Apreslaplui SbastienVanMalleghemLes inondations de juillet 2021 ont ravagé de nombreuses infrastructures matérielles, mais ont aussi et surtout profondément marqué le tissu social et les trajectoires de vie des personnes sinistrées. Sur base d’une étude qualitative, l’analyse des impacts sociaux à long terme dans la Vallée de la Vesdre permet de cerner les dynamiques actuelles des populations touchées ainsi que les enjeux futurs auxquels elles font face.

(c) Sébastien Van Malleghem. 

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Rania REZGUI, Étudiante en Master en Sciences de la Population et du Développement à l’UCLouvain

Dans un monde de plus en plus exposé aux catastrophes naturelles, où les inondations constituent en outre le phénomène climatique le plus meurtrier, les évènements belges de juillet 2021 s’inscrivent dans une tendance alarmante, mais inévitable. Ils rappellent que l’ampleur et la fréquence de ces catastrophes augmenteront à mesure que la crise climatique s’aggrave. Il est donc crucial de faire face à cette réalité afin de renforcer la résilience 1 de nos territoires et de nos sociétés. Cela implique de considérer non seulement les enjeux environnementaux, mais aussi les défis sociaux inhérents à toute catastrophe naturelle. C’est la condition pour assurer le soutien et l’inclusion des victimes dans la transition vers une justice climatique et sociale : des enjeux au cœur de la politique belge actuelle, mais pas encore suffisamment pris en compte de manière conjointe.

À partir des témoignages recueillis auprès de onze sinistré·es des inondations de 2021 dans la Vallée de la Vesdre, notre article – inspiré d’un mémoire de recherche sur les impacts sociaux des inondations – propose une analyse et une réflexion sur les conséquences à long terme vécues par les personnes les plus directement touchées par ces évènements, près de trois ans après leur occurrence. L’objectif est de contribuer à l’élaboration de plans de résilience plus efficaces, d’améliorer la gestion de l’intervention sociale auprès des sinistré·es et de mieux anticiper les impacts de futures inondations. En se concentrant sur le ressenti et les perceptions des victimes, il s’agit aussi de chercher à comprendre la réalité à laquelle ces personnes font face, ce qui a conduit à l’analyse de trois types d’impacts sociaux résultant des entretiens: les impacts psychologiques, socioéconomiques et politiques.

Les impacts psychologiques

La charge mentale, la désorientation, la perte de repères, le sentiment d’abandon et la colère sont autant de sentiments qui ont contribué, à des degrés variés, à la détérioration de la santé mentale des sinistré·es. La perte, parfois totale, de leur foyer a entrainé une rupture significative avec leur environnement et leur quotidien, une situation aggravée pour certain·es par l’insuffisance ou l’absence de soutien de l’État pour leur reconstruction. En conséquence, de nombreux·ses sinistré·es ont souffert de troubles dépressifs et/ou de symptômes de stress posttraumatique au lendemain des faits, en raison du manque d’assistance adéquate, de l’absence de perspectives, mais aussi de l’anxiété vécue lors des quatre jours d’inondation qui ont ravagé le pays. «Y’a tout qui m’a marqué. Les morts que j’ai vu passer m’ont marqué, ça, ça me reste. Personne n’est conçu pour voir ça.» Malgré plusieurs retours positifs et remplis d’espoir concernant ces trois années de reconstruction, qui témoignent à la fois d’une forte solidarité et d’une reprise progressive de la vie normale, il est crucial de reconnaitre que pour beaucoup, les inondations laisseront une empreinte indélébile. «C’est un livre ouvert en fait, une case dans ma tête qui ne se refermera jamais. Impossible.»

La charge mentale, la désorientation, la perte de repères, le sentiment d’abandon et la colère sont autant de sentiments qui ont contribué, à des degrés variés, à la détérioration de la santé mentale des sinistré·es.

Les impacts socioéconomiques

Bien que la solidarité ait été perçue comme un véritable moteur d’espoir et un soutien essentiel, les réalités vécues divergent considérablement en fonction des conditions socioéconomiques des ménages concernés. Connues pour être socioéconomiquement très contrastées entre elles, les communes de la Vallée de la Vesdre n’ont pas pu se remettre des évènements de la même façon en raison de niveaux de vie très différents.

Les sinistré·es vivant dans les fonds de vallée, souvent plus défavorisé·es, ont subi des dégâts plus importants que les personnes plus aisées, majoritairement établies sur les plateaux et coteaux de la région. Cette vulnérabilité sociale, mais aussi territoriale, a donc aggravé la précarité de populations déjà fragiles, renforçant ainsi les disparités et écarts entre les habitant·es de la Vallée.

Même si de nombreuses victimes, correctement assurées, rapportent avoir reçu des indemnités qui leur ont parfois permis de bien se remettre des inondations, les témoignages révèlent une réalité différente pour celles et ceux qui n’étaient pas suffisamment couverts, faute de moyens financiers. Pour ces personnes, lorsqu’elles ne bénéficiaient pas d’un statut permettant l’octroi d’aides de l’État, la situation s’est dégradée de manière significative, mettant en lumière les inégalités engendrées par les inondations touchant les plus vulnérables. «Ici, il manque des sous parce que fatalement, vu que les travaux ne vont pas suffisamment vite, tu te retrouves avec des infiltrations d’eau, tu te retrouves avec de l’humidité, tu te retrouves avec de la moisissure qui se réinstalle alors que tu fais tout pour que ça n’arrive pas, et voilà. Tout le confort n’est pas optimal.»

Ce contexte social souligne le cercle vicieux auquel les plus précaires sont confrontés, car leurs moyens de subsistance et leurs conditions de vie sont davantage menacés par la catastrophe. La vulnérabilité sociale accentue en outre les inégalités d’accès à l’emploi, au logement, à l’éducation, etc., ce qui constitue un obstacle supplémentaire majeur rendant difficile pour les sinistré·es de sortir de leur précarité 2.

Conflits et impacts politiques

De nombreux sinistré·es s’estiment satisfait·es de la gestion postinondations par le gouvernement et reconnaissent les efforts fournis en termes de soutien aux victimes, compte tenu de l’ampleur et de la soudaineté des évènements. Toutefois, des émotions négatives telles que la frustration, la trahison et la rancœur se sont développées à l’égard des politiques au fur et à mesure de la reconstruction, notamment en raison du mécontentement lié aux plans de réaménagement du territoire, à l’allocation des aides ou encore à la lenteur des administrations. Beaucoup pointent d’ailleurs du doigt la gestion des barrages publics d’Eupen et de la Gileppe comme étant responsable de la gravité des inondations dans la province, attribuant même leur ampleur à une erreur humaine. «Comment est-ce possible de laisser aller jusque-là? Comment ont-ils pu croire que ça n’allait pas mal se passer? Comment est-ce qu’on a pu croire qu’en relâchant autant, ça n’allait pas être... Je vous dis, la vague, c’était quelque chose.» Même si les données officielles révèlent que l’intensité des inondations est le résultat de plusieurs facteurs combinés, et non uniquement d’une mauvaise gestion des infrastructures 3, le manque de transparence et les incertitudes entourant cette gestion ont alimenté la colère des victimes, contribuant à une érosion significative de la confiance des citoyen·nes envers les autorités. «Tant que les politiciens ne comprendront pas qu’on en a marre de leurs magouilles et que le peuple, il est là, moi jusqu’à ma mort, j’aurai de la rancœur contre tous ces gens-là, c’est sûr. (...)Je n’ai plus aucune confiance en la justice et en la politique. Leurs priorités sont ailleurs.»

«Comment est-ce possible de laisser aller jusque-là? Comment ont-ils pu croire que ça n’allait pas mal se passer? Comment est-ce qu’on a pu croire qu’en relâchant autant, ça n’allait pas être... Je vous dis, la vague, c’était quelque chose.»

Cependant, la colère des sinistré·es ne se concentre pas exclusivement sur le gouvernement. De nombreuses personnes critiquent également les lacunes des compagnies d’assurances accusées de ne pas tenir leurs engagements et de ne pas avoir fourni suffisamment d’informations pour venir en aide à leurs client·es. Plus largement, la colère et la détresse ont été exacerbées lorsque les sinistré·es ont vécu des injustices, que ce soit au niveau des aides financières ou des abus subis par d’autres entités, comme la malhonnêteté de certains entrepreneurs et la hausse des prix de leurs devis, le manque de clémence de certains propriétaires pour leurs locataires sinistré·es, l’absence de compréhension de certains employeur·ses, etc.

Ces impacts psychologiques, politiques et socioéconomiques constituent une partie des éléments saillants récoltés au cours de cette recherche. Bien qu’il en existe de nombreux autres, il est important de souligner que ces impacts sont interconnectés et systémiques. Afin de mieux comprendre la réalité à long terme des impacts des inondations de 2021, ces connexions doivent être considérées ensemble pour mieux appréhender leur émergence et leur évolution, mais aussi pour adapter les prises de décisions politiques aux attentes et aux besoins des personnes sinistrées.

Conscientisation aux risques

Aujourd’hui encore, les inondations et les dégâts qu’elles ont engendrés demeurent présents dans la vie quotidienne de nombreux sinistré·es. Il est cependant notable que, bien qu’elles aient profondément marqué les victimes, ces inondations n’ont pas eu le même effet sur les perceptions des personnes non concernées par ces évènements. En effet, cette recherche met en lumière que pour les personnes n’ayant pas été directement confrontées aux inondations, il n’est pas évident de prendre conscience de l’ampleur et de la gravité qu’elles ont entrainées. Cela met en évidence qu’avec le temps, au-delà des graves conséquences des évènements de juillet 2021, leur souvenir s’est estompé dans la mémoire collective globale, ce qui révèle un défaut de conscientisation de la part des autorités en termes de prévention.

Cette situation est préoccupante, car elle montre que de futures inondations, pouvant potentiellement toucher d’autres zones en Belgique, ne sont pas suffisamment prises au sérieux sur le plan individuel, malgré l’expérience de 2021. En dépit des initiatives entreprises par l’État et d’autres acteurs en ce qui concerne la postvention–dispositifs mis en place pour faire face à de potentielles futures crises et permettre leur meilleure gestion–et la reconstruction durable des territoires touchés, la sensibilisation de la population aux risques et aux impacts des inondations futures ne semble pas faire l’objet de mesures suffisantes, ou du moins, efficaces.

Pistes de réflexion

Face à ces évènements, le gouvernement a tout de même établi de nombreuses mesures pour renforcer la résilience des zones touchées compte tenu des enjeux climatiques. Néanmoins, l’aspect social se révèle moins considéré dans ces décisions. Or, allier les questions environnementales et sociales s’avère être une approche efficace pour renforcer à la fois la résilience des communes tout en réduisant la vulnérabilité sociale de leurs habitant·es. À l’inverse, exclure les populations précaires des enjeux politiques ne ferait qu’accroitre les inégalités et les injustices auxquelles elles font face, tout en aggravant leur pauvreté et leurs conditions d’existence.

Il est donc essentiel d’intégrer pleinement ces questions dans le débat politique et de sensibiliser et impliquer davantage la population aux risques de futures inondations, afin de mieux comprendre ses besoins et ses doléances, mais également pour la conscientiser à la réalité environnementale actuelle. Parallèlement, il est nécessaire de restaurer la confiance des sinistré·es vis-à-vis des politiques belges, dans le but de favoriser l’engagement citoyen et de promouvoir une participation active des individus dans les processus décisionnels. Ces mesures permettraient d’aboutir à des plans d’action plus inclusifs des minorités sociales et des enjeux environnementaux.

Le souvenir des inondations s’est estompé dans la mémoire collective globale, ce qui révèle un défaut de conscientisation de la part des autorités en termes de prévention.

Au vu des prédictions qui affirment que de nouvelles inondations similaires à 2021 sont envisageables, nos sociétés doivent aujourd’hui apprendre à vivre avec le changement climatique, tout comme les sinistré·es de l’inondation étudiée doivent apprendre à vivre avec la Vesdre, puisque personne n’a de maitrise sur son imprévisibilité. Pour cela, il faut régler les problèmes à la racine, comprendre les impacts et les risques, afin que de nouvelles solutions puissent voir le jour; l’objectif étant d’éviter la mise en place de mesures palliatives qui ne seraient efficaces qu’à court et moyen termes.

Le cas de la Vallée de la Vesdre n’est pas isolé, puisque de nombreuses régions aux contextes similaires sont touchées par des inondations ou d’autres évènements climatiques de grande ampleur. Le réchauffement climatique amplifie ces évènements et toute la Belgique devient, au fil des années, sujette à ces risques, à mesure que le taux d’urbanisation du pays, déjà élevé, continue de croitre. Ainsi, prendre des décisions uniquement sur base du cas de la Vallée de la Vesdre n’est pas suffisant pour le long terme. Il est important de garder des traces des inondations de juillet 2021 et d’en tirer parti et enseignements pour les évènements à venir qui auront un impact à plus large échelle. Il importe surtout de prendre en considération l’aspect systémique des inondations, car elles concernent des enjeux à la fois sociaux, politiques, économiques et territoriaux qui touchent l’ensemble du pays. #

  1. La résilience est la capacité d’une personne, d’une communauté ou d’un système à s’adapter aux difficultés, à surmonter les épreuves et à rebondir après un choc ou un traumatisme
  2. S. ZAHRAN, S.D. BRODY, W. G. PEACOCK, A. VEDLITZ, H. GROVER, « Social vulnerability and the natural and built environment: A model of flood casualties », Disasters, vol 32 , n°4, mai 2008, pp. 537-560.
  3. Voir à ce sujet le documentaire Après la pluie, réalisé par Quentin Noirfalisse et Jérémy Parotte (Dancing Dog Production, Les Films de la Passerelle & Amerigo Park, juin 2024).

 

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