Tout juste inscrit dans la Constitution en France, le droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) reste entravé et menacé dans plusieurs pays d’Europe et du monde. En Belgique, l’avortement n’est toujours pas dépénalisé totalement et l’allongement du délai de 12 à 18 semaines a fait l’objet d’un blocage sous cette législature. Éclairage avec Justine Bolssens, juriste et chargée de missions au CAL.
Dans une carte blanche publiée en avril, la plateforme Abortion Right, organisation dédiée à la défense du droit à l’avortement, souligne qu’« un an après le rapport des expert·es qui, unanimement, ont recommandé d’améliorer les conditions d’accès à l’IVG, rien n’a changé » en Belgique. Comment expliquer ce blocage ?
Avant d’aborder la situation sous cette dernière législature, revenons d’abord à 1990, année du vote de la loi qui rend possible l’IVG mais la maintient dans le Code pénal. Ce retour historique est important pour se rendre compte qu’il y avait déjà, à cette époque, des propositions progressistes comme la demande d’un délai supérieur à 12 semaines. Cela nous permet aussi de voir qu’à chaque fois, les débats éthiques et les enjeux électoraux prennent le pas sur la liberté des femmes.
En 2018, il y a eu à nouveau un compromis politique autour du droit à l’IVG. L’état de détresse est supprimé. Notons que le Conseil d’État avait déjà établi en 1990 que ce concept était flou. La publicité – au sens de la sensibilisation – est autorisée. Enfin, le délit d’entrave – qui consiste à interdire, par exemple, des manifestations devant des plannings – est instauré. La loi oblige désormais aussi les médecins qui ne pratiquent pas l’IVG à référer la patiente vers un autre médecin. C’est parti du constat que des médecins qui utilisaient la clause de conscience pouvaient décourager des femmes qui voulaient avorter.
On en arrive au blocage actuel…
En 2019, huit partis – MR, SP.A (Vooruit aujourd’hui), Open Vld, Ecolo-Groen, PTB, DéFI et PS – soutiennent et amendent une proposition de loi du PS. Celle-ci propose d’allonger le délai à 18 semaines (il est aujourd’hui de 12 semaines), de réduire le temps de réflexion à 48 heures (contre 6 jours actuellement) et de dépénaliser totalement l’IVG. La proposition de loi est signée par une majorité parlementaire, mais, par une manoeuvre parlementaire, la N-VA, le CD&V, les Engagés et le Vlaams Belang renvoient le texte à quatre reprises au Conseil d’État. En fait, c’est surtout le CD&V qui est à la manoeuvre dans ce blocage. Il a vraiment voulu conditionner la constitution du gouvernement par des concessions sur le droit à l’avortement et la mise au frigo du dossier. La déclaration gouvernementale prévoit de « rediscuter le texte en commission après une étude et une évaluation de la pratique et de la législation par un comité scientifique multidisciplinaire indépendant ».
En avril 2023, le comité composé de 35 expert ·es multidisciplinaires en charge d’étudier et d’évaluer la pratique et la législation de l’IVG a livré ses recommandations. Juste avant que le rapport ne sorte, le parti chrétien flamand se montre d’accord « jusqu’à 14 semaines », justifiant cette limite par « des douleurs au foetus à partir de cette période », ce qui constitue une note de bas de page du rapport. Sammy Mahdi l’a d’ailleurs encore répété dans la presse récemment : « Son parti ne souhaitera pas évoquer l’avortement au-delà de 14 semaines. »
Peut-on donc dire que les femmes sont des variables d’ajustement du gouvernement ?
Complètement. On peut aussi dire qu’il s’agit d’un point essentiel du CD&V qui craint de perdre une partie de son électorat s’il lâche sur le dossier IVG.
C’est l’augmentation du délai légal qui semble surtout poser question. Que répondez-vous aux détracteurs ?
Le comité d’expert·es plaide pour l’allongement du délai légal à 18 semaines. Les femmes qui dépassent le délai ne le font pas parce qu’elles hésitent, ou par négligence. Un tas de situations (déni de grossesse, coercition reproductive, violences conjugales, erreurs de diagnostic, etc.) justifient un allongement du délai. Il y a une idée répandue selon laquelle si le délai augmente, les avortements vont augmenter. Nous alertons plutôt sur le fait que plus on va être restrictif, plus on va augmenter le nombre d’IVG dangereux. Des femmes peuvent se permettre de passer la frontière pour avorter. D’autres pas. Les avortements non sécurisés entrainent le décès de 39.000 femmes par an et l’hospitalisation de millions de femmes, selon l’OMS.
La France vient d’inscrire dans la Constitution la « liberté garantie d’avorter ». Qu’en pensez-vous ?
L’inscription dans la Constitution est symbolique. C’est une très bonne chose mais on ne doit pas oublier que quelques mois avant, Emmanuel Macron parlait de « réarmement démographique », un discours nataliste qui présente un risque élevé d’instrumentalisation du corps des femmes. Il faut aussi rappeler la distinction entre droit réel et droit formel. On ne pourra pas interdire l’avortement, mais qu’en sera-t-il de la sensibilisation ? Comment s’assurer d’un nombre suffisant de médecins mais aussi du financement suffisant pour que l’accès à l’ IVG et le respect du droit à l’IVG puissent être garantis ?
Quels sont justement aujourd’hui les obstacles à l’accès réel à l’IVG ?
Aujourd’hui en Belgique, 80 % des IVG se pratiquent dans des plannings familiaux, qu’on peut qualifier rapidement d’espaces « militants ». J’entends par là que ce sont des espaces qui doivent compter sur un certain engagement des professionnel ·les qui y exercent. En outre, ils sont soumis aux variables de financement public.
L’autre grand problème est qu’on ne forme pas les médecins à la pratique de l’IVG. L’ULB le mentionne mais l’avortement est absent des programmes dans d’autres universités. Les futur·es médecins doivent donc suivre des formations après leurs études. C’est aussi pour cela qu’on demande de pouvoir étendre la pratique aux sages-femmes. Enfin, un dernier obstacle réside dans la stigmatisation des femmes qui recourent à l’avortement, qu’il nous faut absolument déconstruire. Cela peut arriver à tout le monde.
L’IVG est un baromètre de la sécularisation des États, selon Marta Lempart, figure polonaise de la lutte pour le droit à l’avortement [voir encadré] . Partagez-vous cet avis ?
Les visions conservatrices dans ce débat sont liées aux religions, certes, mais il n’y a pas que ça. Au sein des partis d’extrême droite, on retrouve aussi un conservatisme et une vision familialiste, bien qu’ils n’aient pas toujours un lien avec la religion. En revanche, ce qu’on remarque, systématiquement, c’est que les partis d’extrême droite touchent très rapidement au droit à l’IVG quand ils arrivent au pouvoir. Par exemple, en Italie, la Première ministre Giorgia Meloni (qui dirige la coalition d’extrême droite arrivée au pouvoir en octobre 2022) met des freins à l’accès à l’IVG, soutient les familles nombreuses ou encore propose des primes aux femmes qui gardent leurs enfants. En Pologne aussi, on a vu comment le parti national conservateur, le PiS, au pouvoir pendant huit ans, a rendu encore plus restrictif l’IVG. Elle n’est autorisée que dans deux cas : si la grossesse présente un risque pour la vie de la femme ou si elle est issue d’un viol ou d’un inceste.
Fratelli d’Italia, le parti de Giorgia Meloni, a récemment fait passer un amendement, qui autorise les militant·es anti-avortement à accéder aux « centres de consultation familiale » (sorte de plannings familiaux). Il a été rajouté au texte du plan de relance NextGenerationEU, pour assurer son adoption. Comment cela a-t-il été possible ?
Le recours à un cavalier législatif 1 sur un tel sujet est profondément anti-démocratique : lié à un texte d’une importance fondamentale avec lequel il n’a aucun rapport, l’amendement a été adopté subrepticement et sans débat. Cela témoigne des méthodes de l’extrême droite pour remettre en cause les droits des femmes, sans reconnaitre ouvertement leurs intentions. En effet, l’amendement a été proposé par un député de Fratelli d’Italia, le parti de la Première ministre Giorgia Meloni. En outre, autoriser l’accès aux centres de conseils ou aux cliniques à des groupes anti-choix est en soi une violation du droit à l’IVG, qui doit être un choix libre, éclairé et sans pressions. En Italie, 80 % des personnes sont en faveur de l’accès à l’IVG dans tous ou la plupart des cas, selon un sondage récent.
On redoute une forte montée de l’extrême droite au niveau européen. Quels sont les leviers et les résistances possibles à l’échelle européenne pour garantir ce droit ?
Il y en a peu. L’IVG est laissée à l’appréciation des États. Les directives européennes ne mentionnent pas l’IVG. La Convention d’Istanbul [ratifiée par la Belgique] évoque l’avortement forcé mais pas le non-accès. En avril dernier, les député·es ont adopté une résolution appelant à inclure le droit à l’avortement dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (portée par les groupes Renew Europe – centristes et libéraux – les Socialistes et Démocrates (S&D), The Left - gauche radicale – et les Verts, NDLR). Non contraignante, l’initiative a peu de chances d’aboutir.
Que pensez-vous de l’intiative européenne MyVoice My Choice [voir encadré] ?
C’est une initiative indispensable et intéressante qui va dans le sens de considérer l’accès à l’IVG comme une question de santé publique. Mais cette initiative éclaire aussi les manquements de l’État. C’est toujours problématique de constater que ce sont des initiatives citoyennes, des associations, etc., qui se battent pour ce droit. Il est temps que l’État prenne ses responsabilités. On ne demande pas aux représentant·es politiques de faire un choix, on leur demande de laisser aux femmes la liberté de choisir. #
Propos recueillis par Manon LEGRAND
« My Voice, My Choice », pour un avortement sûr et accessible en Europe
Plus de 100.000 Européen·nes ont déjà signé l’initiative citoyenne « My Voice, My Choice » (« Ma Voix, Mon Choix »), lancée le 6 mars 2024 par des organisations de femmes de plusieurs pays d’Europe (Espagne, France, Finlande, Pologne et Slovénie). Celle-ci vise à garantir un avortement sûr et accessible aux femmes « où qu’elles vivent dans l’Union et quelles que soient les conditions dans lesquelles elles se trouvent ».
« 20 millions de femmes ont un accès limité à l’IVG en Europe. En Pologne, qui dispose d’une loi sur l’avortement les plus restrictives d’Europe, des femmes enceintes meurent par refus de médecins de pratiquer des avortements », dénonce Marta Lempart, coordinatrice nationale de cette campagne en Pologne.
L’IVG est aussi interdit ou menacé dans d’autres pays de l’UE comme l’Italie, Malte ou encore la Croatie. La santé étant une politique nationale, le mouvement en appelle à une solidarité européenne. « Si les États ne payent pas pour ce droit, c’est à l’Union de le faire via un fonds européen », défend l’activiste polonaise. Un million de voix est nécessaire pour que l’initiative soit prise en compte par la Commission. « My Voice, My Choice » vise aussi à faire parler de l’enjeu de l’IVG à quelques semaines d’un scrutin européen menacé par une montée des partis conservateurs et d’extrême droite.