La question de « que faire des hommes violents » résonne de plus en plus au sein des mouvements féministes. Elle est une suite logique au mouvement #Metoo et aux nombreuses impasses et limites du système judiciaire face aux violences faites aux femmes. Pour répondre à cette question de « que faire d’eux ? », des alternatives et des pistes de réflexion existent, notamment celles offertes par la justice transformatrice 1.
La justice transformatrice désigne un processus collectif qui se déroule en dehors du système judiciaire et qui vise à prendre en charge les violences interpersonnelles en agissant pour réparer la victime, tout en responsabilisant l’auteur. En plus de ces deux personnes, le processus prend aussi en compte la communauté – c’est-à-dire les personnes proches de l’auteur et de la victime – et vise ainsi également une transformation sociétale.
Pour bien comprendre ce processus, il est nécessaire de revenir sur son contexte d’émergence. La justice transformatrice a été conceptualisée à la fin des années 1990, début des années 2000 par la criminologue critique et abolitionniste pénale* (voir lexique) Ruth Morris 2. Morris conceptualise cette manière alternative de faire justice à partir de ses critiques envers la justice restauratrice* – qui ne développe pas, selon elle, une approche assez globale de la criminalité – ainsi qu’envers le système pénal. Afin d’imaginer des alternatives possibles à ce système, elle s’inspire de pratiques mises en place au sein de différentes communautés opprimées comme certaines populations autochtones ou afro-américaines qui, en raison de leur non-accès au système judiciaire, notamment, ont développé des méthodes pour lutter contre les violences intracommunautaires 3.
Une justice à plusieurs niveaux
À partir de ces critiques et pratiques se dessine la justice transformatrice. La justice transformatrice a pour point de départ la victime et ses besoins qui sont le moteur du processus. En plus de cette prise en charge de la victime, un travail est également effectué dans le but de transformer l’auteur des violences ainsi que les cadres, communautaires et sociétaux, dans lesquels elles émergent. En effet, pour les personnes qui pratiquent ces processus, il apparait assez limitant de punir une personne pour un crime, sans prendre en compte les conditions qui poussent à la création de tels crimes. Dans le cadre des violences faites aux femmes, pointer du doigt quelques hommes comme uniques responsables, cela empêche de voir « comment nous contribuons aux conditions qui permettent à la violence de se produire » 4. Ce « nous » s’applique aux communautés, mais également aux différentes institutions qui structurent notre société. Il serait incomplet de tenter de transformer un individu et puis de le renvoyer dans une société qui lui dit « tu peux te permettre de faire ça ». La transformation visée concerne donc également les conditions qui produisent, tolèrent ou permettent ces comportements, tant au niveau de la communauté qu’au niveau sociétal.
Notons qu’en ce qui concerne la prise en compte de la communauté, si une réflexion est menée sur les conditions qui ont permis – voire encouragé – certains actes, la justice transformatrice envisage également que d’autres personnes que la victime aient pu être blessées par ces actes et suggère également leur guérison. Par exemple, dans le cadre de violences faites aux femmes, nous pouvons imaginer que les proches de l’auteur soient fortement peiné·es par les comportements de celui-ci.
La justice transformatrice se joue donc sur ces quatre niveaux : victime, auteur, communauté et société. Si nous pouvons mettre en avant ces quatre niveaux et objectifs, la justice transformatrice n’est cependant ni un dogme, ni un label, ni un guide précis. Ces processus peuvent être pratiqués au sein de milieux très divers, comme des organisations militantes, des groupes de travailleuses du sexe, des occupations de personnes sans papiers… et peuvent prendre des formes variées selon les situations et les individus en présence.
Dans les diverses formes que peuvent prendre les processus de justice transformatrice, nous retrouvons des méthodes similaires. Habituellement, ces processus fonctionnent à travers la mise en place de deux cercles : l’un de soutien autour de la victime, l’autre de responsabilisation autour de l’auteur. Le premier cercle prend en compte les besoins de la victime, ses envies, ses demandes et temporalités, ainsi que ses volontés de raconter (ou non), ses changements d’avis… et communique cela au deuxième groupe. Le deuxième groupe a pour objectif la responsabilisation de l’auteur via différents processus comme la confrontation, la possibilité pour les membres de la communauté d’exprimer leur mécontentement à l’auteur, l’apprentissage des différents mécanismes de la violence, des mécanismes du sexisme, des bases du consentement, etc. À la différence de la médiation*, victime et auteur ne sont pas poussé·es à se rencontrer et cette rencontre ne se réalisera que si la victime le désire et dans un cadre qui prend en compte les rapports de domination.
La place et les besoins des victimes au sein du système pénal
Comme nous l’avons vu, les besoins des victimes constituent le point de départ des processus de justice transformatrice et Ruth Morris a d’ailleurs écrit à ce sujet. Cette vision diffère radicalement de celle du système judiciaire qui ne prend pas en compte suffisamment ces besoins. En effet, le système pénal repose sur l’idée qu’un crime est commis non pas contre une personne, mais contre l’État. Les victimes peuvent s’y constituer en partie civile, ce qui implique des droits, mais aussi beaucoup d’obligations. Les victimes n’ont que peu de pouvoir une fois le crime énoncé : elles ne peuvent stopper le processus, se doivent de coopérer et n’ont pratiquement pas prise sur la peine prononcée. Dans cette logique, une fois qu’elle a porté plainte, il peut arriver qu’une victime soit embarquée dans un long processus judiciaire sans plus pouvoir s’en retirer. Bien que ce procédé retire à la victime le poids de regrouper elle-même témoins et preuves, celui-ci pose question sur la prise en compte correcte de leurs besoins, désirs, temporalités… Les victimes sont souvent considérées comme la « partie oubliée du système pénal ».
En plus de cette place réduite réservée aux victimes, les mouvements féministes et les mouvements antiracistes ont de nombreuses fois dénoncé et démontré le traitement catastrophique des femmes et des personnes issues de l’immigration au sein du système judiciaire. Ces mouvements accusent un système qui discrimine, abime et traite de manière inégale selon leur genre, leur race ou leur classe, les auteurs comme les victimes. Nous parlons même de victimisation secondaire* dans le cas des victimes, tant celles-ci peuvent être malmenées par le système judiciaire.
Ce système judiciaire reposant sur la punition pose également la question de son efficacité. Si nous prenons l’exemple des violences faites aux femmes, malgré leur plus grande prise en compte judiciaire, celles-ci n’ont pas baissé. De manière générale, la criminalité reste assez stable dans le temps, quel que soit l’arsenal judiciaire et policier développé. Si nous nous penchons en outre sur le cas de la prison, les chiffres de la récidive démontrent l’échec de celle-ci.
Nous sommes donc confronté·es à un système qui, en plus d’abimer, n’est pas efficace. Nous voyons donc que la justice transformatrice prend le parti quasiment opposé de ce qui est pratiqué au sein du système judiciaire. C’est pour contrer cette violence commise envers les victimes, ainsi qu’envers les populations les plus judiciarisées que Ruth Morris a conceptualisé la justice transformatrice. Loin de ces procédures ultra codées, froides, impersonnelles, elle développe une approche plus compréhensive et plus humaine qui accorde une importance primordiale aux victimes.
Inclusion et responsabilisation des auteurs
En plus de tenir compte des besoins des victimes, il est nécessaire d’ajouter que les attentes et sentiments de celles-ci peuvent varier selon leur relation avec l’auteur. En ce qui concerne les violences faites aux femmes, loin de l’image du viol dans une ruelle sombre, celles-ci ont principalement lieu dans le cadre du foyer. Les hommes qui violentent des femmes sont, bien souvent, un conjoint, un parent, un ami. Les violences touchant à l’intime, de nombreux sentiments, parfois contradictoires, prennent place chez les victimes. Ceux-ci varient et évoluent également dans le temps. Les victimes souhaitent bien souvent un changement de comportement de la part de l’auteur. Dans le cadre des violences conjugales, il est nécessaire de s’intéresser au sens que la victime donne à son histoire et de tenter de comprendre ce que cette histoire lui a apporté, sans la déposséder de celle-ci.
Au-delà de cette approche plus sensible, inclure l’auteur dans le but de transformer celui-ci a également une portée politique. En effet, sans que cela exclue la responsabilité de cet auteur, cette conception de la justice permet, on l’a vu, d’affirmer que les violences faites aux femmes ne relèvent pas uniquement de l’intime, mais qu’elles sont un problème sociétal. Les mouvements Metoo, Balance ton porc/folklore/bar… ont remis en lumière la « triste banalité » 5 de ces violences.
Petit à petit, nous nous rendons compte de l’ampleur des violences faites aux femmes et de l’ampleur du nombre d’hommes qui ont déjà commis de telles violences… Si nous suivons Gwenola Ricordeau, militante féministe et abolitionniste, entre 5 et 10 % des hommes ont déjà commis des violences sexuelles. Ce pourcentage nous semble bien bas en comparaison au chiffre des violences vécues : selon Amnesty international, près d’un·e Belge sur deux (et majoritairement des femmes) a été exposé·e à des violences sexuelles et 20 % des femmes ont subi un viol. Dans plus de 9 cas sur 10, l’auteur est un homme. Ces chiffres effrayants démontrent que le système pénal, et l’incarcération en particulier, n’offrent pas de solutions réalistes et réalisables à une problématique aussi globale et ancrée. Il est plus qu’urgent de prendre le problème à bras le corps, de trouver des solutions pragmatiques et qui ont un réel impact sur les comportements de ces hommes. Des solutions similaires sont déjà pratiquées par l’ASBL Praxis 6, il nous faut renforcer de telles initiatives et, en tant que féministes, revendiquer la prise en charge des auteurs de
violences.
Les réflexions amenées par la justice transformatrice nous permettent de dessiner un chemin vers une réelle prévention et vers une réelle transformation. Ils ouvrent à des questionnements plus larges sur « quel type de justice souhaite-t-on ? », mais aussi « quel type de société souhaite-t-on ? ».
Les limites de la justicetransformatrice
Si ces processus de justice transformatrice ouvrent à de nouveaux questionnements, à de nouvelles perspectives, ainsi qu’à de nouvelles manières d’appréhender les violences, ils comportent également de nombreuses limites.
En effet, à la lecture de ce qui précède, nous nous rendons compte que ces processus dépendent fortement de certaines conditions et des individus en présence. Une première limite concerne la communauté. Il est primordial que ces processus soient menés par des personnes qui ne renforcent ni les violences ni des visions sexistes. Or, nous sommes loin d’un monde où une majorité de personnes maitrise une grille de lecture féministe, est formée aux violences faites aux femmes et sait agir contre ces violences. Toutes les personnes qui pourraient vouloir faire appel à de tels processus de justice transformatrice n’ont pas forcément l’entourage qui le permet.
Cette limite nous conduit à une deuxième qui est celle de la participation de l’auteur. Celle-ci peut s’avérer compliquée, prend du temps et est également conditionnée à la pression – positive ou négative – exercée par la communauté. Les processus de justice transformatrice sont longs, impliquants, engageants et bouleversants. Les réactions de l’auteur peuvent rendre ce processus d’autant plus difficile ou décourageant.
Ce qui nous amène à notre troisième limite : ces processus sont principalement pensés et menés par des femmes. Comme partout, la division genrée du travail s’observe et les processus de justice transformatrice s’inscrivent dans un travail de soin pris en charge majoritairement par les femmes. En plus de vivre les violences, ce sont donc les femmes qui se chargent de les soigner et les guérir et qui se trouvent confrontées aux difficultés de ces processus.
Ces critiques ne sont pas sans solution, mais elles ne sont pas non plus exhaustives. Il nous semble nécessaire de garder en tête que la justice transformatrice n’offre pas de recette miracle pour régler la question des violences faites aux femmes. Nous pensons néanmoins que de tels processus ouvrent la voie à de vraies solutions, plus pragmatiques, moins punitives, moins abimantes et qui portent en elles la possibilité d’une réparation individuelle et d’une émancipation collective. #
Juliette Léonard, chargée de recherche en Éducation permanente, CVFE ASBL
© www.vecteezy.com
- Cet article résume une étude qui a été publiée en 2022 par le CVFE « Justice transformatrice et violences de genre. Inventer d’autres manières de rendre la justice ». Disponible en ligne sur www.cvfe.be.
2. Lire : G. RICORDEAU, N. CHRISTIE, L. HULSMAN, R. MORRIS, Crimes et peines. Penser l’abolitionnisme pénal, Grevis, coll. « Enquêtes politiques », 2021.
3. Voir à ce sujet le documentaire Hollow Water.
4. Citation du collectif américain CARA reprise par Gwenola Ricordeau, Pour elles toutes, Lux éditeur, 2019.
5. P. ROMITO, Un silence de mortes. La violence masculine occultée, Syllepse, Paris, 2006.
6. L’association Praxis, qui travaille en collaboration avec le CVFE, se charge d’aider « les auteur(e)s de violences conjugales et intrafamiliales et réalise un travail de responsabilisation en groupe ».
http://www.asblpraxis.be/