Les négociations sur un accord d’association entre l’UE et les pays latino-américains du Mercosur reprennent vigueur. Malgré les menaces qu’il fait peser sur la protection sociale et environnementale, l’Allemagne et l’Argentine poussent pour le conclure rapidement..
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Armin PAASCH, chargé de mission pour l’économie et les droits humains pour Misereor (Œuvre de l’Église catholique en Allemagne chargée du développement).
"De grandes nouvelles nous parviennent du Vieux Continent», a tweeté avec enthousiasme le président argentin Javier Milei au lendemain des élections européennes de juin dernier. «La nouvelle droite a remporté une victoire écrasante et a mis un frein à tous ceux qui font avancer l’Agenda 2030», a-t-il ajouté, qualifiant ce programme de développement durable– adopté en septembre 2015 par les 193 États membres des Nations-unies–d’« inhumain» et susceptible de conduire à la «disparition» de l’Occident.
Le 19 mai, le nouveau «chouchou de la droite libertaire»1 participait déjà à Madrid à un rassemblement électoral du parti d’extrême droite espagnol Vox, aux côtés de Giorgia Meloni, Marine Le Pen et Viktor Orbán. Le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez (Parti socialiste ouvrier) avait alors mis en garde contre une «internationale d’extrême droite» et avait rappelé l’ambassadrice d’Espagne en Argentine. Milei avait auparavant traité Sánchez de «menteur» et de «lâche» et son épouse de corrompue.
Le chancelier allemand Olaf Scholz (Parti socialdémocrate) ne s’est apparemment pas laissé déconcerter par ces événements malgré ces dérapages. Il a maintenu sa rencontre prévue avec Milei le 23 juin à Berlin. La chancellerie a même annoncé que Scholz «accueillerait le président argentin avec les honneurs militaires». Cependant, quatre jours avant la rencontre, les honneurs militaires et la conférence de presse ont été annulés pour des raisons de calendrier et sur proposition de Milei, comme l’ont officiellement déclaré les autorités allemandes. L’entretien autour de «thèmes bilatéraux et de politique économique» a quant à lui été maintenu. La motivation principale justifiant les avances du chancelier allemand pourrait résider dans son intérêt accru de conclure un accord commercial entre l’UE et les pays du Mercosur, le Brésil, l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay. Scholz et Milei avaient déjà eu une conversation téléphonique le 9 janvier–donc peu après la prise de fonction de ce dernier–pour discuter «des thèmes bilatéraux et multilatéraux», «y compris l’accord d’association entre l’UE et les pays du Mercosur», selon le porteparole du gouvernement Steffen Hebestreit. «Ils sont tombés d’accord sur le fait que les négociations relatives à cet accord devaient être conclues rapidement», a communiqué la chancellerie le 23 juin après l’entretien entre Scholz et Milei à Berlin.
Menace pour les droits humains et l’environnement
Depuis longtemps, les organisations européennes et latino-américaines de défense des droits de l’homme mettent en garde contre le projet d’accord commercial, qui se révèle être une menace pour les droits humains, la crise climatique et la disparition des espèces2. Il garantirait et favoriserait l’accès des entreprises européennes aux matières premières telles que le minerai de fer, la bauxite, le cuivre et le lithium, dont l’extraction dans des régions écologiquement sensibles provoque régulièrement des catastrophes environnementales et détruit les bases de vie des communautés locales. Cet accord faciliterait l’exportation sud-américaine de viande de bœuf, de volaille, de canne à sucre, d’ agroéthanol et de soja. Leur production expansive s’accompagne de brulis en Amazonie, dans la savane humide brésilienne du Cerrado et dans les forêts sèches sud-américaines du Chaco, et viole les droits fonciers de petites communautés paysannes et indigènes comme les Guarani-Kaiowá du Mato Grosso do Sul au Brésil3 ou les Ayoreo du Paraguay.
Depuis longtemps, les organisations européennes et latino-américaines de défense des droits de l’homme mettent en garde contre le projet d’accord commercial, qui se révèle être une menace pour les droits humains, la crise climatique et la disparition des espèces.
En contrepartie, cet accord commercial permettrait aux groupes automobiles européens d’exporter vers l’Amérique du Sud, en bénéficiant de droits de douane réduits, des voitures équipées de moteurs à combustion dont la vente sera en grande partie interdite dans l’UE à partir de 2035 pour des raisons climatiques. La réduction des droits de douane faciliterait également l’exportation vers l’Amérique du Sud de pesticides toxiques, dont certains ne sont pas autorisés dans l’UE pour protéger l’environnement et la santé. Sur les monocultures de soja, ces produits sont fréquemment pulvérisés par avion, exposant les habitant·es, les animaux et l’environnement à ces substances toxiques. Misereor (Œuvre de l’Église catholique en Allemagne chargée du développement), le European Center for Constitutional and Human Rights (ECCHR), le Centro de Estudios legales y sociales (CELS) argentin et d’autres organisations ont déposé une plainte commune contre Bayer AG auprès du point de contact national de l’OCDE en Allemagne en avril 2024. Comme le montre un avis de droit commandé par Misereor et Greenpeace, le chapitre consacré à la durabilité dans le texte actuel de l’accord n’empêcherait probablement aucune des violations des droits de l’homme ou des dommages environnementaux redoutés4. C’est le seul chapitre de l’accord qui n’est pas soumis au mécanisme de résolution des conflits, un mécanisme assorti de sanctions. Par conséquent les dispositions écrites ne doivent pas obligatoirement être mises en œuvre/appliquées. De toute façon, les dispositions relatives à la durabilité se limitent en grande partie à de vagues clauses d’effort qui ne vont pas au-delà des obligations déjà existantes pour les États signataires en vertu du droit international. Pourtant, dans l’accord de coalition, le gouvernement fédéral allemand avait conditionné son approbation à des «engagements juridiquement contraignants en matière de protection de l’environnement, de protection sociale et de protection des droits de l’homme».
Risques accrus sous Javier Milei
Le risque d’effets néfastes de l’accord commercial sur le plan social, des droits de l’homme et de l’environnement a considérablement augmenté en Argentine depuis l’arrivée de Milei au pouvoir. Comme il l’avait annoncé lors de sa campagne électorale où il brandissait une tronçonneuse pour symboliser les coupes budgétaires qu’il envisageait de réaliser, le candidat libertarien a rapidement réduit de moitié le nombre de ministères passant de 18 à 9. Parmi les ministères supprimés figurent le ministère de l’Environnement, le département des droits de l’homme au sein du ministère de la Justice et, plus récemment, le ministère des Femmes, du Genre et de la Diversité. Sa politique d’austérité radicale a permis certes de stabiliser le budget et de réduire l’inflation, mais dans le même temps, elle a fait chuter le PIB de l’Argentine, qui a enregistré une forte baisse de 5,1%, en glissement annuel, au cours du premier trimestre 2024. Le taux de pauvreté a quant à lui augmenté, passant de 44,7 à 55,5% au premier trimestre 2024 par rapport au dernier trimestre 2023. Ces mesures d’austérité touchent particulièrement les plus pauvres qui dépendent des cuisines populaires, dont Milei a supprimé le financement. Selon l’UNICEF, 8,6 millions d’enfants vivent désormais dans la pauvreté en Argentine.
En Argentine, la part de l’industrie de transformation a déjà chuté de 40 à 15% entre 1960 et 2021, notamment en raison des ajustements structurels imposés par le Fonds monétaire international.
L’accord commercial envisagé obligerait l’Argentine à éliminer progressivement les droits de douane à l’importation sur les voitures, les pièces automobiles, les machines, les produits chimiques et les textiles européens et à supprimer progressivement les taxes à l’exportation sur l’or, l’argent, le cuivre, le lithium et le soja. Il creuserait ainsi de nouveaux trous dans le budget de l’État argentin et accentuerait la politique d’austérité dévastatrice. De même, cela accélèrerait la désindustrialisation et la récession. En Argentine, la part de l’industrie de transformation a déjà chuté de 40 à 15% entre 1960 et 2021, notamment en raison des ajustements structurels imposés par le Fonds monétaire international. Selon l’étude d’impact officielle de la Commission européenne, l’accord commercial entrainerait une nouvelle baisse de la production et de l’emploi dans les industries métallurgiques, automobiles et mécaniques argentines5.
Une étude réalisée par l’Universidad Metropolitana de Buenos Aires à la demande de l’eurodéputée verte Anna Cavazzini prévoit jusqu’à 186.000 pertes d’emploi dans ces secteurs6. Cela approfondirait la division néocoloniale du travail, l’Europe exportant des biens industriels de haute qualité et les pays du Mercosur étant de plus en plus réduits au rôle de fournisseurs de matières premières. Avec l’adoption du paquet législatif, Ley Bases le 28 juin par le Congrès argentin, le risque est que l’expansion de la culture du soja, de l’élevage et de l’exploitation minière, favorisée par l’accord commercial, conduise à davantage de violations des droits de l’homme et que la destruction de l’environnement augmente également de manière aigüe. Ce paquet législatif accorde à Milei des pouvoirs spéciaux pour gouverner pendant un an dans les domaines de l’administration, de l’économie, des finances et de l’énergie. Outre des réductions radicales des retraites et des salaires, des réductions d’impôts pour les riches et les entreprises ainsi que la privatisation des groupes d’État, il prévoit une libéralisation et une promotion à grande échelle des investissements étrangers, notamment dans les secteurs de l’énergie et de l’agriculture.
Communautés indigènes sans protection
Une loi-cadre spécifique (RIGI) offre aux grands investisseurs étrangers, dont le volume d’investissement prévu est d’au moins 200millions de dollars US, des privilèges sans précédent, tels qu’une sécurité juridique garantie sur 30 ans, des exonérations fiscales ainsi que des transferts libres de bénéfices et de capitaux. L’exploitation de ressources naturelles comme le lithium devrait donc être possible sans études d’impact environnemental, qui sont par ailleurs la norme dans le monde entier. Avec la Ley Bases, il sera également possible d’exproprier sans décision de justice les personnes et les communautés qui vivent sur des terres appartenant à l’État et qui y gagnent leur vie. Cela concerne notamment de nombreuses communautés indigènes qui bénéficient en principe d’une protection particulière en vertu de la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail. L’adoption du paquet législatif au Sénat a déclenché des manifestations massives que la police a violemment réprimées à coup de gaz lacrymogènes et de matraques. Le président Milei a ensuite qualifié les protestataires de «terroristes» et les a accusés de fomenter un coup d’État. La trentaine de personnes arrêtées risquent des peines sévères.
Mise à l’écart des parlements nationaux
La situation est d’autant plus inquiétante que le gouvernement allemand plaide vigoureusement pour une scission de l’accord d’association en un volet commercial et un volet de coopération, ce qui permettrait d’adopter l’accord commercial de manière anticipée. Cette intention a été confirmée par le chancelier Scholz juste après la visite de Milei à la Journée de l’industrie allemande. Grâce aux accords dits EU-only7, il souhaite «éviter des retards de plusieurs années dus aux processus de ratification dans les États membres», c’est-à-dire contourner l’opposition annoncée des parlements nationaux en France, aux Pays-Bas, en Autriche et en Belgique. Scholz pourrait également ignorer le refus clair et répété d’Emmanuel Macron, car seule une majorité qualifiée serait requise au Conseil des ministres de l’UE, au lieu de l’unanimité. Un autre élément inquiétant est que la clause «droits de l’homme», qui permet de suspendre l’accord commercial en cas d’atteinte à la démocratie ou de graves violations des droits de l’homme par la partie adverse– comme cela pourrait être le cas en Argentine sous Milei–figure dans la partie «coopération». Dans une telle situation, l’UE aurait les mains liées jusqu’à la ratification de la partie coopération.
Tout pour la croissance
Scholz a justifié la prétendue nécessité de conclure rapidement des accords commerciaux par la situation géopolitique, considérant que la guerre d’agression russe contre l’Ukraine a approfondi «la fracture géopolitique entre les défenseurs de la Charte des Nations unies et ceux qui veulent remplacer le droit international par le droit du plus fort». Dans le cadre de leur stratégie de désengagement vis-à-vis de la Chine, l’UE et le gouvernement fédéral allemand cherchent également à diversifier les chaines d’approvisionnement, notamment en ce qui concerne les matières premières nécessaires à la numérisation, à la mobilité électrique et aux énergies renouvelables. Il est vrai que le de-risking8, les «partenariats de valeurs» et la coopération équitable avec les pays du Sud sont souhaitables et nécessaires. On peut toutefois douter de l’utilité de l’accord UE-Mercosur tel qu’il est prévu à cet égard. Premièrement, conclure un accord avec Milei reviendrait à traiter avec une figure de proue de l’Internationale d’extrême droite, et non avec un «défenseur de la Charte des Nations unies». Deuxièmement, il n’est pas question d’un partenariat «équitable» ou «d’égal à égal».
Si le plan allemand de mise à l’écart des parlements nationaux en matière de politique commerciale devait aboutir et permettre une conclusion, les dommages seraient importants non seulement pour les droits de l’homme, l’environnement et le climat, mais aussi pour la crédibilité d’une politique étrangère «guidée par des valeurs».
L’accord ne favorisera pas la création de chaines de valeur locales en Amérique du Sud, mais interdira plutôt des instruments centraux de la politique industrielle, qui sont justement nécessaires à la transformation sociale et écologique de l’économie sudaméricaine. Et troisièmement, la focalisation étroite sur la sécurité des matières premières renforce précisément l’extractivisme qui fait exploser nos limites planétaires. Malheureusement, le Ministre vert allemand de l’économie Robert Habeck poursuit le dogme de la croissance sans remettre sérieusement en question notre «mode de vie impérialiste»9. Les stratégies actuelles d’économie circulaire restent trop timides pour réduire la consommation de matières premières et diminuer réellement la dépendance vis-à-vis des autocrates dans les États riches en ressources. Reste à savoir si le gouvernement fédéral allemand parviendra à imposer son agenda de libre-échange agressif. Dans les prochains mois, les négociations commerciales entre l’UE et le Mercosur vont certainement s’accélérer. Si le plan allemand de mise à l’écart des parlements nationaux en matière de politique commerciale devait aboutir et permettre une conclusion, les dommages seraient importants non seulement pour les droits de l’homme, l’environnement et le climat, mais aussi pour la crédibilité d’une politique étrangère «guidée par des valeurs». Les agriculteurs européens, qui craignent une concurrence accrue de l’industrie de la viande sud-américaine, en feraient également les frais. L’accord ne devrait donc pas seulement réjouir Milei, mais aussi Marine Le Pen et d’autres populistes de droite européens, dont la propagande contre l’UE s’en trouverait renforcée. #
1. N. FRANZEN et U. JENTSCH, «Isoliert et doch vernetzt: Die AfD, Lateinamerika und die globale Rechte», Blätter, juillet 2024, www.blaetter.de
2. A. PAASCH et M. RAMOS GÖRRE « EU-Mercosur-Abkommen: Handelspolitik im Retroformat », Blätter, avril 2023, pp. 33-36.
3. Lire à ce sujet L. DELCOURT, «Haro sur les droits des peuples autochtones», Démocratie, octobre 2017.
4. R. HOFFMANN et M. KRAJEWSKI, Rechtsgutachten und Vorschläge für eine mögliche Verbesserung oder Neuverhandlung des Entwurfs des EU-MercosurAssoziierungsabkommens, Misereor, Greenpeace und CIDSE (Hg.), 2021.
5. T. FRITZ, EU-MercosurAbkommen verhindert eine nachhaltige wirtschaftliche Entwicklung in Südamerika, Brot für die Welt (Hg.), Berlin 2023.
6. https://www.annacavazzini.eu/wp-content/uploads/2020/01/Studyon-the-EU-Mercosur-agreement-09.01.2020-1.pdf
7. Il s’agit, dans le jargon européen, d’«accords commerciaux limités, ne se concentrant que sur les domaines de compétence de l’UE et non des États membres, qui ne nécessitent donc pas la ratification de chaque pays». Lire «L’Allemagne demande à la prochaine Commission de se concentrer sur les accords de libre-échange limités», 27 juin 2024, www.euractiv.fr
8. Lire: «Face à la Chine, l’UE prône la stratégie bien pratique de l’“atténuation des risques “», Courrier International, 29 juin 2023, en ligne.
9. U. BRAND und M. WISSEN, «Unsere schöne imperiale Lebensweise. Wie das westliche Konsummodell den Planeten ruiniert», Blätter , mai 2017, pp. 76-82