Trois ans après sa mise en place, la coalition fédérale allemande dirigée par le social démocrate Olaf Scholz chancèle. Austérité, «German vote», défense des intérêts industriels et financiers influencés par de puissants lobbies... En raison de l’impact de la politique allemande dans d’autres pays, les critiques se font de plus en plus vives, tant en Europe qu’ailleurs dans le monde.
Thomas MIESSEN, ACV-CSCi Europe Desk et Christoph BRÜLL, Assistant professeur au Luxembourg Centre for Contemporary andDigital History (C²DH)
Le texte du contrat de coalition signé entre les sociodémocrates d’Olaf Scholz, les Verts et les libéraux il y a trois ans, était pourtant porteur de nombreuses promesses. Il visait à instaurer une politique résolument proeuropéenne, sous le slogan «Oser plus de progrès – alliance pour la liberté, la justice et le développement durable ». Les leadeurs des trois grands partis avaient endossé les responsablités gouvernementales principales, Olaf Scholz (SPD, Social-démocratie) en devenant chancelier, Christian Lindner (FDP, libéral-démocrate) ministre des finances et Robert Habeck (L’Alliance 90/Les Verts) ministre de l’économie. Déjà à l’époque, des économistes tels que Joseph Stiglitz et Adam Tooze mettaient cependant en garde contre des effets potentiellement néfastes du programme de politiques de finances de Lindner pour la démocratie européenne, le qualifiant d’« antédiluvien ». Et de souligner que sa politique économique – qu’il s’agisse du frein à l’endettement ou des règles budgétaires pour l’Europe – « reposait sur une accumulation de clichés conservateurs datant d’une époque révolue, celle des années 1990 » 1. Depuis 2021, de nombreux éléments confirment les prédictions de Stiglitz et Tooze.
Outre les réserves sur les dépenses, le gouvernement allemand se montre également extrêmement réticent à soutenir les propositions de nouvelles recettes, que ce soit par la taxation internationale ou européenne.
Asphyxie programmée
Comparés aux États-Unis, les indicateurs économiques allemands sont très préoccupants et sa situation économique exerce une pression négative sur les économies voisines. Contrairement aux initiatives d’investissement du début des années 2010 ou à l’actuel IRA– loi américaine de réduction de l’inflation – l’Allemagne n’a pas lancé de nouvelle initiative d’envergure, ni pour elle-même, ni en incitant l’Europe à le faire. Cette situation est aggravée par de nouvelles règles budgétaires européennes entrées en vigueur depuis 2024 2. Christian Lindner, avec l’accord de ses partenaires de coalition, a poussé ces règles dans une direction très restrictive. Selon les estimations de la Confédération européenne des Syndicats (CES) 3, les coupes budgétaires engendrées par ces nouvelles règles européennes – qui imposeront des limites en matière de dette et de déficit – représenteraient 100 milliards d’euros rien que pour 2025, affectant particulièrement les pays ayant un déficit de plus de 3 % et une dette de plus de 60 % du PIB. Cela impactera les objectifs sociaux et écologiques de l’Union, notamment ceux mentionnés dans l’accord de Paris en matière de climat, devenant inatteignables pour la plupart des pays, dont l’Allemagne.
Non aux dettes communes
Mi-septembre, Mario Draghi remettait son rapport sur la compétitivité de l’Europe. L’ancien président de la Banque centrale européenne y prédit une lente agonie pour l’Europe si elle ne réalise pas de larges investissements – sur fonds publics et de façon commune entre États membres – indispensables à la relance de l’innovation. Il n’a fallu que quelques heures à Christian Lindner pour afficher son opposition à cette proposition de contracter des dettes communes. « Les emprunts communs de l’UE ne résoudront pas les problèmes structurels: les entreprises ne manquent pas de subventions », écrit-il sur X. « Elles [les entreprises] sont entravées par la bureaucratie et une économie planifiée. Et elles ont du mal à accéder aux capitaux privés. Nous devons y travailler. » Une position qui a fait grincer des dents au sein de sa coalition, mais aussi dans les rangs des partenaires européens. Outre les réserves sur les dépenses, le gouvernement allemand se montre également extrêmement réticent à soutenir les propositions de nouvelles recettes, que ce soit par la taxation internationale ou européenne. La proposition de taxation des grandes fortunes mise en avant par la présidence brésilienne du G20 avait été accueillie favorablement par des pays du Sud en juillet 2024, mais a reçu un accueil froid de la part des USA et de l’Allemagne 4.
Concernant la taxation des transactions financières, Olaf Scholz avait déjà joué un rôle néfaste et controversé quand il était ministre des Finances dans le dernier gouvernement Merkel. Aujourd’hui, alors que l’austérité touche lourdement la population en Allemagne, le gouvernement refuse de s’engager dans une lutte plus substantielle contre la fraude et l’évasion fiscale 5.
En plus de poser la question de la justice sociale dans un contexte d’austérité, cet argument de la simplification administrative, souvent avancé par les milieux patronaux, tend à présenter l’action des pouvoirs publics comme négative.
Simplification administrative
En septembre 2024, l’ONG « Finanzwende » révélait dans une vidéo publiée sur X qu’« une nouvelle loi pourrait bientôt faire disparaitre à jamais 28,5 milliards d’euros issus des opérations d’optimisation fiscale CumCum ». « De très nombreux auteurs d’infractions au CumCum pourraient s’en tirer à bon compte », dénonce dans cette vidéo Anne Brorhilker. Procureure allemande qui avait lancé les perquisitions de grandes banques dans l’enquête des CumEx, elle a démissionné en réaction à l’indulgence politique à l’égard de ces grandes banques et a rejoint cette ONG de surveillance du secteur financier. Les transactions CumEx et CumCum sont des opérations illégales 6 dans le cadre desquelles l’État a été trompé en remboursant plusieurs fois un impôt payé une seule fois. L’État allemand est le principal lésé par ce mécanisme que les médias qualifient du plus grand vol fiscal de son histoire.
Les conséquences sont également dramatiques ailleurs en Europe avec un impact financier qui pourrait se chiffrer à 140 milliards d’euros. Fait particulièrement sensible, le nom d’Olaf Scholz est lié à ce scandale financier. Comme bourgmestre d’Hambourg, il est soupçonné d’interférence politique en faveur de la banque Warburg impliquée dans ces transactions illégales. L’administration des finances d’Hambourg avait renoncé à réclamer des millions à la banque sans que les raisons de cette manœuvre soient clarifiées. Interrogé par une commission d’enquête, Scholz avançait en septembre 2023 ne plus se souvenir de ces échanges avec la direction de la banque 7. La loi à laquelle fait référence l’ONG est une loi d’«allègement de la bureaucratie» proposée par la coalition Ampel (a coalition feu tricolore, littéralement). En plus de poser la question de la justice sociale dans un contexte d’austérité, cet argument de la simplification administrative, souvent avancé par les milieux patronaux, tend à présenter l’action des pouvoirs publics comme négative.
Le « German Vote »
Le gouvernement Scholz semble de plus en plus imprégné par ce discours. En juin 2024, même le ministre vert de l’Économie avait publiquement envisagé, au nom de la simplification administrative, le retrait de la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité dans la loi allemande.
Il avait finalement retiré cette proposition qui avait suscité la colère de sa base et de la société civile. Il s’agit là d’un des derniers épisodes lors desquels des politiques allemands ont plaidé pour la réduction de la charge administrative en visant in fine la politique sociale et environnementale. À chaque fois qu’il y a eu abstention 8 ou opposition de la part de l’Allemagne au Conseil de l’Union européenne dans des dossiers tels que la loi européenne sur la chaine d’approvisionnement, les limites de CO2 pour les flottes de camions, le règlement européen sur le travail de plateforme, le règlement européen sur les emballages, l’AI Act et la directive européenne sur les bâtiments, le compromis européen est mis en péril, abimant ainsi la crédibilité de l’Allemagne. Les partenaires européens ont même récemment qualifié ce phénomène de «German Vote »9, symptomatique des dossiers défendus et portés par des politiques progressistes allemands, mais freinés in fine au Conseil européen par un partenaire libéral particulièrement attentif aux intérêts de l’industrie, tout comme une grande partie de l’opposition chrétienne-démocrate. L’abstention lors des votes en a été le plus souvent la conséquence directe.
Ces dernières années, l’approche allemande au Conseil a également irrité alliés et adversaires en raison de son manque de fiabilité notamment pendant la crise énergétique. Bien que tous les acteurs reconnaissent les défis particuliers de l’Allemagne en matière de transition, le manque de concertation avec les partenaires européens et la volonté de faire cavalier seul avec des aides d’État a suscité de vives tensions.
Les intérêts industriels d’abord
Un autre point de friction est le focus sur les intérêts étroits de l’industrie, notamment chimique et pharmaceutique. La priorité accordée par l’Allemagne à la défense des droits de propriété intellectuelle en cas de pandémie, au détriment du droit à la santé, continue d’indigner la société civile internationale 10. Les négociations pour un Traité international sur les pandémies sont toujours en cours, opposant une vision d’une santé publique défendue par les pays du Sud et la Fédération internationale des Syndicats des Services publics et une vision marchande de la santé, agressivement défendue par l’UE notamment sous impulsion allemande 11. Les industries pharmaceutique et chimique font également du lobbying intensif auprès des institutions européennes contre le Green Deal. C’est notamment sous leur impulsion que de nombreuses initiatives ont été bloquées ces trois dernières années. L’Observatoire européen des entreprises a remis récemment en évidence le rôle clé de Bayer-Monsanto parmi les «gros pollueurs» sur tout le continent: de la promotion du glyphosate et des nouveaux OGM à l’affirmation que son modèle agricole est «intelligent sur le plan climatique». Selon l’Observatoire, «le modus opérandi général de l’entreprise consiste à s’acoquiner avec différents régimes politiques ou à générer soigneusement des pressions politiques pour faire passer ses produits et son modèle monopolistique, en utilisant le pouvoir de marché, la taille, les actifs financiers et le lobbying comme outils clés» 12. Signe d’espoir, le Parlement européen a voté à deux reprises contre l’exportation de pesticides déjà interdits en Europe en septembre 2024, refusant de servir des intérêts financiers les plus étroits.
Changement de cap urgent
«Plus que 3% d’approbation pour la Ampel», titrait le quotidien allemand Der Spiegel à la mi-septembre 2024 sur base d’un récent sondage de la Frankfurter Allgemeine Zeitung et Allensbach, indiquant le taux d’impopularité le plus bas de l’Ampel. Pour le cabinet Scholz, il ne reste plus qu’un an avant les prochaines élections fédérales. Un changement de cap est impératif et urgent. Le monde a tout sauf besoin d’un deuxième «Hungerkanzler» 13. Comme le relève une étude menée sur le cout politique de l’austérité sur base des résultats de 200 élections en Europe : «Les consolidations fiscales entrainent une augmentation significative de la part de voix des partis extrêmes, une baisse de la participation électorale et une augmentation de la fragmentation politique. (...) Les récessions induites par l’austérité amplifient considérablement les couts politiques des ralentissements économiques en augmentant la méfiance à l’égard de l’environnement politique» 14. #
1. J.STIGLITZ, A.TOOZE, «It Would be a Mistake to Grant Him His Wish », 27 octobre 2021, disponible en ligne: https:// www.zeit.de/politik/ deutschland/2021-10/ christian-lindner-finance-minister-traffic-light-coalitionkoalition-critics-englisch
2. Lire: P.FELTESSE et L.LAMBERT, « Nouvelles règles budgétaires européennes: conséquences et analyse critique», Démocratie, septembre 2024.
3. Étude commanditée par la CES auprès de la Fondation pour une nouvelle économie, disponible sur https://www. etuc.org/fr/pressrelease/study-social-cost-auste-rity-rules
4. J. ROBIN, « US, Germany key holdouts as G20 nations push for a plan to tax world’s billionaires», International Consortium of Investigativ Journalism, 31juillet 2024, disponible en ligne: www. icij.org https://www.icij.org/ news/2024/07/us-germanykey-holdouts-as-g20-nationspush-for-a-plan-to-taxworlds-billionaires/
5. https://x.com/ acv_csc_europe/status/1526927266416144385
6. Il s’agit d’opérations illégales d’achat et de revente d’actions autour du jour de versement du dividende, pour revendiquer plusieurs fois le même crédit d’impôt sur les bénéfices, sans que l’administration fiscale identifie le véritable prioritaire. Lire à ce sujet: «La procureure allemande des CumEx Files démissionne et dénonce le laisser-faire des autorités», L’Écho, 22avril 2024; «CumEx Files»: une enquête allemande, un scandale européen, Le Monde, 18octobre 2018. «“CumEx Files”: un pillage fiscal à 140 milliards d’euros, quatre banques françaises dans le viseur du fisc», Le Monde, 21octobre 2021.
7. https://www.deutschlandfunk.de/olaf-scholz-cumex-hamburg-warburg-banksteuern-47-millionen-100.html
8. https://www.bundestag. de/presse/hib/kurzmeldungen-998800
9. https://iep-berlin.de/ en/projects/future-of-european-integration/integration/integration-03-24/
10. La création du vaccin contre le Covid-19 de BioNTech/Pfizer est tristement célèbre non seulement pour son innovation scientifique, mais aussi pour sa défense acharnée des brevets.
11. https://publicservices. international/resources/ news/pandemic-treaty-- still-another-year-to-go- ?id=15327&lang=en
12. https://corporateeurope.org/en/2024/09/ bayers-toxic-trails
13. Nom donné au chancelier Heinrich Brüning dont les politiques d’austérité qu’il a menées au début des années1930 ont aggravé le marasme économique et augmenté le chômage. Lire S. ETTMEIR et A. KRIWOLUZKY, « Brüning’s austerity policies of the early 1930s intensified the economic slump and increased unemployment», DIW Weekly Report, 24/25/2022, pp.163-168, disponible en ligne: https://www.diw.de
14. R.D. GABRIEL,M. KLEIN, et A.S. PESSOA, «The Political Costs of Austerity», juillet 2022, disponible en ligne: http://dx.doi.org/10.2139/ ssrn.4160971