Banner Had 2023 169Face à l’apparente incapacité des pouvoirs publics à offrir des réponses concrètes et adéquates en matière d’accès à des logements abordables, des citoyen·nes s’organisent. Par leurs actions, ils et elles défendent un accès à la ville pour toutes et tous et remettent en question la légitimité de l’« ordre propriétaire ». Comment pérenniser ces initiatives et offrir un horizon réaliste aux revendications du droit à la ville ?

Par Maxime ZAÏT, chercheur en droit à la VUB, co-fondateur de l’ASBL Communa

 

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 Avec le triomphe idéologique du néolibéralisme, la remise en question des politiques interventionnistes de la puissance publique n’a épargné ni les politiques urbaines ni le secteur du logement. Transformé en produit financier, le foncier voit son prix exploser, entrainant son lot de conséquences négatives sur l’accès à la ville. À cela s’ajoutent les vagues de touristification, traduites par la montée en puissance des plateformes type Airbnb, couplées à l’émergence des coliving, amplifiant les effets néfastes sur l’abordabilité des villes. En conséquence, le prix des loyers flambe tandis que la production de logements sociaux stagne et que le nombre de personnes sans abri croît dangereusement...

Au-delà de la problématique centrale de l’accessibilité au logement et de la menace qui pèse sur les classes populaires d’être évincées de leurs quartiers pour être remplacées par des catégories sociales plus nanties, une ville moins abordable, cela signifie aussi des jeunes dans l’impossibilité de lancer des projets, une baisse de convivialité et moins d’espaces de création, de liberté, d’expérimentation...

Des réponses collectives d’en bas et en marge

Au vu de l’apparente incapacité des pouvoirs publics à offrir des réponses concrètes et adéquates en matière de logements abordables et d’accès à la ville pour toutes et tous, des citoyen·nes s’organisent. Se saisissant de ces enjeux, ils et elles font entendre leurs revendications, mobilisant parfois les leviers de l’action directe.

Dans toute l’Europe, des logements vides sont squattés par des collectifs militants dans le but de visibiliser le paradoxe de l’inabordabilité du logement alors même que des bâtiments demeurent vacants dans des cœurs de villes devenus impayables. Par exemple à Barcelone, particulièrement touchée par la crise des subprimes, un collectif de citoyen·nes a monté la «Plateforme des Personnes affectées par les Hypothèques» («PAH» Plataforma de Afectados por la Hipoteca) et a organisé le blocage de plusieurs milliers d’expulsions immobilières. À Bruxelles, des activistes ont porté une vaste campagne de «réquisitions solidaires» de bâtiments publics vides, organisées en plein jour et de manière festive. Bien qu’illégales, ces réquisitions se présentent comme justes et nécessaires, poursuivant un objectif double: dénoncer l’inaction des institutions face à la vacance immobilière tout en hébergeant des personnes en situation de mal-logement.

Ces actions de désobéissance civile critiquent les fondements du néolibéralisme et remettent en question la légitimité même de l’«ordre propriétaire». De la sorte, elles interpellent sur les conséquences parfois inhumaines du caractère supposément inviolable et absolu du droit de propriété, qui justifierait par exemple d’expulser des locataires alors que des logements restent inoccupés. En parallèle à ces modes d’action qui s’en prennent à la clé de voute de l’«ordre propriétaire», d’autres approches d’apparences moins conflictuelles ont émergé visant la réappropriation de l’espace urbain.

On constate par exemple la prolifération des «occupations temporaires» qui permettent l’utilisation (pendant quelques mois ou quelques années) de bâtiments vides, en accord cette fois avec les propriétaires, afin de leur donner une utilité sociale. Dans de grandes villes comme Paris, Riga, Berlin, Bruxelles, ou Naples, des immeubles autrefois délaissés ou en attente de rénovation sont récupérés par des collectifs qui les gèrent en commun. Ces espaces, atypiques et temporairement «hors marché», permettent l’éclosion d’espaces d’hébergement, d’accueil et d’hospitalité pour des publics précarisés ainsi que le développement de lieux mêlant les usages artistiques, créatifs, culturels… Ces approches apportent indéniablement un morceau de réponse à la problématique urgente de l’hébergement et de la pénurie d’espaces abordables pour les initiatives locales et artistiques en ville.

Il n’en reste pas moins que les squats, les réquisitions citoyennes et les occupations temporaires conventionnées ne sont par essence que… temporaires! La plupart n’existant que dans les marges et contraintes de se contenter des miettes, on voit mal comment ces alternatives éphémères parviendraient à endiguer structurellement le phénomène d’augmentation des prix du foncier sur le temps long.

Stratégies d’action pour un droit à la ville

Alors, quelles stratégies pourraient être mobilisées pour remettre en question la marchandisation de l’environnement urbain et offrir un horizon réaliste aux revendications du droit à la ville?

Tordre le droit de propriété

Dans l’idée de sortir du «temporaire» et d’inscrire dans la durée ces projets alternatifs au modèle dominant, une série d’initiatives ont vu le jour. Elles ont comme dénominateur commun de «bricoler» à partir du droit existant afin de faire émerger des formes de «droits d’usage» permettant une gestion collective et non-lucrative des ressources et des espaces urbains. En quelque sorte, ces modèles s’attèlent à «tordre» le droit de propriété pour lui arracher son caractère absolu, revitaliser le principe des communs, afin de garantir une ville qui soit accessible à tous·tes, pour toujours.

Sortir les biens du marché

Les initiatives favorisant la «non-propriété» ne manquent pas, à l’instar du Mietshäuser Syndikat. Fondé par de jeunes Allemands issus de la mouvance squat, ce modèle part du principe que beaucoup de projets collectifs, aussi radicaux soient-ils, courent le risque de se déliter sur le long terme. À la recherche d’un modèle permettant de pérenniser des habitats auto-gérés tout en déjouant les logiques de la propriété privée, les activistes ont «hacké» le droit des sociétés afin de sortir les biens du marché. Leur ingénieuse méthode repose sur une imbrication d’associations et de sociétés anonymes rassemblées au sein d’un réseau qui a pour but d’offrir à chaque habitat une autonomie tout en garantissant que toute revente des immeubles soit devenue impossible.

Concrètement, les occupant·es constituent une association «habitante», qui va devenir membre d’une seconde structure «propriétaire». Le Mietshäuser Syndikat est le deuxième (et unique autre) membre de cette structure propriétaire qui acquiert la propriété de l’immeuble. Si les occupant·es des lieux ne détiennent personnellement aucun titre de propriété et ne sont qu’usager·ères de la structure propriétaire, ils s’occupent de prendre toutes les décisions relatives à la vie dans leur immeuble. Le Mietshäuser Syndikat n’agit finalement qu’en tant qu’«organe de contrôle» et n’intervient qu’en dernier ressort pour empêcher une potentielle revente, prévenant ainsi toute spéculation.

Le Mietshäuser Syndikat, avec son approche unique, sert aujourd’hui d’épine dorsale à un important réseau de lieux en Allemagne, composé de plus de 160 immeubles. Des structures similaires s’en sont inspirées et existent désormais ailleurs, comme Vrijcoop aux Pays-Bas ou le CLIP en France.

Séparer la propriété de la brique de celle du sol

Dans le même registre, les «Community Land Trust» (CLT) semblent particulièrement dignes d’intérêt. Importé des USA, le modèle du CLT permet de séparer la propriété de la brique de celle du sol. De cette manière, un logement (ou tout autre bien) peut être habité, transmis et même vendu, mais la maitrise du sol demeure pour toujours entre les mains d’un «Trust». Celui-ci joue en quelque sorte le rôle de «propriétaire bienveillant», dans le but de garantir la dimension antispéculative et l’usage du bien à un prix raisonnable à travers le temps.

Transposé dans la capitale belge, le «Community Land Trust de Bruxelles» agit en tant qu’acteur non marchand et bénéficie de subventions régionales afin d’acquérir des terrains. Il bâtit ou rénove alors des immeubles, avant de concéder des droits de superficie à des ménages à bas revenus, conférant à ceux-ci un droit de propriété sur leurs logements pour une durée de 99 ans. Grâce à ce démembrement de la propriété, le sol est soustrait de manière définitive à toute appropriation marchande. Ainsi sanctuarisé, le terrain appartient au CLTB qui a l’interdiction de l’aliéner et est chargé de le gérer dans une optique non lucrative et dans le sens de l’intérêt général. De leur côté, les ménages sont «propriétaires d’usage» dans le sens où s’ils peuvent habiter et transmettre leur logement, la revente est quant à elle grevée de clauses anti-spéculatives.

Dit simplement, le CLTB permet aux habitant·es à faibles revenus de devenir propriétaires de leurs logements (mais pas du terrain) et ce, à moindre cout. En contrepartie, ceux-ci ne peuvent faire qu’une plus-value très limitée sur la revente de leur habitat. Ainsi, en restant propriétaire du terrain, le CLTB s’assure que les logements demeurent abordables pour toujours, génération après génération. À Bruxelles, plus d’une centaine de ménages habite déjà dans des logements du CLTB qui vise à loger plus de 1.000 personnes d’ici 2030.

Coopérer

Enfin, autre forme d’initiative prenant le contre-pied de la conception classique de la propriété: la coopérative d’habitant·es. Celle-ci permet d’accéder à l’habitat en n’étant ni complètement propriétaire, ni uniquement locataire, à des prix inférieurs à ceux du marché. Le développement de ces projets coopératifs a pour objectif de garantir l’accès à un logement décent et abordable, de maintenir la propriété publique de la terre qui est mise à disposition des coopératives (via un droit de superficie ou d’emphytéose), d’empêcher la spéculation immobilière et d’offrir plus de stabilité dans le temps aux habitant·es. Par ailleurs, la gestion commune des biens fait partie du projet, permettant mutualisation d’espaces et de services (chambres d’ami·es, salles communes, buanderie, potager…)

Les habitant·es investissent une «part d’entrée» et paient une «redevance mensuelle» pour l’utilisation de leur logement.

Lorsqu’un·e habitant·e souhaite quitter son logement, il·elle revend sa part à la coopérative, pour son prix initial, rendant ainsi l’accès au logement peu couteux pour les suivants. Ce statut particulier de l’habitant·e, tout à la fois locataire de son logement et propriétaire de la société qui détient son habitat font du système coopératif un modèle original, présenté parfois comme une «troisième voie» dans le secteur du logement.

Quel rôle pour les pouvoirs publics?

Dans le sillage de ce qui a été dessiné par la société civile luttant contre les expulsions et l’augmentation continue des loyers, le gouvernement de Barcelone soutient désormais les coopératives d’habitations dans leur développement. Via un programme de mise à disposition de terrains municipaux et en réservant l’accès à ceux-ci à des coopératives, près de 1.000 projets de logements ont déjà été initiés en moins d’une décennie.

Le canton de Genève, dont le parc total de logements est déjà composé de 5% de coopératives, s’est quant à lui fixé l’objectif de passer la barre des 10% d’ici 2035. À cette fin, des zones entières sont mises à disposition des coopératives d’habitant·es afin d’être développées et une vaste palette d’outils d’accès aux financements et aux crédits a été instituée, comprenant un système de garanties bancaires et de prêts à taux avantageux. Les pouvoirs locaux s’inspirent en réalité de leurs voisins germanophones zurichois qui appliquent cette approche depuis près d’un siècle et dont le parc de logements détenus par des coopératives avoisine déjà les 40.000 logements coopératifs… soit près de 30% du total des logements de la ville!

On pourrait également citer le cas de Munich, dont le gouvernement favorise depuis peu l’accès au foncier pour des coopératives tout en fixant des limites au rendement immobilier. Ou encore l’exemple d’Amsterdam, qui s’est récemment engagé dans un ambitieux programme pour atteindre progressivement l’objectif de transformer 10% du parc de logements en coopérative d’ici deux décennies.

Dans ce tour d’horizon des bonnes pratiques, difficile de ne pas citer le cas de Vienne. Championne incontestée du logement social, 60% de sa population habite un appartement appartenant à la municipalité ou à une structure sans but lucratif. La spécificité de «Vienne la Rouge» n’est pas tant d’avoir construit un important parc de logements publics et coopératifs que de l’avoir conservé, maintenu et fait croitre sans interruption à travers les décennies, résistant ainsi à la tentation de la privatisation qui a frappé tant d’autres villes.

Que ce soit dans des contextes historiquement ancrés comme ceux de Vienne et de Zurich ou dans des situations plus récentes comme à Barcelone, Genève, Munich ou Amsterdam, les pouvoirs publics assument leur rôle de soutien au secteur des communs dans le but de le «muscler». À l’échelle de la Région bruxelloise, il est évident qu’une évolution du cadre normatif et institutionnel doit être réalisée, afin de soutenir et généraliser les outils de portage foncier alternatifs au modèle propriétaire et ainsi donner droit à la revendication légitime de vivre dans une ville abordable. Alors, à quand un «Housing Deal» en soutien aux coopératives d’habitant·es en Région bruxelloise? #

Le Gavroche

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