Dans son ouvrage De gré ou de force. Comment l’État expulse les pauvres (La Découverte, janvier 2023), le sociologue français Camille François remonte la chaine de l’expulsion, de l’endettement à la perte du logement, au plus près des acteurs, locataires, mais aussi agents de recouvrement, juges et policiers. Cette enquête permet de faire comprendre les mécanismes à l’oeuvre dans les expulsions, phénomène en hausse et encore trop peu visible et documenté1.
Les expulsions, en augmentation en France, sont toujours considérées par l’État comme « un mal nécessaire du secteur du logement » alors que leur cout social est immense2. Pour comprendre les mécanismes à l’oeuvre dans les expulsions, Camille François a mené une enquête sociologique de trois ans mêlant archives, données ethnographiques et statistiques qui l’a conduit sur plusieurs terrains en banlieue parisienne et au plus près des acteurs des expulsions.
D’abord dans les locaux du service de recouvrement d’un grand bailleur social. C’est là que les locataires ont rendez-vous avec les « chargés de recouvrement » qui essayent que les locataires remboursent leurs dettes et qui ont aussi le pouvoir de les assigner au tribunal.
Arbitrages d’infortune
Sachant que la majorité des expulsions relèvent d’arriérés de loyer3, Camille François essaye de comprendre pourquoi les locataires ne payent plus leur loyer. À rebours d’une vision pa/maternaliste du « pauvre incompétent » en matière de gestion d’argent – préjugé qu’il a pu observer auprès des travailleur·ses sociaux·ales sur son terrain d’enquête – il met en lumière « les arbitrages d’infortune » mis sous silence par la vision « misérabiliste de la pauvreté ». « C’est que la pénurie d’argent impose aux familles des situations d’arbitrage : des arbitrages d’infortune, certes, mais qui obligent toujours les locataires à renoncer à certains postes de dépenses plutôt qu’à d’autres, à privilégier certains types de dettes à d’autres », écrit-il (p.23).
« C’est que la pénurie d’argent impose aux familles des situations d’arbitrage : des arbitrages d’infortune, certes, mais qui obligent toujours les locataires à renoncer à certains postes de dépenses plutôt qu’à d’autres, à privilégier certains types de dettes à d’autres »
Loin d’être le fruit d’une irrationalité ou d’une incompétence, ce choix s’explique par le fait que « les dettes de loyer permettent en fait une marge de manoeuvre financière adaptée aux budgets des familles pauvres. Il s’agit d’une dette gratuite à court terme. Aussi, cette dette-là ne nécessite pas d’autorisation du créancier, ce qui lui confère un cout moral plus faible ». L’auteur explique aussi que 9 fois sur 10, les locataires ont des arriérés qu’ils remboursent : « Il s’agit donc d’un endettement chronique, mais transitoire, qui survient à des moments ponctuels en général à la fin de l’été et de l’hiver.»
Mise à distance sociale
Dans ce bureau de recouvrement, Camille François a pu aussi étudier les trajectoires des agentes de recouvrement, des femmes en majorité. Ces petites mains de l’État, au métier peu valorisé, « manipulent la distance sociale avec leur public, en jouant tantôt de leur différence, tantôt de leur proximité de classe ou de genre avec les locataires afin de faciliter l’obéissance des familles » (p.68). Cette mise à distance se déploie aussi sur le terrain ethnoracial. «Les locataires sont très souvent ramenés à leur origine géographique, à leur apparence physique ou à leur “culture” supposée, qui expliqueraient leur inaptitude à payer leur loyer, à contrôler leur fécondité, ou à occuper décemment leurs logements », relate le sociologue (p.132).
Avec quelles conséquences sur les décisions d’expulsions ? Si l’autorisation du concours de la force publique est davantage observé pour ces personnes dès le premier examen de dossier, cela s’explique par des caractéristiques telles que le montant de leur loyer ou le parc locatif où elles résident. « Les stéréotypes ethnoraciaux ne conduisent donc pas, mécaniquement, à des discriminations ethnoraciales. Et, inversement, ces discriminations n’ont pas besoin de s’accompagner de préjugés ou d’intentions explicitement racistes pour s’exercer, comme nous l’apprennent les enquêtes portant sur le “racisme institutionnel” et la “discrimination indirecte”. » (p.136) Mais si l’effet des préjugés n’est pas clair sur les expulsions, cette stigmatisation sociale et raciale des locataires, sur le plan symbolique, « contribue à quelque chose de fondamental, à savoir la diminution de la charge morale du travail d’expulsion, qui est au principe de l’investissement méthodique des agentes préfectorales dans la tâche qui leur est confiée ».
Des jugements différenciés
Un locataire qui n’a pas payé son loyer à son propriétaire peut se voir convoqué, sur demande du propriétaire, au tribunal d’instance, là où sont jugées les affaires d’expulsion pour dettes. Les juges doivent y décider soit d’accorder aux locataires (plusieurs milliers chaque année) un délai de paiement ou ordonner l’expulsion avec l’intervention des forces de police, si le locataire ne libère pas « volontairement » le logement.
La présence ou l’absence du locataire à l’audience pourra influencer la décision du juge d’ordonner l’expulsion ou d’accorder un délai des paiements
Là aussi, le terrain est propice aux préjugés. Camille François partage plusieurs observations : les durées des audiences varient entre 5 et 30 minutes, avec une durée un peu plus longue en présence d’un avocat4 ; 60 % des locataires ne se rendent pas au tribunal. En effet, se présenter devant le juge est un acte couteux, sur le plan matériel comme symbolique, qui nécessite du temps et des ressources, dont tous les locataires ne disposent pas.
Il ressort des décisions que certaines familles sont plus expulsées que d’autres, comme les résidents de foyers de travailleurs migrants, « exclus du droit commun, qui ont treize fois plus de risques d’être mis à la rue ». « Les différences de traitement judiciaire des locataires ne se résument pas à leurs inégalités de capacités financières », souligne Camille François qui s’est penché sur l’« effet juge » : « Ces différences de style et de décisions judiciaires ont, en grande partie, à voir avec la trajectoire et les caractéristiques sociales des juges. Les juges n’ont par exemple pas le même seuil critique d’endettement5. »
Aussi, la présence ou l’absence du locataire à l’audience pourra influencer la décision du juge d’ordonner l’expulsion ou d’accorder un délai des paiements6. Les juges – comme les agents de recouvrement – ont aussi une perception du « bon » ou du « mauvais » locataire ». Est considéré comme « bon » locataire celui qui « fait preuve de déférence à l’égard du code judiciaire », explique le sociologue.
Une violence légitime moins visible
Tout au long de cette chaine d’expulsion opère aussi une légitimation de l’usage de la violence par l’État. Mais cette violence est « plus discrète », plus diluée et moins frontale que celle, par exemple, de la gestion policière des manifestations sur la voie publique. Ce qui explique pourquoi « le travail d’expulsion présente, aux yeux des petites mains qui le mettent en oeuvre, toutes les caractéristiques d’une “violence confortable” ».
En conclusion, l’État devrait aussi participer à « remettre le capital immobilier à la place qui devrait lui revenir dans une société soucieuse de limiter les inégalités et la pauvreté » plaide Camille François. Considérant que « les loyers impayés le sont aussi parce qu’ils sont impayables »7, réduire le nombre d’expulsions doit passer par « une action politique sur le cycle du capital immobilier, c’est à dire sur l’offre et les mécanismes de formation des prix des logements ». D’où la nécessité de mettre en place des mesures comme l’encadrement des loyers.
L’auteur propose aussi parmi plusieurs recommandations la fixation d’un taux légal de rendement locatif sur le marché privé, c’est-à-dire la fixation d’un seuil de profitabilité du placement immobilier pour chaque propriétaire bailleur privé.
Parmi les pistes figurent égaement le renforcement de l’accompagnement social, des modifications des règles de la procédure judiciaire afin de permettre une meilleure information juridique et donc une meilleure défense des locataires, l’introduction d’une clause de « soupçon d’indécence du logement » qui permettrait d’inverser la charge de la preuve et contraindrait que le propriétaire prouve le respect de ses obligations en termes de salubrité du logement.
Cet ouvrage permet de combler un déficit de connaissance sur cet enjeu au coeur des dynamiques de pauvreté et d’inégalités, de le politiser alors qu’il reste encore vécu comme une honte. Il permet aussi, comme l’a ambitionné l’auteur, de « redonner de la chair et des os » à une procédure invisible, entourée d’un voile d’indifférence alors qu’elle fait basculer des vies dans une pauvreté profonde et durable. #
1. Cet article est le compte-rendu d’une conférence de Camille François organisée le 8 février par le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté et le Rassemblement wallon pour le droit à l’habitat (RWDH). Il est aussi nourri d’extraits de l’ouvrage de Camille François ainsi que de son interview dans l’émission La Brique et le Pavé des 21 mars et 18 avril 2024 sur Radio Panik.
2. La fondation Abbé Pierre a montré qu’un à trois ans après une expulsion, un ménage sur trois n’a toujours pas retrouvé de logement et vit encore dans une forme d’habitat précaire ou temporaire (chez un tiers, à l’hôtel, en mobile home, en camping, en squat...) ou à la rue.
3. En Belgique aussi, 7 jugements sur 10 ont pour motif un arriéré de loyer selon le RWDH. Lire Agir face aux expulsions de logement en Wallonie. Petit guide pour locataires menacé·es d’expulsion et pour les personnes qui les soutiennent, Rassemblement wallon pour le droit à l’habitat, septembre 2023, p.14. À Bruxelles, dans plus de 8 cas sur 10, les jugements d’expulsion prononcés en Justice de Paix sont motivés par des arriérés de loyer, dont le montant médian s’élève à 2.900 €. Lire P. GODART, E. SWYNGEDOUW, M. VAN CRIEKINGEN ET B. VAN HEUR, « Les expulsions de logement à Bruxelles : combien, qui et où ? », Brussels Studies, n° 176, 2023.
4. 80 % des propriétaires bailleurs ont un avocat contre 5 % des locataires.
5. « C’est‐à‐dire un montant rédhibitoire au‐delà duquel l’expulsion des locataires leur parait inévitable. (...) Ces seuils critiques d’endettement constituent un critère informel de la décision judiciaire, qui n’est pas inscrit dans le droit. » (p. 100)
6. « Dans l’échantillon des affaires d’expulsion pour dette, deux tiers des locataires qui ne s’étaient pas rendus à l’audience ont été expulsés par le juge (65 %), contre seulement un quart de ceux qui s’étaient présentés à la barre (24 %). » (p.81)
7. Rejoignant là les conclusions Pernelle Godart et al., op. cit. "A Bruxelles, le ressort structurel des expulsions de logement est moins des loyers impayés que des loyers impayables pour une part croissante des Bruxellois·es."