossiers comme une charge de travail normale, le véritable arriéré est donc de 21.007 dossiers. Il était de 8.969 en 2021.
Conséquence: les demandeur·ses d’asile occupent des places plus longtemps. Comme sa consoeur Maggie De Block, interpelée sur cette problématique en 201813, de Moor avance, outre l’augmentation des demandes, la pénurie de personnel.
Celle-ci ne touche d’ailleurs pas que le CGRA. En mars 2024, la CSC rélévait « un malaise parmi le personnel de Fedasil », confronté à une « pression très forte » et devant travailler dans des « conditions exécrables ». Une situation qui génère selon le syndicat chrétien « de nombreuses incapacités de travail, burn-outs, départs, etc. » qui ne sont bien sûr pas sans conséquences sur les personnes accueillies14.
«Le CGRA pourrait aussi décider, comme prévu par la loi, d’accorder un statut de protection subsidiaire à tous·tes les ressortissant·es de pays tels que l’Afghanistan, la Palestine, etc., plutôt que de geler leurs dossiers. Il l’a fait pour les Ukrainien·nes (via la protection temporaire).»
La pénurie est réelle, à tous les maillons de la chaine. Mais il est aussi du ressort du Fédéral de donner des moyens à ses administrations. L’effet «yoyo» de ses politiques d’ouverture/fermeture tout comme la dégradation des conditions de travail et la complexité des situations engendrées par la crise, ne sont certainement pas étrangères au découragement des travailleur·ses, voire à leur désertion. Levier suggéré par les associations pour «soulager» l’occupation des centres et résorber les retards de procédure: délivrer un titre de séjour aux personnes dans le réseau d’accueil depuis des années15.
«Le CGRA pourrait aussi décider, comme prévu par la loi, d’accorder un statut de protection subsidiaire à tous·tes les ressortissant·es de pays tels que l’Afghanistan, la Palestine, etc.16, plutôt que de geler leurs dossiers. Il l’a fait pour les Ukrainien·nes (via la protection temporaire17). Cette décision relèverait de la “bonne gestion”: elle permettrait de résorber le retard du CGRA dans le traitement des dossiers, de libérer des places dans les centres, et éviterait à des milliers de personnes de devoir dormir à la rue», défend Marie Doutrepont.
Toc, toc, que fait Nicole de Moor? Depuis février, elle a mis en place des «procédures accélérées» pour les personnes issues de République démocratique du Congo, Moldavie et Géorgie. Dans un communiqué18 elle défendait «l’effet dissuasif» de cette approche: «Nous disons clairement que pour ceux qui veulent émigrer pour des raisons économiques, il ne sert à rien de tenter la procédure d’asile.» Dans L’Écho à la rentrée, elle développait sa vision: «La solution au manque de places ne sera jamais de créer plus de places. On le fait, car on veut éviter de voir des personnes vulnérables à la rue. Mais la solution structurelle, c’est de diminuer le flux entrant, à partir des frontières extérieures de l’Union européenne, d’augmenter le nombre des retours de personnes en situation illégale, de mieux contrôler la migration.»19. Des mesures qu’on retrouve dans le Pacte migratoire européen conclu en mai 2024. Ce Pacte a été dénoncé par de nombreuses organisations de la société civile, en raison de la violation des droits humains qu’il génèrera20.
Un durcissement
« Il y a pour le moment un durcissement des politiques migratoires et une fuite en avant de politiques sécuritaires et xénophobes en Belgique et au niveau européen21, analyse Sibylle Gioe. Cela s’observe par le fait que les possibilités de séjour légal se réduisent, les mécanismes de contrôle et de coercition se multiplient, et la rhétorique nationaliste et déshumanisante à l’égard des personnes migrantes se renforce. »
La présidente de la Ligue des droits humains a fait l’exercice de ressortir le plan du Vlaams Blok élaboré dans les années 1990 pour « résoudre le problème de l’immigration ». «À l’époque, ce plan était comparé à l’apartheid. Et nous constatons malheureusement aujourd’hui que plusieurs mesures ont été mises en œuvre, preuve d’une extrêmedroitisation des politiques migratoires », observe-t-elle. Par exemple : la mise en place d’un Secrétariat d’État à l’immigration, réalisée depuis 2008-2011. Le déploiement des centres fermés a été mise en place. Le premier centre fermé est sorti de terre il y a 25 ans22 et on en compte six aujourd’hui, et un septième en projet à Jumet23. Mais aussi, l’augmentation du budget consacré aux expulsions, l’abolition d’Unia – faite du côté néerlandophone – , le durcissement de l’accès à la nationalité ou encore la liste de pays surs. « Cette proposition du VB consistait à dresser une liste de pays “ non surs ” afin de réserver la possibilité de demander l’asile aux ressortissant·es des pays de cette liste. Le droit européen permet déjà depuis de nombreuses années de présumer que certains pays sont surs. Mais le Pacte migratoire européen va encore plus loin, en soumettant à la détention et à des procédures expéditives les réfugié·es en fonction du taux probable d’échec de leur demande, ce taux pouvant être revu très à la baisse en cas de ‘’crise’’», explique-t-elle.
Perspectives
La politique d’accueil se situe au croisement des niveaux fédéral, régional et communal. Elle s’inscrit dans la chaine de l’asile, et relève aussi des compétences que sont le logement, l’action sociale, la santé, la justice.
Alors que l’Arizona discute de son cap pour les cinq ans à venir, qui pourrait signer un virage encore plus à droite, quels espoirs ont encore nos interlocutrices? «On a encore des raisons d’y croire quand on regarde “ce qui va”: la récente décision de l’Espagne (le président socialiste Pedro Sánchez a décidé de faciliter les démarches pour obtenir un permis de résidence et de travail et de légaliser un demi-million de sans-papiers, NDLR), la résistance de l’ancien maire de Palerme Leoluca Orlando ou encore les sanctions européennes contre la Hongrie pour non-respect du droit d’asile», énonce Sibylle Gioe.
«Les politiques publiques ne reflètent pas la capacité de la population d’être en empathie», relèvet-elle aussi pour la Belgique, rappelant l’importance du maillage associatif ainsi que les actions individuelles et collectives de ces dernières années: hébergements solidaires, recours en justice, réquisitions et occupations... Fabienne de Leval porte aussi son regard sur le terrain pour nourrir sa résistance. «C’est à travers des choses concrètes comme partager un repas qu’on apprend à se connaitre et qu’on déconstruit les perceptions négatives.» Elle rejoint en cela les analyses de Xavier Briké et Sophie Djigo qui observent que «l’intimité des relations entre les hôtes construit des convictions humanistes et politiques qui participent à insuffler des désirs de lutte et de nouveaux imaginaires»24.
Dans ce contexte belge et européen glaçant, Marie Doutrepont rappelle qu’il s’agit d’un enjeu collectif. «On peut penser que “ça ne nous concerne pas”. Mais la politique migratoire peut aussi être vue sous l’angle du laboratoire de mesures antidémocratiques qui pourraient à l’avenir nous toucher toutes et tous.» #
1. Lire notamment l’état des lieux sur la crise de l’accueil réalisé en mai 2023 par le Ciré, Médecins du Monde, le Hub, etc. Disponible sur www.cire.be
2. «Le public migratoire en situation ou en risque de sans-chez-soirisme en Région de Bruxelles-Capitale est de plus en plus nombreux. Il est constitué de profils administratifs variés (DPI première
demande, personnes en transit, Dublinés, personnes en séjour irrégulier)». Voir : https://brusshelp.org/
3. Lire notamment J. AUDOUARD, «Le business des centres pour demandeurs d’asile», Alter Échos n° 458, janvier 2018.
4. À souligner d’ailleurs que, si la Vivaldi a pris la décision de ne plus enfermer d’enfants dans les centres fermés, ces «maisons de retour» sont aussi des lieux de privation pour familles, donc pour les enfants. Lire à ce sujet: C. VANDERSTAPPEN, « Bilan de la législature: ni juste ni plus humaine, la politique migratoire de la Vivaldi n’est pas à la hauteur de ses engagements», Analyse du CNCD 11.11.11, 29 mai 2024.
5. J. BALBONI, «La politique belge de migration se dirige-t-elle vers une réforme profonde?», L’Écho, 28 aout 2024.
6. «Pour ramasser le Deal dans une formule, “au nom de la solidarité entre le Fédéral et la Région, tout le monde ferme les yeux”. Cette ambigüité fait recette (plus de 40 millions €) mais a un cout payé par les partenaires hébergeurs bruxellois et surtout par les personnes accueillies: elles ne savent plus quelle voie utiliser pour voir leur droit à l’accueil reconnu», lit-on dans le Masterplan bruxellois de sortie du sans-chez-soirisme.
7. «Crise de l’accueil : l’Europe pointe à nouveau les manquements de la Belgique», communiqué publié en mai 2024.
8. Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme condamnant la Belgique pour n’avoir pas hébergé un demandeur de protection internationale pendant cinq mois.
9. Myria, Le gouvernement fédéral en échec face à la crise de l’accueil : crise humanitaire et atteinte à l’État de droit, 21 décembre 2022.
10. «En plus des recours dirigés contre les refus d’hébergement, nombre de demandeurs d’asile forment des recours contre l’activation par Fedasil de sa compétence en matière de conditions d’accueil, afin de pouvoir solliciter l’aide sociale des CPAS», explique l’ADDE.
11. Communiqué de presse du 20 septembre 2024.
12. Le CGRA a traité les demandes d’asile de 5.818 personnes en juillet et aout, selon des chiffres préliminaires. C’est plus d’un millier de plus que lors de ces mêmes mois en 2023, a communiqué Nicole de Moor en septembre.
13. Les procédures étant passées de 222 jours en 2015 à 379 en 2018.
14. U. SANTKIN, « Asile et migration : «J’ai honte de dire que je travaille pour Fedasil», Le Soir, 1er mars 2024.
15. État des lieux sur la crise de l’accueil réalisé en mai 2023 par le Ciré, Médecins du Monde, le Hub, etc. Disponible sur www.cire.be
16. L’ Afghanistan est la première nationalité dans les DPI suivi de la Palestine. «Le taux de refus des demandeurs d’asile originaires d’Afghanistan en 2022 est supérieur en Belgique (56 %) par rapport à la moyenne des pays de l’UE (47 %, et même 15 % si l’on exclut les statuts humanitaires)», selon Myria.
17. Déclenchée par l’Europe, celle-ci permet de laisser entrer sur le territoire européen un grand nombre de personnes sans mesures de contrôles drastiques afin de les mettre rapidement et temporairement à l’abri. Une fois sur le territoire européen, elles bénéficieront pour une durée définie des droits équivalents à ceux accessibles aux personnes ayant le statut de réfugié.
18. https://www.nicoledm.be/fast_trackprocedure_voor_snellere_afhandeling_asielaanvragen_uit_dr_congo_moldavi_en_georgi
19. « Nicole de Moor : «Sur l’immigration, tous les partis de l’Arizona ont le même but, ce n’était pas le cas avec la Vivaldi», L’Écho, 14 septembre 2024.
20. C. VANDERSTAPPEN, « Pacte européen sur la migration et l’asile. Détenir, trier, expulser, des valeurs européennes?», Démocratie, février 2023.
21. Lire notamment «Conseil européen : le durcissement de la politique migratoire de l’UE fait réagir la presse européenne»: https://www.touteleurope.eu/societe/conseil-europeen-le-durcissement-dela-politique-migratoire-de-l-ue-fait-reagir-la-presse-europeenne/
22. A. DECH, «Centres fermés toujours ouverts», Alter Échos n° 519, septembre 2024.
23. Le gouvernement fédéral sortant avait pour projet d’ouvrir un centre fermé à Jumet. Plusieurs organisations dont le MOC se mobilisent contre ce projet.
24. S. DJIGO, X. BRIKÉ, «Des espaces-refuge pour exister», Démocratie, janvier 2023.