La question de la gratuité des services collectifs est au cœur des débats sur l’État social. À quoi sert-elle? Quels sont ses implications, ses bénéfices, ses limites? En d’autres termes, sous quelles conditions la gratuité peut-elle atteindre ses objectifs, notamment de réduction des inégalités? Cet article explore ces questionnements à travers l’analyse d’un cas concret: la gratuité des transports en commun. Il offre ainsi une base solide pour réexaminer et approfondir le débat sur la gratuité.
Par la CSC Académie 1
La gratuité constitue une dimension importante de la construction de l’État social depuis son origine 2. Afin de se protéger des aléas et des inégalités causées par les logiques de marché, les travailleur·ses ont lutté pour que la satisfaction de certains besoins soit reconnue comme un droit pour tous·tes les citoyen·nes indépendamment de leur revenu. Le rapport de force construit par les organisations des travailleur·ses a ainsi été à l’origine du développement de services publics qui livrent des prestations en nature, gratuites ou remboursées 3. L’objectif est dans ce cas de soustraire aux logiques de marché certaines dimensions de l’existence collectivement déterminées comme essentielles.
Cette première dimension de l’État social coexiste avec une deuxième garantissant que chaque citoyen·ne dispose d’un revenu qui n’est pas entièrement dépendant des logiques de marché (notamment du marché du travail), que ce soit selon une vision assurantielle (assurer le maintien du niveau de vie des citoyen·nes tel qu’il est défini par leur capacité contributive) ou assistancielle (garantir à chaque citoyen·ne un revenu qui dépasse un seuil minimum). On a ici affaire à des prestations monétaires qui constituent elles aussi un droit, mais visent plutôt à permettre à chacun·e de « fonctionner » dans la société de marché.
Pour incarner ces deux dimensions, on pourrait dire qu’on trouve, à un extrême, la gratuité de l’ensemble des services jugés essentiels, et à l’autre extrême, la version hyperlibérale d’un revenu de base offrant un soutien minimal pour accéder à un marché des services généralisé. Aucune de ces deux dimensions ne s’est jamais entièrement réalisée: l’État social est de fait toujours le résultat d’une composition plus ou moins équilibrée entre la tendance à soustraire certaines dimensions de l’existence aux logiques de marché (via les services publics) et la tendance à permettre à chaque citoyen·ne de participer aux logiques de marché (via des revenus suffisants).
«Il faut penser la gratuité non pas comme une absence de cout, mais comme une absence de prix, puisqu’elle est synonyme de la prise en charge collective du cout d’un bien ou d’un service.»
Ces tendances fournissent des perspectives divergentes sur ce que les services d’intérêt général devraient être. Par exemple, face au problème de la pénurie de places dans les crèches, on peut se demander s’il est préférable de fournir à tout le monde une place dans une crèche publique gratuite ou d’augmenter le plafond du crédit d’impôt pour les frais de garde afin de permettre à ceux et celles qui peuvent en bénéficier d’accéder plus aisément aux crèches disponibles sur le marché (en espérant que l’augmentation de la demande solvable suscite une augmentation de l’offre) 4.
Depuis plusieurs décennies, les politiques publiques sont conçues en grande majorité de manière à promouvoir la participation aux logiques de marché. Il nous a dès lors semblé nécessaire de rappeler que l’État social s’enracine aussi dans une logique de gratuité et qu’il serait judicieux, dans toute décision de politique publique, de toujours peser explicitement les effets bénéfiques ou néfastes de chacune de ces options.
Réinscrire le principe de la gratuité dans ce développement sur l’État social permet aussi de contrer le préjugé selon lequel la gratuité relèverait d’une pensée utopique uniquement réalisable dans une société de l’abondance. Selon nous, certains aspects de l’État social prouvent que ce principe peut être réalisé dès maintenant. Pour pouvoir appréhender la mise en œuvre immédiate de ce dernier, il faut penser la gratuité non pas comme une absence de cout, mais comme une absence de prix, puisqu’elle est synonyme de la prise en charge collective du cout d’un bien ou d’un service. Cela signifie aussi que le principe de la gratuité concerne potentiellement tout domaine de l’existence – ce qui implique toutefois que tout ne peut y être gratuit. Les frontières de la gratuité doivent dès lors faire l’objet d’une décision démocratique.
La gratuité dans les transports en commun
Après avoir défini ces principes généraux, nous livrerons les résultats de nos réflexions sur la gratuité des transports en commun 5. Pour ce faire, nous nous appuierons principalement sur l’analyse–commanditée en France par le GART 6 –de plusieurs initiatives visant à rendre gratuits les transports en commun 7.
Lutte contre les inégalités
L’objectif qui, de la manière la plus évidente, peut être atteint par une politique de la gratuité, est celui du renforcement de l’accessibilité financière des transports en commun.
De manière générale, dans les premières années qui suivent l’introduction de la gratuité, on constate une hausse souvent très significative de la fréquentation. Elle a par exemple été multipliée par 1,7 à Dunkerque, 2 à Aubagne et jusqu’à 4 à Hasselt. Cette hausse est attribuable pour moitié à d’ancien·nes usagers et usagères qui se déplacent davantage en transports en commun et pour moitié à de nouveaux entrants sur le réseau. Les variations entre les villes relèvent des spécificités des réseaux avant gratuité : par exemple, si la fréquentation était déjà élevée ou si certaines catégories de la population bénéficiaient déjà d’une forme de gratuité, la hausse a été moins significative. On estime par ailleurs qu’en moyenne environ 40 % de cette hausse serait directement attribuable au passage à la gratuité (les 60 % restants dépendent de l’amélioration de la qualité du service). Enfin, cette hausse tend à plafonner après un certain temps et ne se maintient sur le long terme que si l’offre ellemême est régulièrement réinterrogée 8. Selon un chercheur de l’Observatoire des villes du transport gratuit, « quand les réseaux ne font que de la gratuité, sans amélioration de l’offre, il y a un effet boum au début, puis ça stagne. La gratuité permet d’attirer et la qualité de l’offre permet de fidéliser » 9.
«Le choix de la gratuité est souvent pensé de manière isolée, parfois au service d’une politique publique, comme la redynamisation des commerces de centre-ville, et assez peu dans une approche globale de politique de mobilité coordonnée avec d’autres, comme le stationnement et la gestion de l’espace public.» (Étude du GART)
L’étude du GART ne donne pas d’indications spécifiques concernant les effets de la gratuité sur les inégalités. Nous pouvons toutefois induire de cette hausse de la fréquentation que la gratuité contribue bien à réduire les inégalités, sachant que, d’une part, les citoyen·nes les plus pauvres utilisent davantage les transports en commun et, d’autre part, les frais de transport ont un impact plus significatif sur leur budget 10. Les effets indirects de réduction des inégalités, concernant par exemple l’accès à l’emploi, aux soins de santé ou à la formation, sont également significatifs. De manière générale, selon une étude de l’Institut de statistique français (INSEE), non seulement les prestations en nature des services publics gratuits contribuent à la réduction des inégalités, mais elles y contribuent davantage que les prestations monétaires (50% de la réduction est attribuable aux prestations en nature, contre 23 % pour les prestations monétaires) 11. Il faut cependant aller plus loin: la gratuité des transports en commun ne se limite pas à réduire les inégalités. Elle introduit immédiatement, dans un contexte déterminé, l’égalité, puisqu’elle permet à chacun·e de bénéficier des mêmes avantages dans l’usage des transports gratuits. C’est un élément important sur lequel repose tant l’acceptabilité de l’État social par tous les groupes sociaux que la non-stigmatisation des groupes défavorisés. Comme nous le verrons, cela a des conséquences importantes sur le fonctionnement démocratique de la société.
Qualité du service
Ces constats positifs doivent toutefois être nuancés. Un autre objectif essentiel de l’introduction de la gratuité des transports en commun est celui de la diminution de l’usage de moyens de transport nuisibles à l’environnement. Lorsqu’une estimation a été possible, l’impact de la gratuité sur le report modal de la voiture vers les transports en commun semble avoir été assez limité 12. Autrement dit, les piéton·nes ou les cyclistes ont davantage changé leur moyen de déplacement que les automobilistes. Par ailleurs, une enquête auprès de la population de Dunkerque montre que si 83% des personnes interrogées étaient favorables à la gratuité totale, 63% préfèreraient bénéficier d’une offre payante, mais plus développée 13.
Ces constats doivent amener à une considération plus générale sur l’accessibilité des services. Celle-ci ne se réduit en effet pas à la dimension financière. Une étude de la Mutualité chrétienne sur l’accès aux soins de santé a identifié, en plus de l’accessibilité financière, les dimensions suivantes : la correspondance aux besoins, la disponibilité et l’acceptabilité 14. Ces catégories peuvent être transposées au cas des transports en commun : permettent-ils aux usager·ères d’atteindre dans des délais raisonnables leur destination ? Sont-ils eux-mêmes facilement atteignables ? Les équipements, le service, « l’atmosphère » y sont-ils de bonne qualité ? Par conséquent, la gratuité ne peut véritablement renforcer l’usage des transports collectifs que si elle s’inscrit dans une politique globale, cohérente et volontariste visant la qualité et l’accessibilité dans toutes ses dimensions. Or, selon le GART, « ce choix politique est souvent pensé de manière isolée, parfois au service d’une politique publique, comme la redynamisation des commerces de centre-ville, et assez peu dans une approche globale de politique de mobilité coordonnée avec d’autres, comme le stationnement et la gestion de l’espace public » 15.
Bien que la gratuité seule soit insuffisante, elle a néanmoins, dans certains cas, permis le développement du réseau et l’amélioration de son niveau de service. Cela inclut la création d’équipements et d’infrastructures dédiés (sites propres), l’achat de nouveaux matériels, la modification de la politique globale de mobilité (plans de circulation, plan et tarification du stationnement, développement des mobilités actives), etc. Par exemple, à Dunkerque, la gratuité a été accompagnée de la création de nouvelles lignes de bus à haut niveau de service et de la restructuration des autres lignes. Un tel développement n’arrive toutefois pas de manière systématique 16. Certaines craintes liées à l’impact de la gratuité sur la qualité du service sont parfois mises en avant.
Il y a par exemple l’idée selon laquelle la gratuité génèrerait plus d’incivilités ou accroitrait le sentiment d’insécurité. Selon l’étude du GART, cette idée n’est pas avérée. Au contraire, avec la mise en œuvre de la gratuité, une régulation sociale plus forte s’instaure dans les véhicules, entre autres en raison de l’augmentation de l’attachement de la population à son réseau. Une autre crainte concerne l’impact de la gratuité sur l’emploi et la qualité du travail des travailleur·ses des entreprises de transport en commun. Cette crainte est particulièrement justifiée en ce qui concerne l’évolution des métiers liés à la vente et au contrôle des titres de transport. Un des arguments souvent mis en avant en faveur de la gratuité est en effet la réduction des «frais de perception». Dans ce cas, à nouveau, ce qui compte est la vision politique générale du service, qui doit dépasser la seule dimension financière, pour prendre en compte l’enjeu de la qualité dans son ensemble. Des exemples positifs existent, comme à Niort où les agents de contrôle ont été reclassés comme «managers d’équipe de conducteurs», ce qui a contribué à la baisse du taux d’absentéisme de 20 à 9% 17.
Cout de la gratuité
Ces différentes questions nous amènent à l’enjeu du financement. En France, de manière générale, la perte des recettes induite par la gratuité, à fortiori si elle est accompagnée par une politique de développement du service, doit être comblée soit par le « versement transport », un impôt assis sur la masse salariale des entreprises d’au moins onze salarié·es, affecté au financement du réseau local, soit directement par le budget principal de la collectivité locale, c’est-à-dire via l’impôt local 18. Il est difficile d’extrapoler des considérations d’ordre général tant est importante la différence entre les cas étudiés (notamment au niveau du poids des tarifs sur le budget et de la part respective du financement par la collectivité locale et par le versement transport). Notons simplement qu’un financement de la gratuité via une forme de « versement transport » rendrait possible, davantage que l’intervention des employeurs dans les frais de déplacement domicile-lieu de travail, une forme de collectivisation égalitaire du cout de la mobilité.
Participation démocratique
Nous aborderons maintenant une dernière conséquence potentielle de la gratuité, qui est plus générale et difficilement objectivable. Elle concerne le rapport de la gratuité avec la participation démocratique à la vie sociale. Trois dimensions peuvent être mises en avant.
Tout d’abord, la gratuité d’un service collectif constitue une excellente manière d’éliminer les conséquences néfastes de la conditionnalité de l’accès aux droits. Les mesures ciblées sur des catégories spécifiques posent en effet deux problèmes. D’un côté, certaines mesures ciblées peuvent engendrer aux yeux de la société une vision stigmatisante des bénéficiaires. Cela, en plus de la complexité administrative souvent associée à l’accès à ces droits qui contribue au phénomène du non-recours 19. D’un autre côté, il existe aujourd’hui des pièges à l’emploi qui relèvent moins de l’écart entre allocations et salaires que des dépenses supplémentaires pour les travailleur·ses qui reprennent le travail (par exemple pour la mobilité ou la garde des enfants), ainsi que des seuils de revenu pouvant entrainer la perte de certains droits. En offrant à tout·e citoyen·ne un accès inconditionnel à un service, la gratuité permet de résoudre en un coup ces deux problèmes et de favoriser ainsi la participation de chacun·e à la vie sociale.
Parvenir à associer systématiquement le discours sur le prélèvement à celui sur l’affectation, en mettant par exemple en avant que tel impôt pourrait financer la gratuité de tel service, permettrait de redorer l’image de l’effort collectif pour une société bonne pour toutes et tous.
La gratuité peut par ailleurs avoir des effets positifs sur l’attachement de la population aux formes de solidarité collective. Les discours qui justifient des réformes de l’impôt dans une perspective progressiste se concentrent sur le principe de la progressivité, afin de rassurer les petits contribuables par le fait que leurs revenus ne seront pas affectés négativement, car l’effort reposera sur les épaules des plus aisé·es. Or, aussi justes et nécessaires qu’ils soient, ces arguments ont la faiblesse de maintenir dans l’abstraction la question de la destination des ressources. Parvenir à associer systématiquement le discours sur le prélèvement à celui sur l’affectation, en mettant par exemple en avant que tel impôt pourrait financer la gratuité de tel service, permettrait de redorer l’image de l’effort collectif pour une société bonne pour toutes et tous.
Enfin, la mise en place de la gratuité d’un service collectif peut constituer une occasion pour que les citoyen·nes se réapproprient le processus de prise de décision concernant la prise en charge de leurs besoins essentiels. Décider de la gratuité signifie en effet débattre et délibérer des dimensions qu’elle doit concerner et de ses limites. Un tel renforcement de la participation démocratique pourrait aussi avoir des conséquences significatives sur l’amélioration de la qualité du service qui, comme on l’a vu, doit nécessairement accompagner toute politique de gratuité. Ce sont en effet les usager·ères d’un service qui sont en mesure d’identifier comment celui-ci peut véritablement correspondre à leurs besoins, être disponible et être acceptable.
Ainsi, la gratuité constitue une dimension essentielle du développement de l’État social. Elle est un outil important pour promouvoir l’égalité et la solidarité collective. Toutefois, elle ne peut véritablement atteindre ses objectifs que si elle s’inscrit dans une vision politique globale, cohérente et volontariste de la qualité des services concernés. Elle peut enfin elle-même constituer l’occasion du renforcement de la participation des citoyen·nes à la vie sociale et aux décisions qui concernent la prise en charge de leurs besoins. #
1. CSC Académie est un groupe de réflexion qui vise à réfléchir à des thématiques syndicales et sociétales, hors d’un cadre contraignant et dans une perspective de longue durée.