Julien Harnais FlickrLa fin du cycle de conflits dans la sous-région des Grands Lacs passera par une collaboration avec les pays concernés et leurs communautés, notamment les diasporas. Comment, à partir de relations brisées entre les communautés des différents pays de la sous-région, œuvrer à la guérison ? Éclairage sur le travail de réconciliation que mène, en Belgique, l’association Justice & Paix, avec des jeunes issu·es des diasporas burundaise, congolaise et rwandaise.

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Ces derniers mois, les conflits armés ont accaparé de plus en plus notre attention. Pour nous, Européen·nes, cette réalité semblait se conjuguer au passé, mais, avec la guerre en Ukraine, elle s’est révélée être une réelle problématique contemporaine. Pour d’autres régions dans le monde, les conflits armés se présentent comme une expérience quotidienne depuis bien longtemps. La sous-région des Grands Lacs (République démocratique du Congo, Burundi et Rwanda) en est un exemple. Depuis le génocide perpétré contre les Tutsis au Rwanda, la sous-région est déchirée par des cycles de conflits largement ignorés des médias et de la communauté internationale. Ces conflits se déroulent pour la grande majorité sur le territoire congolais, mais impliquent de nombreux acteurs, dont le Burundi et le Rwanda et également la communauté internationale. Malgré la présence de 20 000 Casques bleus des Nations unies depuis plus de 20 ans, les victimes se comptent par centaines de milliers, voire par millions et la culture de l’impunité alimente la perpétuation des massacres jusqu’à ce jour.
Il serait effectivement naïf de suggérer que les différentes communautés de la sous-région ont toujours vécu une cohabitation harmonieuse, et ce, même avant la colonisation belge. Néanmoins, une chose est certaine : ces conflits ont exacerbé les tensions communautaires dans une région où les relations intercommunautaires étaient déjà brisées et caractérisées par la peur, la défiance, la méfiance, l’animosité, la colère, voire la haine.
Comme si cette situation ne suffisait pas, les populations sont aussi sujettes à l’utilisation de discours et narratifs de haine, hostiles envers certaines communautés, émis de la part des autorités à des fins électorales. Cela a tendance à exacerber les tensions au sein des populations locales, mais aussi et surtout au sein des diasporas. En effet, selon plusieurs sources locales, il semble que cette rhétorique de haine et de division résonne beaucoup plus au sein des diasporas, qui sont bien plus connectées aux réseaux sociaux et donc proches des paroles et narratifs officiels. Les locaux, confrontés à une réalité beaucoup moins manichéenne que les discours et narratifs officiels, sont quant à eux moins impactés par ceux-ci. Ces tensions se manifestent donc avec virulence au niveau des diasporas conformément au phénomène d’importation des conflits.

Guérir les relations entre communautés

À Justice & Paix, nous avons pourtant réussi à créer un groupe de travail interdiasporique composé de jeunes de 20 à 30 ans, Belges et membres des diasporas rwandaise, burundaise et congolaise, avec également d’autres jeunes citoyen∙nes belges. Ce groupe constate et insiste sur le fait que la fin du cycle de conflits passera par une collaboration entre les pays concernés et leurs communautés, notamment les diasporas. Pourtant, une difficulté majeure réside justement dans les relations brisées entre les communautés des différents pays de la sous-région. Dans un premier temps, il s’agit donc pour nous d’œuvrer à la guérison de ces relations entre communautés et individus depuis la Belgique, focalisant ainsi notre travail sur les diasporas. Comment pouvons-nous y contribuer à notre niveau ? Voilà donc la question qui va fonder notre propos dans cette analyse.
Pour répondre à ce défi majeur qui se présente à la fin des cycles de conflit, nous avons fait appel à un concept crucial : la réconciliation. Björn Krondorfer, docteur en étude comparative des cultures à l’Université d’Arizona, définit la réconciliation comme « une idée autant qu’une pratique qui vise la guérison individuelle et collective dans des situations où des torts qui semblent irréversibles ont laissé les gens dans une relation brisée caractérisée par la peur, la défiance et la colère » 1. Par cette définition, il nous amène à considérer la réconciliation non seulement comme un résultat à atteindre (une idée), mais également comme un processus à entreprendre (une pratique). Les deux sont liés, car pour atteindre le résultat, il nous faut passer par le processus. Concernant le résultat, nous rappelons la définition mentionnée ci-dessus qui pointe vers la guérison des relations ou en d’autres mots, « la formation ou restauration d’une réelle relation de paix entre [des groupes de la] société[s] qui ont été impliqués dans un conflit insoluble, après la résolution formelle de ce conflit » 2. En ce qui concerne le processus, les spécialistes identifient généralement trois phases qui peuvent être liées aux étapes de la résolution d’un conflit, c’est-à-dire : l’accord de fin de conflit ; la coexistence ; la période d’instauration de la paix où le processus arrive à transcender les divisions du passé entre les groupes 3.
Par ailleurs, il existe trois approches complémentaires dans la manière de concevoir la réconciliation : les approches structurelle, psychosociale et spirituelle, comme présentées par l’experte des questions de réconciliation, Valérie Rosoux 4. Pour atteindre notre objectif, nous sommes convaincus qu’il est crucial de se saisir de ses trois approches différentes mais complémentaires afin d’expérimenter un processus de réconciliation holistique en groupe tout en le promouvant auprès du grand public. Étant basée sur les intérêts réciproques des États et des parties, l’approche structurelle travaille sur des mécanismes politiques et sociaux et se traduit par la mise en place de mécanismes institutionnels et structurels communs visant à réduire le sentiment de menace, à prévenir tout désaccord et à augmenter le sentiment de sécurité. Selon nous, cette approche correspond à l’expertise de Justice & Paix et peut donc être traitée par nos permanent∙es. Cependant, lorsqu’il s’agit de l’approche psychosociale ou de l’approche spirituelle, celles-ci nécessitent des interventions externes.

Ces conflits ont exacerbé les tensions communautaires dans une région où les relations intercommunautaires étaient déjà brisées et caractérisées par la peur, la défiance, la méfiance, l’animosité, la colère, voire la haine.


Dans notre travail de recherche, deux méthodologies se sont révélées pertinentes pour aborder la réconciliation selon les deux dernières approches précitées et pour renforcer notre processus. Premièrement, il s’agit de la méthodologie appelée Shapership 5. En tant qu’approche psychosociale, celle-ci permet de travailler sur notre émotionnel, sur les stéréotypes, les croyances et les préjugés de chaque partie. À travers cette méthodologie, nous souhaitons viser plus loin que la simple coexistence des communautés et individus. Nous recherchons des changements de mentalités et la construction d’un nouvel horizon commun. Deuxièmement, il s’agit de la méthodologie de la Bonne Puissance 6. Nous l’avons identifiée comme une approche spirituelle, car cette dernière allie la compréhension à la (re)création d’une relation entre personnes, via la justice et le pardon. Elle fait appel aux traditions locales et aux croyances personnelles. Il s’agit d’une démarche très ambitieuse, difficile à mener. Elle permet d’aboutir à la réhabilitation des un·es et des autres et de dépasser la perception des un·es comme seulement auteur∙es de crimes et des autres comme seulement survivant∙es de crimes, pour nous appréhender tou∙tes en tant qu’humanité. On peut citer comme exemple Desmond Tutu, en Afrique du Sud, qui a défendu cette approche spirituelle via son engagement.

Le temps long de la réconciliation

La réconciliation est un (long) processus qui demande un travail intentionnel de toutes les parties prenantes, notamment les pouvoirs publics. Nous devons donc nous y engager, mais même si nous le faisons, elle prend du temps, beaucoup de temps. La littérature scientifique en parle comme d’un « processus » et elle insiste beaucoup sur ce terme pour mettre en exergue l’élément de temporalité, à savoir qu’on ne parvient pas à la réconciliation en un claquement de doigts ou en quelques mois ou années. En effet, elle requiert un travail sur du long terme (on parle de temporalité générationnelle). Voilà pourquoi les jeunes (qui n’ont pas directement connu les conflits) peuvent jouer un rôle très important dans le processus de réconciliation. S’il faut du temps certes, le temps seul ne portera pas de résultat probant. Il doit également y avoir une volonté et des initiatives financièrement soutenues qui se mettent en place (« une intentionnalité »). Voilà pourquoi nous avons mis en place ce groupe interdiasporique, considéré comme un safe space (espace sûr, sécurisé et sécurisant) où nous pouvons dialoguer et réfléchir à comment expérimenter et promouvoir efficacement une véritable réconciliation.

Un enjeu commun

Alors, pourquoi devrait-on s’en préoccuper en Belgique ? Pour commencer, on ne peut correctement aborder les problématiques modernes telles que les traumatismes de longue durée et les tensions toujours présentes dans la sous-région des Grands Lacs, sans prendre en considération notre passé commun. En 2024, le Royaume de Belgique reste intimement lié aux pays de la sous-région des Grands Lacs. Ces liens devraient être évidents pour tout le monde dans la mesure où la période qui les lie, à savoir la période coloniale, constitue plus de 30 % du nombre d’années d’existence de la Belgique pour la RDC et plus de 20 % pour le Burundi et le Rwanda. Ces liens, encore profondément affectés par la colonisation, ont historiquement engendré des privilèges et des avantages pour la métropole, mais aussi, des conséquences et des responsabilités. À titre d’exemple, cette année, le monde entier a commémoré les 30 ans d’un des événements les plus brutaux de l’histoire de l’humanité, à savoir le génocide perpétré contre les Tutsis au Rwanda. Cet événement constitue l’une des conséquences des politiques coloniales qui ont causé la déstructuration des sociétés, notamment par la production d’identité ethnique et par l’introduction des problématiques de frontières. Bien souvent, cet épisode sinistre est abordé en omettant de souligner qu’il fonde en grande partie la situation actuelle de la sous-région, caractérisée par une déstabilisation politique, avec des conflits armés incessants qui font terriblement souffrir les populations locales et ont déchiré profondément le tissu social. La Belgique a donc une part de responsabilité dans la situation actuelle de la sous-région des Grands Lacs.
Par conséquent, il est tout à fait pertinent pour des Belges, particulièrement membres des diasporas burundaise, rwandaise et congolaise, de chercher à contribuer à la guérison de ces relations entre communautés et individus en se fondant sur des méthodologies et approches reconnues. Dans cette optique, notre groupe de travail souhaite contribuer activement à la fin du cycle de violence dans la sous-région des Grands Lacs. L’impact recherché à moyen et long terme est de générer des retombées positives via les diasporas sur la sous-région des Grands Lacs, en raison des interactions entre les deux. Autrement dit, étant donné les relations étroites entre ce qui se passe ici au sein des diasporas des Grands Lacs et là-bas dans la sous-région, nous pensons qu’en travaillant activement et correctement à la réconciliation au sein des diasporas, nous pouvons contribuer à la fin des cycles de conflits dans la sous-région. Ce travail actif et correct passe par une approche sur le long terme.
Par ailleurs, nous pensons que ce travail doit être accompagné d’une communication active sous différentes formes vers le grand public afin de relayer ce processus et d’encourager ce grand public, en particulier les membres des diasporas des pays des Grands Lacs, à s’engager activement dans ce type de travail inclusif. Nous sommes convaincus que ceux-ci contribueront non seulement à la guérison des relations brisées entre les communautés des Grands Lacs, mais également à la lutte contre l’importation des conflits d’une sous-région fort liée à la Belgique et ses citoyen∙nes. Notre démarche vise également, dans sa finalité et à travers son processus, à promouvoir l’expression des minorités culturelles et la participation à la vie sociale et politique belge.
D’aucuns pourraient nous taxer d’être aveuglé∙e par un certain idéalisme, mais précisément, dans un monde où le réalisme nous pousse bien souvent à nous entretuer, n’aurions-nous pas besoin de plus de doses d’un idéalisme en action comme ici ? En tout cas, nous y croyons et nous vous y invitons. #

Emmanuel TSHIMANGA , Chargé d’animation et de plaidoyer,Commission Justice & Paix

© Julien Harnais / Flickr

 


1. K. BJÖRN, « Introduction. Social and political reconciliation », Reconciliation in global context: why it is needeed and how it works, 2018, pp.1-15.
2. B.-T. DANIEL, et al. « The Nature of Reconciliation as an Outcome and as a Process », From Conflict Resolution to Reconciliation, 2004, p.14.
3. À noter que cette dernière phase n’est pas toujours possible. Pour approfondir cette partie, lire : S. VAN DE PUTTE, Comment gérer les crimes du passé après une guerre civile ? Du silence de l’État à la sollicitation des esprits au Mozambique de 1992 à nos jours, Faculté des sciences économiques, sociales, politiques et de communication, Université catholique de Louvain, 2019.
4. V. ROSOUX, « Reconciliation as a Peace-Building Process: Scope and Limits », The Sage Handbook of Conflict Resolution, 2008, pp. 543-563.
5. Il s’agit d’un concept développé par Aline Frankfort et Jean-Louis Baudoin, travaillant un changement de perception des conflits pour dépasser les oppositions binaires et construire un avenir au-delà de ce qui existe actuellement. Pour plus d’informations, consultez : https://www.shapership.com/fr/fr-shapership/fr-home-shapership
6. Il s’agit d’une théopraxie (théorie et pratique) développée par Laurien Ntezimana. À travers le travail de l’Association Modeste et Innocent (AMI), celle-ci est activement utilisée au sein du Rwanda pour un travail de réconciliation ethnique entre Hutus et Tutsis et est en cours de développement au sein de la sous-région des Grands Lacs pour un travail de réconciliation entre Rwandais∙es, Congolais∙es et Burundais∙es. Voir
L. NTEZIMANA, « De la bonne puissance pour une démocratie plus authentique au coeur des grands lacs africains », Éthique & société, 2015, vol. 11, pp. 249-273.

 

 

 


 

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